Bookchin et l’écologie de la révolution
Pierre Sauvêtre
Résumé
Français
L’article développe deux arguments principaux. Le premier développe les quatre points sur lesquels Murray Bookchin enrichit la tradition socialiste révolutionnaire : par l’intégration de l’écologie, la prise en compte du problème de la hiérarchie, une relecture de l’histoire des révolutions et le projet communaliste comme une manière de dépasser conjointement le marxisme et l’anarchisme. Le second explicite que l’œuvre de Bookchin consiste en deux enquêtes indissociables l’une de l’autre, sur les causes de la crise écologique d’une part et sur la politique d’émancipation capable de surmonter cette crise d’autre part. Le communalisme de Bookchin est finalement un éco-communalisme qui permet de réinscrire l’évolution des sociétés dans l’évolution de la nature à laquelle elles appartiennent.
Plan
- Bookchin et l’écologie de la révolution
- Résumé
- Plan
- Texte intégral
- Abondance, liberté et écologie
- Écologisation de la société et Commune de communes
- Sociétés organiques, dissolution des hiérarchies et société écologique
- L’écologie sociale de la citification
- Le communalisme au-delà du marxisme et de l’anarchisme
- Conclusion
- Bibliographie
- Notes
- Pour citer cet article
- Référence électronique
- Auteur
- Pierre Sauvêtre
- Articles du même auteur
Texte intégral
Le monde francophone est en train de rattraper son retard dans la traduction de l’œuvre de Murray Bookchin (1921-2006), le théoricien de « l’écologie sociale » et du « communalisme »1. La multiplication des publications de et autour de Bookchin s’explique notamment par l’intérêt pour la révolution kurde du Rojava2 qui a été inspirée par la pensée du leader historique du PKK et de la libération kurde, Abdullah Öcalan, lequel a lui-même théorisé le « confédéralisme démocratique »3 à partir des thèses de Bookchin sur le « municipalisme libertaire ». Mais la pensée politique de Bookchin a alimenté aussi dans la foulée des mouvements des places, avec leurs assemblées populaires et leur démocratie directe, un renouveau « municipaliste » aux tendances internationalistes qui a remporté ses plus importants succès électoraux dans plusieurs grandes villes espagnoles en 20154. En France, une partie du mouvement des Gilets jaunes s’est saisi de la référence à Bookchin pour organiser des rencontres intitulées « la Commune des communes », une formule chère au théoricien américain5, en vue de fédérer les initiatives communalistes en contrepoint des élections municipales de 20206. Enfin, l’acuité de la crise climatique invite aussi à investir les précurseurs de l’écologie, dont Bookchin fait partie7.
- 8 Sur ce mouvement, cf. Van Der Linden Marcel, « The Prehistory of Post-Scarcity Anarchism. Josef Web (…)
- 9 Herber Lewis (pseudonyme de Murray Bookchin), « The Problem of Chemical in Food », Contemporary Iss (…)
- 10 Carson Rachel, Un printemps silencieux, Marseille, Wildproject, 2019 [1962].
- 11 Herber Lewis, Crisis in Our Cities, Engelwood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1965.
- 12 Rejetant toute coalition gouvernementale avec les partis traditionnels, en particulier le SPD, les (…)
- 13 Sur la vie de Bookchin, voir Gerber Vincent, Murray Bookchin et l’écologie sociale, op. cit. ; Rome (…)
2 La trajectoire de Bookchin tranche radicalement avec celle de l’immense majorité des auteurs qui font d’ordinaire la vie intellectuelle. Né à New York en 1921 de parents immigrés russes juifs, il entra dès le début des années 1930 dans le Mouvement de la Jeunesse communiste américaine, fut désillusionné par Staline dès 1935 mais quitta définitivement le communisme orthodoxe après le pacte germano-soviétique d’août 1939. Il rejoignit alors les trotskistes et, une fois son lycée terminé, se mit à travailler dans une fonderie du New Jersey où il s’engagea dans le mouvement ouvrier et syndicaliste. Après la guerre, il devint très actif dans le syndicat UAW (Union Auto Workers), mais en constatant l’attitude réformiste des ouvriers pendant la grande grève de la General Motors en 1948, il finit par rejeter les idées d’hégémonie du prolétariat, d’avant-garde de la classe ouvrière et rompit avec le trotskisme. Dans les années 1950, il se lia à un groupe de marxistes dissidents allemands dont la figure tutélaire était Josef Weber, le Mouvement pour la Démocratie de Fond (Movement for a Democracy of Content)8, qui gravitait autour de la revue Dinge der Zeit et sa version américaine Contemporary Issues. C’est dans cette revue qu’il publia en 1952 un article sur « Le problème des produits chimiques dans les aliments »9, un sujet inédit pour l’époque, et il poursuivit dans les années 1950 et le début des années 1960 ses enquêtes sur les dangers environnementaux (la pollution, la concentration urbaine, l’agriculture chimique) pour la santé humaine, qui débouchèrent sur deux livres, Notre environnement synthétique en 1962 – qui parut quelques mois avant le best-seller de Rachel Carson sur le même sujet, Un Printemps Silencieux10 – et Crisis in Our Cities en 196511. Il entreprit ensuite un travail plus théorique qui fonda l’originalité de sa perspective : celle de l’intégration de la question écologique à la tradition socialiste révolutionnaire. Ses réflexions animèrent les débats au sein de la Nouvelle Gauche et des mouvements contre-culturels des années 1960 aux Etats-Unis auxquels il participa. À la fin de la décennie, cet autodidacte diplômé du secondaire commença à enseigner à l’Université Alternative de New-York puis il fonda avec Dan Chodorkoff en 1974 l’Institut pour l’écologie sociale à Plainfield dans le Vermont et obtint la même année un poste de professeur à plein temps au Ramapo College du New Jersey jusqu’à sa retraite en 1983. Dans les années 1970, il fut très actif dans le mouvement anti-nucléaire et, dans les années 1980, il contribua à l’émergence du mouvement écologique, non seulement aux Etats-Unis mais aussi en Allemagne où il inspira les Verts et en particulier la tendance des « Fundis »12, avant d’avoir à la fin de la décennie de vifs débats au sein du mouvement écologique avec différentes tendances, d’une part l’écologie profonde (Deep Ecology) à laquelle il reprochait de prioriser la nature non humaine sur les êtres humains, et d’autre part les tendances étatistes et, selon son propre terme, « environnementalistes », des Verts américains, à qui il reprochait de ne pas s’attaquer à la racine sociale des problèmes écologiques. Bookchin cessa d’être actif politiquement à partir du début des années 1990 pour se consacrer à l’écriture, et fut très prolifique jusqu’en 2002 avant de mourir affaibli par la maladie en 200613.
3 Il est possible de regrouper les ouvrages de Bookchin en quatre ensemble thématiques : un premier ensemble consacré à la question écologique sous l’angle de « l’écologie sociale », un second à l’histoire des cités et à la crise urbaine, un troisième à l’histoire des révolutions démocratiques modernes, et un quatrième à la théorie du communalisme comme voie pour une nouvelle gauche et au renouvellement critique qu’il représente au sein de la tradition socialiste, en particulier vis-à-vis du marxisme et de l’anarchisme. Cet article aborde dans ses parties ces différentes thématiques, mais, au-delà de la présentation de la pensée de Bookchin, cherche à travailler deux arguments généraux :
4- Le premier développe la manière dont Bookchin enrichit de manière critique la tradition de pensée révolutionnaire sur quatre points : 1) d’abord en intégrant pleinement l’écologie à la tradition socialiste révolutionnaire ; 2) ensuite en montrant que les sociétés de classes trouvent leurs conditions dans les sociétés hiérarchiques, il fait de la dissolution de toutes les formes de domination l’objectif d’une politique socialiste, en évitant les risque de l’occultation de certaines formes de domination d’une part, et son corollaire de la concurrence entre des luttes spécifiques dont la gauche de l’après 68 n’est toujours pas parvenu à sortir ; 3) en renouvelant profondément la lecture de l’histoire des révolutions autour du municipalisme révolutionnaire, de la citoyenneté et de l’horizon populaire d’une confédération démocratique des communes contre l’État-nation ; 4) en explicitant comment le communalisme permet de dépasser les traditions les plus importantes de la tradition socialiste révolutionnaire que sont le marxisme et l’anarchisme.
5- Le second argument général porte lui sur la problématisation qui est au cœur de la pensée de Bookchin et qui concerne la relation entre l’« écologie sociale » et le « communalisme ». Il apparaît en effet que cette pensée est toujours envisagée soit du point de vue de l’écologie sociale et de la dialectique des rapports entre la nature et la société, soit du point de vue du « communalisme » et de l’histoire révolutionnaire des communes. Janet Biehl, par exemple, a donné à son livre sur Le municipalisme libertaire le sous-titre « la politique de l’écologie sociale », mais le lien entre les deux n’est pas explicité. On présuppose que si Bookchin a défendu le municipalisme libertaire et le communalisme, ce ne peut être que parce que cette politique correspond à son approche de l’écologie sociale. Or prendre cela pour acquis conduit à ne pas apercevoir que tout l’effort de Bookchin consiste en une double enquête historique sur les causes de la crise écologique d’une part, et sur la politique capable de surmonter cette crise d’autre part. Autrement dit, la recherche d’une théorie politique émancipatrice chez Bookchin est tout entière sous-tendue par la problématisation écologique de la rupture entre la nature et la société. Cette enquête ne conduit pas alors Bookchin à retomber sur le communalisme de la fin du XIXème siècle ou du début du XXème siècle, celui de Proudhon ou de Kropotkine, mais à définir un nouveau communalisme reposant sur l’écologie non pas comme préservation de l’environnement, mais comme lien social reposant sur le principe de « l’unité dans la diversité » faisant interagir les êtres naturels et les êtres sociaux, et les êtres sociaux entre eux, à la manière d’un écosystème : un éco-communalisme. L’article s’efforce par conséquent d’expliciter l’ancrage dans sa problématisation écologique de la politique de Bookchin.
- 14 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 46-47.
- 15 Bookchin Murray, « Marxism as Bourgeois Sociology », in Toward an Ecological Society, Montreal, Bla (…)
6Le travail théorique de Bookchin part du problème du rapport entre l’abondance matérielle et la liberté tel qu’il a été posé par Marx pour le redéfinir dans le contexte de la crise écologique des années 1960. Balayant les conceptions abstraites de la liberté, Marx insistait sur les conditions matérielles préalables à la liberté, à savoir l’abondance matérielle et le temps libre, qui devaient être réunies si l’on voulait abolir le temps libre comme privilège social de la bourgeoisie14. Parvenus à un niveau de développement productif et technologique assurant l’abondance matérielle pour tous et les délestant de leur dépendance aux capitalistes, les prolétaires pourraient jouir de la liberté dans la société communiste. « Le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur », écrit-il dans Le Capital. En attendant, le besoin de s’extraire de la pénurie justifiait le drame historique mettant l’humanité aux prises avec la nature : suivant une conception typique de l’esprit victorien de l’époque, Marx conçoit celle-ci comme une « puissance aveugle » relevant du domaine de la nécessité et « contre » laquelle l’homme devait « lutter ». Marx et Engels avaient rejeté les visions populaires du communisme primitif comme des tentatives prématurées de parvenir à l’égalité en situation de pénurie. En cherchant à répartir la rareté, elles ne faisaient, selon les termes de L’idéologie allemande, que « rendre le manque général » et « avec le manque, la lutte pour la nécessité et toute cette vieille merde sont reproduites ». Marx et Engels étaient également conscients du fait que la lutte pour les nécessités matérielles de l’existence était un frein très important qui grevait encore l’engagement de la majorité du peuple dans un processus de transformation révolutionnaire. Ils estimaient par conséquent que le « développement des forces productives était une condition pratique absolument indispensable » justifiant ainsi, fût-ce au nom d’une période transitoire et d’une nécessité stratégique, l’exploitation de classe et la domination capitaliste15.
- 16 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 24.
7 Dans les années 1960, Bookchin fait le constat que « notre siècle a fini par déboucher sur la perspective de l’abondance matérielle pour tous, les moyens d’existence étant disponibles en suffisance sans qu’il soit besoin de se tuer chaque jour au travail »16. Pour autant, le lien établi par Marx entre l’assurance de la sécurité matérielle et l’exercice concret de la liberté est tout sauf évident :
« S’il est certain que le progrès de la technologie augmente le potentiel historique de la liberté, il est également vrai que le contrôle exercé par la bourgeoisie sur la technologie consolide l’organisation établie de la société et de la vie quotidienne. La technologie et les ressources issues de l’abondance donnent au capitalisme les moyens d’intégrer de larges sections de la société dans le système hiérarchique et autoritaire aujourd’hui établi. Elles apportent au système l’armement, les appareils de détection et les médias de propagande utilisables autant contre les menaces ennemies que dans la réalité de la répression massive quotidienne. De par leur nature centralisatrice, les ressources issues de l’abondance renforcent les tendances au monopole, à la centralisation et la bureaucratisation dans la sphère politique. En résumé, elles apportent à l’État des moyens historiquement sans précédent pour manipuler et mobiliser la totalité de l’environnement naturel – et cela pour perpétuer la hiérarchie, l’exploitation et l’absence de liberté17 ».
8Trois facteurs compliquent à présent pour Bookchin la relation entre l’abondance matérielle et la liberté, dont celle-ci fournit pourtant à celle-là le « potentiel ». Le premier d’entre eux est l’existence depuis la Révolution industrielle et plus encore depuis la Deuxième guerre mondiale d’une crise écologique sans précédent qui en mettant en péril la survie de la planète et donc la survie de l’espèce humaine compromet nécessairement la liberté de celle-ci. Deuxièmement, la quête de l’abondance a été accomplie à travers un fonctionnement centralisateur qui a permis au système capitaliste et aux institutions hiérarchiques qui l’accompagnent de se renforcer au lieu qu’elle n’aboutisse à leur disparition. Troisièmement, Marx n’avait pu anticiper la transformation du capitalisme industriel du XIXème siècle en capitalisme consumériste au XXème siècle : en créant systématiquement de nouveaux besoins, le consumérisme a créé une dépendance au système économique excédant la soumission à l’exploitation pour satisfaire les nécessités de la vie matérielle et a ainsi réussi à intégrer jusqu’au mouvement ouvrier qui lui était jadis réfractaire.
9 Ce troisième aspect est important pour expliquer le caractère paradoxal de la relation entre abondance matérielle et liberté telle qu’elle se noue dans les années 1960. Pour Bookchin, « pour la première fois dans l’histoire, nous touchons au seuil d’une société ayant dépassé la rareté (post-scarcity society) ». « Au seuil » car l’abondance matérielle ne s’accompagne pas de la réalisation de la liberté dont elle est pourtant une condition préalable. Mais « condition préalable à la liberté », précise Bookchin, ne signifie pas « condition de libération ». Le système consumériste maintient par la création perpétuelle de nouveaux besoins un dispositif social et culturel de rareté dans une situation d’abondance effective qui relance toujours la nécessité de travailler pour consommer, et avec elle les effets dévastateurs du productivisme sur les équilibres naturels. L’abondance ne peut donc simplement être comprise comme ce qui met fin à la rareté : « la rareté est bien autre chose que la rareté des ressources ; si ce mot a un sens pour l’être humain, il doit englober les relations sociales et le système culturel qui crée l’insécurité dans le psychisme ». La force de reproduction du capitalisme tient dans sa capacité à associer l’abondance matérielle à une culture de la rareté et du manque. Cette « rareté socialement induite » repose sur la manipulation extérieure des besoins par le marché qui les crée au détriment de leur définition consciente par le sujet. Aussi existe-t-il parallèlement au « fétichisme des marchandises » critiqué par Marx – la production de marchandises sans rapport avec leur fonction d’utilité réelle – un « fétichisme des besoins » sans rapport avec la conscience que l’humanité peut avoir de ses propres besoins et qui opère donc au détriment de l’autonomie du sujet et de sa capacité à contrôler les conditions de sa propre vie. Face à cette culture sociale de la rareté et cette fétichisation des besoins, un certain discours décroissant invoquant la rareté des ressources dans un monde fini et appelant à la limitation des besoins est inopérant :
- 18 Bookchin Murray, The Ecology of Freedom, op. cit., p. 137. Le « siècle dernier » désigne ici le XIX (…)
« Il est devenu à la mode de décrire la rareté simplement comme une fonction des besoins de sorte que moins nous avons de besoins et plus petits sont nos outils, plus la nature devient « abondante » et « riche ». […] Mais, en mettant l’accent sur l’aisance matérielle en termes de besoins et de ressources, cette approche fonctionnelle de la rareté capitule subtilement face à l’attitude économique qu’elle est censée corriger. Elle ne fait que recréer du point de vue du chasseur-cueilleur le calcul des ressources et des besoins que le point de vue bourgeois avait transmis à la théorie sociale au siècle dernier18 ».
10Les discours sur la sobriété, qu’elle soit volontaire ou imposée, non seulement restent enclos dans l’imaginaire de la rareté, mais la constituent en un destin implacable. Ils comportent le risque de « déplacer la mystification des besoins vers un ethos social plus sinistre, la mystification de la rareté », dont la dérive survivaliste fondée sur « l’éthique du bateau de sauvetage » représente « le premier pas vers l’éco-fascisme »19. Quant à la position de Marshall Sahlins dans ses travaux sur les chasseurs-cueilleurs qui pose une équivalence entre « l’abondance » et la capacité au bien-être avec des moyens de subsistance limités, si elle suggère la possibilité de se libérer de certains besoins culturels, elle ne parvient pas non plus à échapper au fatalisme de l’adaptation aux contraintes de la rareté. La limite commune de ces différentes positions pour Bookchin est qu’en elles le discours écologique coïncide avec un obstacle à l’actualisation des potentialités humaines.
11 À la rareté entretenue par la société capitaliste, Bookchin oppose le concept de « société au-delà de la rareté » :
- 20 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 26
« […] l’expression au-delà de la rareté a une signification fondamentale qui dépasse la pure et simple abondance des moyens d’existence : elle désigne le type d’existence que ces moyens permettent. Dans une société au-delà de la rareté, les relations entre les hommes et le psychisme de l’individu reflèteront pleinement la liberté, la sécurité et l’autonomie que cette abondance rend possibles. Une telle société, en un mot, est l’accomplissement des potentialités sociales et culturelles que recèle une technologie de l’abondance20 ».
12Si l’effort des sociétés antérieures pour se libérer de la pénibilité du travail et de l’insécurité matérielle ont un sens qu’il est sans doute bien aventureux de remettre en question, si Bookchin endosse ainsi la promesse marxienne de l’association entre abondance et liberté, il prévient donc qu’il existe un antagonisme entre un usage de l’abondance matérielle qui reste soumis à l’imaginaire capitaliste de la rareté, et une « abondance au-delà de la rareté » dont il précise qu’elle suppose fondamentalement la liberté de décider, c’est-à-dire l’autonomie collective et individuelle dans le choix d’existence rendue possible par l’abondance.
- 21 C’est le sens du texte « The Legacy of Domination » qui servit de manifeste au groupe de la Fédérat (…)
- 22 Voir Buber Martin, Utopie et socialisme, tr. fr. P. Corset et F. Girard, Paris, L’échappée, 2016 [1 (…)
- 23 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 130.
- 24 Ibid., p. 150.
13Cette société au-delà de la rareté est du reste tout sauf un idéal abstrait et trouve son actualisation dans la contestation des années 1960 qui a rejeté le consumérisme et les institutions hiérarchiques, dans les mouvements des noirs, des femmes, des homosexuels ou des écologistes qui ont porté des revendications pour de nouvelles relations sociales au-delà du conflit pour la satisfaction des besoins matériels. Jusqu’ici les institutions hiérarchiques, des classes, de l’État, de la famille, de la religion, de l’école, mais avant tout la domination de la nature avaient été justifiées par la lutte pour les nécessités de la survie. Mais la technologie de l’abondance a rendu sans objet l’éthique puritaine du travail avec laquelle ces institutions avaient partie liée. Il a donc été possible de redéfinir les relations entre les classes, les genres, les races, les générations ou le rapport des êtres humains avec la nature21. Dans ses textes des années 1960 et du début des années 1970, c’est dans le mouvement des communautés que Bookchin trouve l’incarnation la plus aboutie d’une société d’abondance au-delà de la rareté, car c’est en elles que le refus du système capitaliste d’imposition des besoins et la critique de l’urbanisation illimitée se conjugue avec des tentatives pour limiter le travail et la consommation, faire un usage écologique de la technologie, retrouver le contact avec un environnement naturel et réinventer les relations sociales. Il prône alors le développement de communautés locales décentralisées et à échelle humaine au sein desquelles la gestion de la plus grande partie de la vie économique et sociale revient à l’assemblée populaire locale. Une vision qui est renforcée par l’inspiration qu’il puise chez Gutkind et Buber qui tous les deux avaient mis en avant l’alternative des petites communautés locales dans la tradition anarchiste22. En soulignant qu’il est possible de faire un usage à échelle humaine et écologique de la technologie (qu’il appelle « écotechnologie ») à partir d’équipements de taille réduite, il plaide pour l’intégration des communautés dans leur environnement naturel régional (qu’il appelle « éco-communauté ») sur la base d’une « étude écologique minutieuse »23 des sites. S’il s’agissait d’une économie décentralisée autour des communautés locales, certaines ressources technologiques seraient cependant partagées au sein d’un « confédéralisme industriel »24 tandis que la division nationale du travail serait réorganisée sur la base des spécificités organiques régionales, préfigurant ainsi le biorégionalisme.
14Trois questions continuent de se poser. Celle d’abord de l’échelle et des formes institutionnelles que pourraient prendre cette décentralisation démocratique de l’économie indispensable à la formation d’une société écologique. Car si Bookchin faisait au début des années 1970 l’éloge des communautés locales décentralisées, il allait évoluer vers la position du « municipalisme libertaire », mettant en avant le rôle historique du modèle social, économique et politique des cités et des municipalités, et non plus des communautés. Un tel changement, qui implique une critique par Bookchin de la solution des communautés, est inséparable d’une seconde question : celui de la réflexion politique sur la stratégie permettant de mettre en place les institutions de la société écologique. Enfin, s’il revient à la liberté des êtres humains d’établir des relations équilibrées avec la nature, il est nécessaire de mettre au jour les causes des déséquilibres entre les humains et la nature. Ce que Bookchin va faire en mettant en évidence le champ de « l’écologie sociale ».
- 25 Gutkind Erwin Anton, Community and Environment, op. cit., p. xii.
- 26 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 44.
- 27 Ibid., p. 47.
- 28 Bookchin Murray, The Ecology of Freedom, op. cit., p. 23.
- 29 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 62.
- 30 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 22.
15Si le postulat d’une abondance au-delà de la rareté est pour Bookchin une condition même de possibilité pour l’écologie, elle ne suffit pas cependant à orienter la raison humaine vers les principes d’une société écologique. Ceux-ci dépendent d’un examen des causes des déséquilibres entre les humains et la nature que Bookchin entreprend au début des années 1970 en définissant le nouveau champ théorique de l’« écologie sociale ». Car si Haeckel avait défini l’écologie comme « l’étude de l’ensemble des relations de l’animal avec son environnement tant organique qu’inorganique », dès lors que « la nature englobe l’être humain, ce dont traite cette science c’est fondamentalement de l’harmonisation des rapports entre l’humain et la nature ». Bookchin emprunte le terme d’ « écologie sociale » à Gutkind qui la définit comme l’analyse de « l’interaction de l’homme avec la nature en général » visant « la complétude (wholeness) et non une simple addition de détails innombrables collectés au hasard et interprétés de façons insuffisante »25. Mais il va lui donner un contenu renouvelé. La visée de l’écologie sociale est d’abord de « ramener la société dans le cadre de l’analyse de l’écologie », en soulignant que « presque tous les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux »26 de façon à éviter un réductionnisme écologique qui consisterait à dire que c’est l’être humain en tant que tel, et non telle multinationale ou telle classe sociale qui est responsable d’une dégradation environnementale. Les changements écologiques les plus importants ayant aujourd’hui leurs causes dans les rapports sociaux, c’est en examinant ces derniers qu’on pourra déterminer les facteurs de destruction, ou au contraire les facteurs d’enrichissement du monde naturel qui pourraient orienter la mise en place d’une société écologique. Du point de vue de son contenu, l’écologie sociale signifie ensuite que « la vie sociale a toujours une dimension naturelle »27, qu’elle trouve son origine et qu’elle fait partie de l’évolution naturelle tout en étant issue d’un processus de différenciation spécifiquement humain au sein de cette évolution. Bookchin récuse donc le dualisme entre la nature et la société courant dans la pensée moderne sans pour autant nier la différence entre l’une et l’autre dans un contenu naturel unifié. Usant de catégories philosophiques de l’antiquité, il désigne la « nature non humaine » comme une « ‘première nature’ » et « la nature sociale créé par les êtres humains » comme une « ‘seconde nature’ »28, le rôle de l’écologie sociale étant d’analyser leur interdépendance, leur interpénétration et leur différenciation au sein d’un même processus naturel. Enfin, il ne définit la nature ni comme une matière objective et inerte, ni comme un paysage statique à préserver, ni comme une série de cycles répétitifs comme les saisons ou les processus métaboliques29, mais comme un « développement évolutif » reposant sur une histoire séculaire. L’écologie sociale est par conséquent une approche historique. Or, « l’histoire de la nature est plutôt marquée par une évolution cumulative vers des formes et des relations de plus en plus variées, différenciées et complexes »30. Dans l’ensemble, la nature s’est développé historiquement par la spontanéité, la complétude, la création, la diversification, la différenciation et la complexification jusqu’à ses formes les plus évoluées caractérisées par la subjectivité, la conscience de soi et la liberté au sens de la capacité réflexive à faire des choix :
- 31 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 63.
« Lorsqu’un lièvre brun dont le pelage est devenu blanc va vers le terrain enneigé où il pourra se camoufler, il agit pour sa survie et ne se contente pas de « s’adapter » pour survivre. Il n’est pas « sélectionné » par son environnement, mais c’est aussi lui qui le sélectionne et qui fait un choix exprimant un degré minimal de subjectivité et de jugement31 ».
- 32 Bookchin Murray, L’écologie sociale, op. cit., p. 58.
- 33 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 65.
16Le principe écologique qui résume le mieux l’évolution historique de la nature est la « dynamique de l’unité dans la diversité »32, c’est-à-dire, pour le dire en des termes processuels, une unification par association différenciatrice. L’objet de l’écologie sociale est alors de « savoir comment l’évolution sociale peut se situer dans l’évolution naturelle » comprise suivant ces principes et « pourquoi elle s’est trouvée – sans que cela fût une nécessité […] – prise dans un mouvement contraire à l’évolution naturelle et à la vie en général »33.
17Le renversement de point de vue amené par l’écologie sociale, et son écart vis-à-vis d’une écologie comme d’une une sociologie, consiste en ceci que d’une part la société faisant partie de la nature une écologie ne peut se passer d’analyser les relations d’interdépendance sociale qui lui sont inhérentes, et que d’autre part, et réciproquement, la sociologie doit replacer l’analyse des relations d’interdépendance sociale au sein des relations d’interdépendance écologique de la totalité naturelle dans laquelle la société se trouve. Un point de vue que l’on peut résumer par l’idée que les rapports sociaux humains ne peuvent briser les processus de diversification et de complexification naturels par des relations homogénéisantes et simplificatrices avec la nature (ceux qui transforment la nature organique en nature inorganique) qu’en compromettant l’évolution naturelle dont ils sont eux-mêmes parties prenantes. Dès lors une politique tournée vers la mise en place d’une société écologique ne peut se définir que par une traduction sociologique de l’unité dans la diversité, c’est-à-dire par une liberté laissée à la spontanéité dans l’action sociale, par la diversification des groupes sociaux, par la formation d’individualités différenciées constituées dans l’association humaine. Écologiser la société, en d’autres termes développer des rapports entre les diverses composantes de la société comme si elle formait par elle-même un organisme évolutif, et écologiser les rapports entre la société et la nature, comme si celle-là était une composante de l’organisme évolutif qu’est la nature dans sa complétude, tels sont les dispositions d’une attitude sociale tournée vers la création d’une société écologique.
- 34 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 444.
18Comment les principes de complétude, d’unité dans la diversité et de complémentarité qui définissent l’écologie sociale se traduisent-ils dans la conception que se fait Bookchin de la société écologique ? À la fin d’Ecology of Freedom, dont la première parution date de 1982, il ne parle plus comme en 1965 d’un réseau de communautés locales, mais d’une confédération de Communes, chacune d’elle étant elle-même une « Commune composée de nombreuses petites communes »34 dont l’équilibre d’ensemble entrelace les institutions, les rapports sociaux et les formes de vie spécifiques aux écosystèmes locaux :
« A une échelle encore plus grande, la Commune composée de nombreuses petites communes semble contenir les meilleurs traits de la polis, sans l’esprit de clocher ethnique et l’exclusivité politique qui ont contribué de manière si importante à son déclin. De telles communes plus grandes ou composites, reliées en réseau confédéral par des écosystèmes, des biorégions et des biomes, doivent être artistiquement adaptées à leur environnement naturel. Nous pouvons imaginer que leurs places seront entrelacées par des ruisseaux, leurs lieux de rassemblement entourés de bosquets, leurs contours physiques respectés et aménagés avec goût, leurs sols nourris avec soin pour favoriser la variété végétale pour nous-mêmes, nos animaux domestiques et, dans la mesure du possible, la faune qu’ils peuvent abriter à leur périphérie. Nous pouvons espérer que les communes aspirent à vivre avec les formes de vie qui appartiennent aux écosystèmes dans lesquels elles sont intégrées, à les nourrir et à s’en nourrir35 ».
- 36 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 285
19La différence est remarquable : l’accent n’est plus mis sur le caractère décentralisé des communautés en équilibre avec leur environnement naturel, mais sur la composition des unités diversifiées (« many small communes ») au sein d’une complétion (« the Commune »). Il s’agit de s’associer aux formes de vie naturelles suivant des formes de symbiose où le mutualisme implique une co-évolution des formes de vie naturelles et sociales. Parmi les nouveaux écosystèmes qui se forment, certains peuvent tenir le rôle d’espaces de liaisons entre les communes. Le communalisme sous-tendu par l’écologie est moins appropriation que composition de communes. En 1989, dans Une société à refaire, son horizon est celui d’une « société écologique, structurée autour d’une Commune des communes confédérées et où chaque communauté chercherait à s’adapter à l’écosystème, aux conditions biologiques de la région dans laquelle elle se situerait »36. C’est que la question n’est plus seulement celle de la manière par laquelle des groupes sociaux, pourraient, par des « éco-communautés » et des « écotechnologies », entrer dans une relation équilibrée avec la nature. La perspective ouverte par l’écologie sociale est celle de la possibilité historique pour l’ensemble des sociétés humaines de définir une relation d’harmonie au sein de l’évolution naturelle comme mouvement de complétion qui les contient. La société écologique est donc définie comme une complétude. Or le fait est que les éco-communautés locales peuvent très bien exister comme des enclaves à l’intérieur d’une société hiérarchique et capitaliste. Le glissement vers le vocabulaire de la « Commune des communes » témoigne de la recherche de la complétude, et pose alors la question politique du cheminement qui pourrait mener de l’incomplétude des éco-communautés vers la complétude la Commune des communes.
20Qu’est-ce qui dans l’évolution historique conjointe de la nature et de la société a provoqué la formation d’un antagonisme entre la société et la nature ? Bookchin part de ce qu’il considère comme le moment par excellence de l’opposition entre la société et la nature, celui de la formation d’une société de classe tournée vers l’exploitation avec la Révolution industrielle, et se demande si cette évolution historique présente un caractère nécessaire. Pour les élites victoriennes de l’époque, mais cette vision était dans l’ensemble partagée par Marx, la marche de l’histoire en avant depuis l’Âge de la pierre jusqu’à l’époque moderne s’est produite essentiellement grâce au développement conjoint de la technologie et de la force productive des êtres humains. Sans les excédents matériels et les ressources en travail que la société néolithique a commencé à rendre possible, l’humanité n’aurait jamais pu développer une économie complexe et une structure politique. La sortie de l’humanité du monde contraignant de la rareté naturelle a donc été perçue comme un problème technique consistant à placer les forces ingrates de la nature sous le commandement social, à créer et à accroître les surplus matériels, à diviser le travail (notamment en séparant l’artisanat de l’agriculture) et à soutenir des élites urbaines intellectuelles disposant ainsi du temps nécessaire pour créer la science, sophistiquer la culture humaine et administrer politiquement la société. Mais la contrepartie de cette évolution est que le développement de la technique entraîne la réduction de l’humanité elle-même à une force technique. Les êtres humains deviennent des instruments de production tout comme les outils et les machines qu’ils créent parce qu’ils sont soumis aux mêmes formes de coordination, de rationalisation et de contrôle que celles que la société cherche à imposer aux instruments techniques et à la nature. Si Marx a lui-même parfaitement analysé cette contrepartie négative, il ne s’extrayait pas pour autant de la logique qui conduisait à la justifier : la sortie de la pénurie matérielle exigeait la domination de la nature qui justifiait elle-même la domination de l’homme par l’homme sous la forme de l’exploitation du travail.
- 37 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 81.
- 38 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 112.
21Au cœur de cette conception se trouve le caractère « avare » de la nature et l’évidence du travail et de la technique comme moyens pour arracher sa fécondité à la nature. Mais cette vision a-t-elle véritablement un caractère universel et transhistorique ? Est-il exact de dire comme le fait Marx que « l’homme primitif » comme « l’homme civilisé » sont « forcés » de « lutter contre la nature […] quels que soient la société et le mode de production » ? Peut-on retrouver cette évidence de l’objectivation nécessaire de la nature par le « labeur » (labor) dans les sociétés tribales définies par les liens du sang ? Ce qui caractérise au contraire ces sociétés que Bookchin appelle pour cette raison « organiques », c’est une intégration de la société dans la nature par un « processus continu d’expérience et d’intégration quotidienne »37. La société organique se conçoit comme faisant partie de l’équilibre naturel, « avec un sens actif de participation à l’ensemble de l’environnement et aux cycles de la nature »38. Par leurs cérémonies et leurs rituels, comme les cérémonies horticoles dédiées à l’actualisation des solstices ou la germination du maïs, les sociétés organiques jouent un rôle de complémentarité dans les cycles naturels en cherchant à faciliter le travail de l’ordre cosmique. La nature est approchée comme un ensemble vivant qui « entre directement en consociation avec l’humanité » :
« La nature n’est pas purement un habitat, elle est un participant qui conseille la communauté avec ses présages, la sécurise avec son camouflage, lui laisse des messages révélateurs sous forme de brindilles et d’empreintes, lui chuchote des avertissements dans le vent, la nourrit avec une grande quantité de plantes et d’animaux, et dans ses innombrables fonctions et conseils se voit absorbée dans le faisceau des droits et des devoirs de la communauté39 ».
- 40 Ibid., p. 169. On voit ici qu’il n’est pas exact de dire comme le fait Jérôme Baschet au début de s (…)
22Dans leurs cérémonies, leurs danses, leurs chansons et leurs symboles, les sociétés organiques « socialisent le monde naturel ». A l’image des chevaux pour les Indiens d’Amérique, l’animisme de certaines sociétés tribales implique un respect mutuel des non-humains qui sont personnifiés et considérés comme des « sujets »40. Comme pour toutes les époques, les peuples de ces sociétés projettent leurs structures sociales sur le monde naturel. Les relations de coopération et de complémentarité qui structurent la communauté organique en vertu du serment par le sang forment ainsi également la base des relations entre la société et le monde naturel :
- 41 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 114.
« la notion même de nature est toujours sociale à ce moment du développement humain – dans un sens ontologique suivant lequel le protoplasme de l’espèce humaine conserve une continuité permanente avec le protoplasme de la nature41 ».
23L’écologie sociale, affirme-t-il alors, « a ses origines dans la conscience initiale qu’a l’humanité de sa propre socialité – non seulement comme une dimension cognitive de l’épistémologie mais comme une consociation ontologique avec le monde naturel »42.
- 43 Si on retrouve comme dans la notion d’usufruit moderne l’idée d’un usage qui n’implique pas la prop (…)
- 44 Ibid., p. 117.
- 45 Ibid.
24 Pas plus que les sociétés organiques ne se caractérisent par l’objectivation de la nature, elles ne sont structurées par le travail et l’existence des classes sociales. Bookchin distingue cinq principes communs qui les rassemblent. D’abord « l’égalité substantielle » qui est sous-tendue par ce que l’anthropologue Paul Radin appelle le principe du « minimum irréductible », c’est-à-dire un accès irréductible de chacun aux moyens matériels de subsistance quels que soient ses capacités et sa contribution au fonds commun. Ce principe est associé à une reconnaissance des inégalités dans la nature ou la société (inégalités dues aux différences de force physique, de validité ou d’invalidité, d’âge, d’éducation, etc.) qui exige que la communauté fournisse à chacun un minimum permettant d’équilibrer la situation de l’ensemble de ses membres. Bookchin définit ce type égalité comme « l’égalité des inégaux » qu’il distingue et oppose au principe moderne et bourgeois de l’égalité formelle qui, en déclarant abstraitement l’égalité sans considérer les inégalités effectives, se résume à une « inégalité des égaux ». Le second principe est celui de l’« usufruit » (usufruct) c’est-à-dire « la liberté dans une communauté de s’approprier des ressources simplement au nom du fait qu’on en a besoin », et non parce qu’elles nous appartiennent ou qu’elles sont le produit d’un travail43. Avec l’usufruit, l’usage est libéré des contraintes psychologiques de la propriété, du travail et même de la réciprocité, le travail est fondé sur un besoin collectif si bien que « même le travail accompli dans sa propre habitation a une dimension collective sous-jacente dans la disponibilité potentielle de ses produits pour l’ensemble de la communauté »44. Depuis ce point de vue de l’usufruit, Bookchin peut faire remarquer comment certaines catégories de la critique socialiste ne sont pas parvenues à s’abstraire du cadre bourgeois : la « propriété communale et la production planifiée » chez Marx ne font que collectiviser la propriété sans cesser d’en faire une catégorie de la conscience, tandis que le mutualisme et le fédéralisme contractuel de Proudhon ne fait que socialiser l’échange. « Ces deux penseurs, conclut Bookchin, restent captifs de la notion d’intérêt, de la satisfaction rationnelle de l’égoïsme »45. La troisième caractéristique essentielle est celle de la « complémentarité » qui désigne une perception égalitaire des différences individuelles respectueuse du rôle que joue chacune d’elles dans la satisfaction des besoins mutuels suivant un principe holiste de solidarité. Elle s’incarne dans un rapport à l’autre qui fait de chaque membre différencié un partenaire agissant à l’intérieur d’un circuit de don et de contre-don. Ces trois principes n’étaient pas choisis par des sociétés libres, mais découlaient d’un quatrième principe fondamental contraignant, celui de la « filiation par le sang » comme un lien qui oblige soit envers les ancêtres soit envers la descendance et qui déterminait l’intégration de l’individu dans le groupe, ses responsabilités vis-à-vis des autres et vis-à-vis de lui-même, ses aspirations matrimoniales, en somme le système des droits et des devoirs de chacun des membres de la communauté. Une dernière caractéristique des sociétés tribales était leur particularisme associé à une peur de l’étranger, l’hostilité et la mentalité de guerre qui s’ensuivait. Elle explique que ces sociétés n’avaient pas la notion d’une humanité commune, l’humanitas.
25 Etant donné l’intégration très forte qui existait entre la société et la nature dans les sociétés organiques, il est impossible de soutenir qu’elles se sont transformées brutalement dans des sociétés de classes reposant sur l’exploitation de la nature. Pour Bookchin, le développement des sociétés organiques fondées sur les liens de parenté en des sociétés territoriales fondées sur des liens civiques avec la naissance des cités a impliqué le développement de « hiérarchies », qu’il définit comme des systèmes institutionnels de commandement et d’obéissance, qui ont précédé l’existence des classes et la domination de la nature en tant que telle. Dans les sociétés organiques, si les liens de parenté étaient constitutifs des groupes et de la position de chacun des membres dans le groupe, la différence sexuelle définissait aussi les rôles dans la communauté, en particulier dans le travail et l’éducation des enfants. Les femmes pouvaient par exemple s’occuper de la cueillette et de la préparation des repas tandis que les hommes chassaient et devaient s’occuper de la protection de la communauté. Un autre facteur biologique était l’âge qui déterminait des fonctions différentes dans le circuit des complémentarités. Or si au départ ces différences biologiques ne déterminaient aucune situation de domination sociale d’un groupe sexuel sur un autre ou d’un groupe d’âge sur un autre, des statuts sociaux ont été établis progressivement sur les différences biologiques (sur la parenté, le sexe et l’âge), faisant naître des hiérarchies sociales :
- 46 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 86.
« […] la situation change lorsque les données biologiques qui conditionnaient initialement la vie communautaire deviennent de plus en plus sociales, c’est-à-dire lorsque la société se met à exister de plus en plus par elle-même, modifiant la forme et le contenu des relations à l’intérieur des groupes entre eux46 ».
- 47 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., 163.
26Avant même que des surplus économiques aient pu se former, les rôles des différents groupes et individus à l’intérieur même des sociétés tribales se sont modifiés comme une conséquence de la mise en place de hiérarchies, de systèmes institutionnalisés de commandement et d’obéissance dominés par les élites et remplaçant les relations égalitaires de la société organique. Les vieillards, pour compenser leur situation de fragilité liée à leur faiblesse physique ont institué une forme d’autorité sociale sur les jeunes pour s’assurer du soutien matériel de la société. L’augmentation des conflits intercommunautaires, l’importance de la guerre et la systématisation de la violence ont abouti à une hégémonie de la sphère civile occupée par les hommes sur la sphère domestique occupée par les femmes, qui reçoivent une pression accrue pour garantir la survie matérielle des guerriers. Les chamans ont pris le contrôle des rituels d’incantation de la nature et ils ont été les premiers à professionnaliser le pouvoir en réservant à un groupe de quelques élus le privilège de communiquer avec les forces de la nature et de sélectionner des disciples suivant des codes bien précis. Cette institution des hiérarchies a été également inséparable d’un discours de légitimation culturelle vantant la supériorité des dominants et dénigrant l’infériorité des dominés qui sont assimilés à la nature à mesure que la société s’en différencie. La division hiérarchique du travail issue de la domination culturelle des hommes sur les femmes, des vieux sur les jeunes et des intellectuels sur les manuels a finalement permis aux élites d’exiger le labeur (toil) des dominés permettant l’avènement des sociétés de classe. La domination de l’humain sur l’humain dans l’exploitation et la division du travail qui structure celles-ci n’a pas été le résultat nécessaire de l’exigence de dominer la nature que commandait la sortie de la pénurie matérielle. La domination de l’humain sur l’humain dans les sociétés hiérarchiques a au contraire précédé la domination systématique de la nature dans les sociétés de classe. Car c’est au sein de ces dernières que « l’objectivation des personnes comme purs instruments de production a favorisé l’objectivation de la nature comme pure ‘ressource naturelle’ »47.
27Parce qu’elle n’est pas remontée jusqu’à elle comme à la condition de possibilité de la société de classe, la hiérarchie est demeurée l’incube caché de la critique marxienne et marxiste. Cette dernière n’est pas allée au-delà d’une demande de justice dans la distribution des moyens de la vie et de juste retour sur le travail accompli. A la propriété privée elle oppose la propriété collective et non l’usufruit, au travail exploité le travail libre et non le minimum irréductible, au libre-échange elle oppose l’échange réciproque et non la complémentarité. Elle ne s’extrait donc réellement ni de la propriété, ni du travail, ni de l’échange. Les notions de « communisme primitif », de « matriarchie » et d’« égalité sociale » qui sont célébrés par les anthropologues radicaux ne sont que la projection de cette critique moderne, avec toutes ses limites, sur les sociétés tribales. Le « communisme primitif » dissimule en lui les idées d’une « nature avare » et d’une « rareté naturelle », faisant des relations communistes un recours obligatoire, comme si le partage communiste des biens ne pouvait être librement choisi et ne pouvait s’imposer que par la nécessité de survivre, en surmontant un égoïsme inné. Le « communisme primitif » implique également la propriété, fût-elle communale, et identifie l’autonomie à la possession, comme le font aussi les notions voisines de « propriété publique », de « propriété nationale » ou de « propriété collective » qui ne parviennent pas à se débarrasser de leur ancrage dans le principe de l’appropriation. Quant à la matriarchie, la direction de la société par les femmes plutôt que les hommes, en modifiant simplement le genre de la domination, ne fait que perpétuer la domination en tant que telle. La critique socialiste n’est pas parvenue finalement à se déprendre des conditions préalables que les sociétés hiérarchiques ont légué à la société bourgeoise moderne :
« La « rareté naturelle », la « propriété », et le « gouvernement » persistent ainsi au nom de la critique de la société de classe, de l’exploitation, de la propriété privée et de l’acquisition de la richesse. En voilant le serment par le sang qui retenait l’évolution de la hiérarchie et de la domination en une société de classe, d’exploitation économique et de propriété, la critique de classe a purement remplacé les contraintes de la parenté avec les contraintes de l’économie au lieu de les transcender toutes les deux dans l’élévation d’un royaume de la liberté. Elle reconstitue le droit bourgeois en laissant la propriété incontestée par l’usufruit, le gouvernement incontesté par les relations non hiérarchiques, et la rareté incontestée par une abondance à partir de laquelle une sélection éthique des besoins peut être déduite. Le substrat plus critique de l’usufruit, de la complémentarité, et du minimum irréductible est recouverte par une critique moins fondamentale : la critique de la propriété privée, de l’injustice dans la distribution des moyens de subsistance et une rétribution inéquitable du travail. La critique marxienne de la justice dans ses remarques du Programme de Gotha reste l’une de ses plus importantes contributions à la théorie sociale radicale, mais ses limitations économiques sont évidentes au regard de l’ensemble de son œuvre48 ».
28Pour Bookchin, le dépassement de la critique marxiste et socialiste en général exige qu’il faille rétablir les institutions du monde non hiérarchique des sociétés organiques. Eloigné de toute vision anarcho-primitiviste, il considère cependant que les institutions du minimum irréductible, de l’usufruit et de la complémentarité peuvent être retrouvées librement au sein de l’évolution qui a mené du particularisme des sociétés organiques à la conception d’une humanité commune et à la reconnaissance de l’individualité49. Toujours orienté par l’horizon d’une société écologique, le projet de Bookchin ne se résume donc pas à la démocratie directe des assemblées populaires, mais se structure aussi autour d’une remise en question du travail, de la propriété et de l’échange comme fondements d’une société de classe, et de la suppression de toutes les hiérarchies au sein d’une société favorisant l’unité de tous les groupes sociaux dans leur diversité. Deux questions restent alors cependant en suspens. D’abord celle du type d’institutions capables d’accueillir et de produire l’association de la diversité sociale. Car, de ce point de vue, un des risques importants encouru par les éco-communautés locales est celui de l’homogénéité sociale. Quel serait en effet la réussite de l’équilibre entre la société et la nature si celui-ci devait se payer du prix du particularisme, voire de l’exclusivisme social ? Ensuite il y a la question du processus stratégique qui permettrait de « dissoudre » les rapports hiérarchiques et les rapports de classe pour leur substituer les institutions convenant à une société écologique. La conceptualisation par Bookchin du « municipalisme libertaire » est la réponse qu’il va apporter à ces deux questions.
29Si l’histoire de la domination de l’humain sur l’humain explique la domination de l’humain sur la nature, elle ne coïncide pas pour autant avec la totalité de l’évolution sociale. Celle-ci est aussi traversée par des tendances à la liberté de sorte que l’histoire humaine se définit comme un développement enchevêtré et conflictuel entre un « héritage de la domination » et un « héritage de la liberté ». La liberté est le mouvement par lequel les dominés défont le rapport hiérarchique dans l’histoire pour parvenir à une situation d’égalité. Dans la mesure où elle est historique, la liberté est inséparable de l’évolution des actes et des idéaux à travers lesquels elle s’est réalisée. Ces idéaux se sont progressivement détachés du mythe et de l’intervention de forces surnaturelles pour se rattacher toujours plus à la raison et à l’intervention humaine dans le monde existant jusqu’à culminer dans les utopies libertaires fondées sur l’idée d’une individualité éthique capable d’opérer des choix rationnels et sur l’idée que la société ayant été faite par des choix collectifs réels au cours de tournants historiques peut toujours être refaite si d’autres directions sont choisies. Cette éthique des choix historiques collectifs suppose aussi une conception de l’histoire caractérisée par la confrontation, la contingence et l’ouverture des possibles par opposition à l’insistance sur la prédétermination. Par conséquent, si l’écologie sociale s’intéresse aux facteurs sociaux qui ont entraîné dans l’histoire la domination de l’humain sur la nature, il lui importe tout autant « d’étudier les tournants historiques qui ont pu ou auraient pu amener les humains à créer une société rationnelle et écologique »50.
30C’est porté par cette conception de l’écologie sociale que Bookchin va distinguer « l’importance historique de la cité ». La « cité démocratique précapitaliste », en dépit de toutes ses limites, a selon lui mis en place une culture et des institutions favorisant les caractéristiques de la société écologique que sont la coopération, la différenciation, la participation directe, la complétude ou l’unité dans la diversité. En substituant au fait biologique du lignage le fait social de la résidence, la cité précapitaliste a incarné pour la première fois l’idée d’une « humanité commune », rompant ainsi avec le particularisme des sociétés tribales. Le droit de cité de l’étranger, en dépit de sa différence de statut, indiquait qu’il pouvait trouver sa place dans la communauté humaine. En d’autres termes, la cité a ouvert, au-delà des limites des sociétés tribales, le possible d’une « humanité commune qui aurait rassemblé des individus de différentes origines ethniques, ou même simplement tribales, dans un projet commun pour construire une société où tous coopéreraient au bien de tous »51.
- 52 Marx Karl, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 396.
- 53 Voir Mumford Lewis, La cité à travers l’histoire, Paris, Agone, 2011 [1964].
31Dans un livre qu’il avait écrit à la fin des années 1950, The Limits of the City, qui partait de la phrase de Marx dans Le Capital affirmant que « toute l’histoire économique de la société se résume dans le mouvement de cette opposition [entre ville et campagne] »52, mais qui s’inspirait de l’approche culturaliste de Lewis Mumford53, Bookchin avait pris pour objet la dialectique historique des rapports ville-campagne. Le trait commun aux cités précapitalistes était le fait que l’économie agraire de la campagne alentour déterminait les « limites » du développement urbain, autrement dit l’absence de base urbaine complètement autonome. Alors que dans les civilisations proche-orientales et asiatiques du premier millénaire avant Jésus-Christ, des monarques agrariens contrôlent les richesses et subordonnent la ville à la campagne comme le fera l’aristocratie terrienne de l’Europe féodale, dans les cités grecques de l’époque classique, une relation équilibrée entre la ville et la campagne se met en place entre les artisans et une paysannerie libre en s’appuyant sur l’institution du marché local. Cette indépendance des paysans et des artisans est ce qui rend possible la démocratie :
- 54 Bookchin Murray, The Limits of the City, op. cit., p. 47.
« Un nouveau type de cité émerge désormais, une cité qui forme le centre politique, culturel et commercial des paysans et des artisans libres – chacun étant indépendant et produisant d’abord pour l’autre dans une économie remarquablement bien équilibrée54 ».
- 55 Ibid., p. 63.
- 56 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 105.
32La notion grecque d’autarcheia résume les caractères d’auto-suffisance matérielle, d’équilibre et de complétude qui sont au cœur de l’organisation de la polis. Les communes médiévales restèrent marquées dans leur ensemble par le « mode de production simple » suivant lequel les artisans utilisent le marché pour satisfaire leurs besoins, non pour accumuler du capital. Les guildes régulaient l’activité économique dans le détail des prix, de la quantité et de la qualité des produits et « chaque individu avait sa position sécurisée dans l’économie de la communauté, une position soigneusement définie à travers un système de droits et de devoirs »55. Cependant, dans les communes médiévales tardives, avec le développement du commerce au-delà des limites de la commune et de la campagne environnante, certaines guildes de maîtres-artisans et de marchands ont développé des intérêts économiques séparés de ceux de la communauté et exclus les apprentis et les journaliers de l’accès à la maîtrise. A la fin du XIIIème siècle, des guerres de classe ont opposé des maîtres organisés dans des guildes exclusives à des artisans prolétarisés, comme en Flandres, ou en Italie avec la lutte entre le popolo grasso et le popolo magro56.
33Mais c’est l’introduction dans la ville de la « fabrique », définie par la séparation des petits producteurs indépendants de leurs moyens de production, qui allait déterminer un bouleversement profond : d’un espace de vie de la communauté dont le travail était fonction, la cité devint « ville bourgeoise », un espace de production dont la vie devient fonction. La croissance du commerce capitaliste, en déplaçant la destination sociale du travail au-delà de la commune vers l’échange extérieur de marchandises, exploite la campagne comme un ensemble de ressources pour cette fin. À l’image de ce qui s’est produit en Angleterre avec les enclosures des terres rurales, l’industrialisation des villes et la mécanisation de l’agriculture, la ville façonne désormais la campagne à son image suivant la forme du travail industriel et abstrait. Bookchin définit l’« urbanisation » comme le processus historique de transformation spatiale, sociale, culturelle, éthique et politique porté par l’introduction de la dynamique capitaliste dans les villes. L’urbanisation dissout l’idéaltype historique de la « cité » au sens de l’unité de la ville et de la campagne, de la complémentarité des groupes sociaux diversifiés dans la satisfaction des besoins matériels, et de la formation d’un espace civique de participation directe et de sociabilité qui en réglait la composition. Ne voir en elle qu’une tendance qui rentre en conflit avec la campagne relève d’une vision déformante. Autant qu’au monde rural, l’« urbanisation » s’oppose à ce que Bookchin appelle la « citification », c’est-à-dire l’édification d’un espace territorial d’interdépendance économique organisé autour d’institutions de participation directe des citoyens57, un processus qui a permis historiquement aux habitants des cités de s’extraire du féodalisme. L’urbanisation en tant que reconfigurationde la ville autour de la norme de la production pour le profit est en même temps défiguration de toutes les « limites » (de contrôle civique, de régulation économique, d’expression esthétique, d’équilibre démographique, etc.) constitutives de la cité.
- 58 Ibid., p. 136.
- 59 Ibid. p. 136.
34 Dans From Urbanization to Cities, cette lecture est complétée d’analyses sur le rôle que l’État-nation moderne a joué dans cette histoire des cités. Bookchin remet en cause la thèse d’un développement conjoint de l’État-nation, de l’émergence de la bourgeoisie comme classe dominante, du marché national et de la mise sur pied du régime représentatif comme logique univoque de transition du féodalisme au capitalisme. Les premiers Etats-nations européens constitués entre le XIIIe et le XVIe siècle en Angleterre, en France ou en Espagne étaient des monarchies patrimoniales qui se sont développées en s’appuyant sur une bureaucratie royale comme centre de l’autorité politique et administrative pour construire la nation comme domaine de la maison royale. L’absolutisme a joué un rôle déterminant en supplantant le localisme par le nationalisme et ainsi en subordonnant une société marquée par la décentralisation et la diversité culturelle à des institutions bureaucratiques et un État central favorisant une homogénéisation des modes de vie : « il a changé la politique locale en un art de l’État national en privant la citoyenneté de ses attributs classiques »58. Un changement qui ne s’est pas fait sans de nombreux conflits qui n’ont pas été organisés par des partis nationaux mais ont été menés directement « depuis l’échelle du village, du bourg, du quartier, de la vie de la cité où les idéaux de la confédération ont été opposés aux revendications en faveur d’un État-nation, et les valeurs de la décentralisation à celles de la centralisation »59. Du XIIe au XVIe siècles, de nombreuses confédérations municipales – les Ligues lombardes, la Ligue hanséatique, les Ligues rhénanes, la « Ligue grise » (Graübunden), la Ligue souabe – se sont formées pour combattre les puissances impériales centralisatrices. La Seconde Ligue rhénane se définissait elle-même comme une « conjuration de citoyens » (« civitationes conjuratae ») : chaque village membre de la Ligue envoyait quatre délégués à une assemblée de la cité (Städtetag), et une assemblée des représentants des cités se réunissait quatre fois par an, tandis qu’il existait un conseil pour régler les conflits entre les cités confédérées. La Confédération suisse, en tant que régime politique stable, est elle-même issue des Ligues Rhénane et Souabe, et ne peut être comprise en dehors de ce milieu de confédérations émergentes au sein desquelles elle s’est constituée aux XIIIe et XIVe siècles, pas plus qu’elle ne peut être analysée comme une exception ou une anomalie dans la trajectoire occidentale de formation des Etats-nations. Cette tendance confédérale dans l’Europe médiévale tardive explique aussi le retard pris dans la formation de l’État-nation en Italie et en Allemagne :
« Ce ne sont pas les « mesquineries » locales et « l’esprit de clocher » qui ont empêché l’Europe centrale et méridionale d’actualiser leur statut de nation jusque tard dans le dix-neuvième siècle. Ce « retard » était plutôt le produit d’une forte tradition d’autonomie municipale et d’une histoire dramatique de résistance à la centralisation, aussi pervertie fût-elle dans les temps qui ont suivi. La diète de la Ligue hanséatique, le Städtetag de la Ligue rhénane et les organes confédéraux autonomes ailleurs en Europe hantent l’histoire du continent comme l’esprit non exorcisé d’une vie publique plus active et d’une politique civique énergique60 ».
35Les luttes menées par Etienne Marcel en France contre la monarchie et par Cola di Rienzi en Italie au milieu du XIVème siècles étaient elles aussi portées par des visions confédérales et des initiatives pour structurer une alliance des villes, quand bien même elles n’instituèrent pas de confédérations effectives. Les XIVe, XVe et XVIe siècles sont également marqués par de nombreuses révoltes paysannes contre la hiérarchie ecclésiastique et les grands féodaux (la Révolte des paysans de 1381et la Rébellion de Kett en 1549 en Angleterre, les guerres hussites en Bohême, les Jacqueries et la rébellion des Croquants entre 1592 et 1595 en France) qui, à l’image de la Guerre des paysans allemands menée par Thomas Münzer entre 1524 et 1526, défendent les formes communales du village traditionnel (la Gemeinde), d’aide mutuelle et d’usage collectif des terres. Des révoltes urbaines et des révoltes villageoises qui sont loin d’être sans rapport : dans la mesure où la culture communale des villages a imprégné la vie des cités, elles partagent les valeurs de décentralisation, de localisme et de participation spontanée et sont parvenus à l’occasion à se coordonner, comme dans le cas de la révolte d’Etienne Marcel. Ces révoltes décentralisatrices ont trouvé leur point sommital d’intensité en 1520-1521 dans le mouvement Comunero des municipalités (Comunidades) castillanes contre l’absolutisme royal de Charles Ier. Déjà regroupées dans le parlement de Castille (Cortes), elles levèrent une armée de citoyens et se réunirent dans la contre-institution d’un conseil confédéral (Comunero Junta) pour lequel elles revendiquèrent une formation démocratique sur la base des assemblées locales, incarnant finalement un « double pouvoir » qui menaçait de substituer à l’État central monarchique une confédération municipale61.
36 Les forces centralisatrices ont dû par conséquent s’employer pour supplanter des forces sociales mues par des dispositions culturelles, économiques et politiques contraires. Dans le royaume de France, Philippe le Bel mit en place une administration hiérarchique qui pénétrait jusqu’aux localités sous la houlette des officiers du roi. La théorie de la souveraineté de Bodin fut élaborée pour légitimer l’autorité supérieure du gouvernement central sur toutes les autres formes de juridiction locale, tandis que Richelieu et Mazarin cherchèrent à parachever la centralisation en supprimant l’autonomie administrative des villes. Cependant, le déclin définitif du processus prémoderne de citification ne put avoir lieu qu’à la faveur d’une transformation interne aux cités elles-mêmes. Le commerce interurbain que leur croissance avait fait émerger servit de soubassement à la formation de l’État-nation moderne capitaliste :
« Le pouvoir royal qui a construit l’État-nation pratiquement brique par brique, pour ainsi dire, a utilisé les réseaux interurbains comme des voies politiques pour étendre ses bureaucraties dans les profondeurs du pays, tout comme l’Église, des siècles plus tôt, a envoyé ses missionnaires et ses ordres saints dans les forêts et les terres agricoles de l’Europe barbare en empruntant sentiers et chemins62 ».
37La conversion du marché interurbain en marché national opéré par le développement des routes, des infrastructures de communication et de la monétisation a permis aux monarques de renforcer la centralisation de l’État sur une base nationale. Dans le même temps, des divisions sociales se sont cristallisées dans les communes médiévales tardives entre d’une part des artisans davantage attachés au marché local et à l’autonomie communale, et d’autre part des banquiers et des marchands dont les richesses dépendaient toujours plus des marchés nationaux et internationaux et dont les intérêts convergeaient avec ceux des bureaucraties royales. En somme, la formation entre le XVIème et le XVIIIème siècle du marché national par l’État à partir du commerce interurbain et le développement conjoint d’une bourgeoisie marchande d’envergure nationale issue des tensions sociales à l’intérieur des cités ont fini de saper le processus historique de citification qu’avait déjà entamé la croissance des bureaucraties royales.
- 63 Bookchin Murray, The Third Revolution, vol. 1, op. cit., p. 2-3.
38 Les « révolutions démocratiques » de « l’ère moderne » furent dès lors la manifestation du caractère révolutionnaire pris par l’héritage du civisme historique dans le contexte moderne de la domination de l’État-nation capitaliste. Non seulement elles ont été des révolutions « municipales » au sens où elles ont eu leur centre dans des villes, que ce soit Londres en 1640, Boston en 1770, Paris en 1789 et en 1871, Petrograd en 1905 et 1917 ou Barcelone en 1936. Mais, en outre, elles ont été faites, non pas essentiellement par des « bourgeois » ou des « prolétaires », mais par des mouvements transclasses qui réunissaient des artisans marqués par une culture civique et par d’ex-paysans fraîchement débarqués des campagnes pour travailler en ville et qui étaient encore imprégnés de la culture communale des villages. Bookchin a intitulé « The Third Revolution » les quatre volumes qu’il a consacrés aux « mouvements populaires à l’ère révolutionnaire ». Par « troisième révolution », il fait référence à un schéma d’interprétation des deux Révolutions française et russe. Dans les deux cas, une « première révolution » a été dirigée contre une monarchie obsolète par une coalition de libéraux et de radicaux qui ont pris le pouvoir pour remplacer la monarchie par un gouvernement représentatif modéré. Puis une « deuxième révolution » a suivi la première au cours de laquelle les radicaux qui avaient le soutien de la plupart des insurgés ont renversé le gouvernement modéré pour y mettre à la place une forme de gouvernement plus radical. Mais, une fois au pouvoir, le gouvernement radical se trouve discrédité à son tour au point que le peuple révolutionnaire s’engage dans une « troisième révolution » pour récupérer le pouvoir qu’il a perdu. Le peuple insurgé cherche alors à développer les formes de démocratie directe qu’il a institués dans les phases précédentes de la révolution mais dont le pouvoir a été réduit ou usurpé par les parties ou les factions prétendant parler en leur nom. Les sans-culottes français ont ainsi cherché à étendre l’autorité des « sections », c’est-à-dire des assemblées populaires de quartier aux dépens d’un appareil d’État de plus en plus puissant, centralisé et contrôlé par les Jacobins. De la même façon, les ouvriers et les marins russes voulaient démocratiser et renforcer leurs « soviets » ou conseils à la base pour les substituer à l’appareil d’État toujours plus autoritaire contrôlé par les bolcheviques. Dans les deux cas, leur soulèvement a été finalement interrompu quand les organisations révolutionnaires autoproclamées se sont retournés contre le mouvement populaire et l’ont supprimé par la force militaire63.
39L’essor et l’ascendance des assemblées sectionnaires dans la Révolution française est pour Bookchin l’exemple le plus significatif à l’époque moderne de réalisation de la liberté civique et de la démocratie directe dans une grande ville qui était la capitale des monarchies européennes occidentales et apparaissait comme une créature de l’État-nation. Les assemblées sectionnaires ont incarné la formation populaire d’une dualité de pouvoir parallèle à l’existence de l’État centralisateur. Ce qui était d’abord les assemblées de districts, dont les origines remontent à leur convocation par Louis XVI pour élire les députés aux Etats Généraux, rejetèrent les officiels chargés de présider leurs séances, élevèrent à 400 au lieu de 147 le nombre de leurs représentants, et refusèrent de se démettre pour s’établir comme des organes permanents du gouvernement municipal de Paris. Entre l’été et l’automne 1793, les sections se réunissaient deux fois par semaine voire quotidiennement dans les moments les plus critiques. Les 48 assemblées sectionnaires étaient coordonnées par la Commune de Paris, mais, plus radicales, elles contournèrent parfois cependant la Commune et formèrent leurs propres réseaux et comités de liaison. Il leur arrivait même d’intervenir directement à la Convention pour changer le cours de ses décrets et de ses lois. Elles revendiquèrent le contrôle des fonctionnaires et des élus qu’elles considéraient comme leurs subordonnés, et leur révocabilité était le moyen par lequel elles entendaient exercer la souveraineté populaire. En outre, les sections assumèrent un ensemble de fonctions sociales, économiques et de défense : elles régulèrent le prix des denrées, réquisitionnèrent les ateliers des émigrés pour donner du travail aux sans-emplois, assurèrent la subsistance des pauvres et le soutien des veuves et des orphelins, organisèrent des festivités et des banquets populaires. Le projet d’une France confédérale organisée autour des sections dans une République des communes ne leur fut pas étrangère tandis qu’à partir d’avril 1793, le Conseil général de la Commune établit un comité de correspondance pour communiquer avec les 44000 municipalités de France, faisant ainsi des avancées concrètes vers une « fédération des communes »64. Bookchin a également analysé dans le détail comment les town meetings de la Nouvelle-Angleterre pendant la Révolution américaine et la Commune de Paris de 1871 étaient d’autres formes de réalisation d’un civisme révolutionnaire basé sur des pratiques de démocratie directe et des tentatives d’organisation confédérale entre communes.
40Le « municipalisme libertaire » est le projet politique qui découle de cette vision du rôle historique des cités dans le contexte de la domination de l’État moderne. Il consiste dans la formation d’un corps de citoyens à l’échelle des municipalités autour d’institutions de démocratie directe et de liaisons confédérales entre elles constituant un pouvoir dual en confrontation avec celui de l’État-nation, afin de se substituer à lui.
- 65 Bookchin Murray, « Theses on libertarian municipalism », in The Limits of the City, op. cit., p. 16 (…)
« L’émergence de la cité nous ouvre, à des degrés divers de développement, non seulement le nouveau domaine de l’humanitas universelle, qui se distingue du folklore paroissial, ainsi que l’espace libre d’un civisme novateur distinct du lien traditionnel et biocentrique de la gemeischaften, mais elle nous ouvre aussi le domaine du polissonomos, le gouvernement de la polis par un corps politique de citoyens libres, en bref de la politique distinguée strictement du social et de l’étatique »65.
- 66 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 221.
- 67 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., 262-265.
- 68 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 221.
- 69 Ibid., p. 60.
41Bookchin a tiré de sa lecture historique une distinction cruciale entre le « social », la « politique » et l’« État ». La politique, qui tire son origine de la polis grecque, a signifié historiquement la création d’un nouvel espace de relations sociales entre les habitants de la cité dédié à la gestion des affaires publiques, et distinct de l’espace strictement « social » incluant le foyer familial, le lieu de travail, l’école, les cercles d’amis ou encore les institutions religieuses. La politique implique « le débat rationnel, la prise de responsabilité (empowerment) publique, l’exercice de la raison pratique et sa réalisation dans une activité partagée et même participative »66. Le lieu institutionnel qui lui est associée est celui de l’assemblée et la figure subjective celle du citoyen, caractérisée, dans la conception de la Grèce classique, par les idéaux éthiques de la philia, de la polyvalence et de la méfiance corrélative envers les spécialistes, mais encore de l’amateurisme, de l’autosuffisance matérielle, de la limite et du contrôle des ambitions excessives, du partage et de la subdivision du pouvoir afin d’éviter l’ascendant de tel ou tel intérêt particulier, l’ensemble de ces idéaux faisant l’objet d’un processus pédagogique de construction éthique de la personne, la paideia67. Eu égard à cette conception de la politique et de la citoyenneté, l’État représente une forme antinomique de gestion des affaires publiques. L’art de gouverner l’État (« Statecraft ») consiste dans toutes les opérations qui engagent l’État : son contrôle de tout l’appareil de régulation de la société sous la forme des autorités de fabrique de la loi et des règlements, son administration de la société par une bureaucratie, et son exercice du monopole de la violence par les forces de police et les armées. Les organisations que l’on appelle « partis politiques » sont eux-mêmes strictement liés au phénomène de l’État : « chaque parti a ses racines dans l’État, non dans la citoyenneté »68. Les partis politiques sont des organisations hiérarchiques fonctionnant du haut vers le bas, et ils n’ont eux-mêmes rien de « politique » au sens où ils relèveraient de la consociation entre citoyens dans la municipalité. Ils sont faits au contraire pour contraindre le corps politique, pour le contrôler et le manipuler, non pour exprimer sa volonté ni lui permettre de la développer. Ils sont finalement des répliques de l’État, et faits comme lui pour mobiliser, commander, acquérir le pouvoir et gouverner. Dans l’État-nation moderne, la figure du citoyen classique a complètement disparu, celle du citoyen moderne se confondant avec celle de l’électeur-contribuable administré par des professionnels et des experts de la chose publique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître du point de vue de la plupart des conceptions modernes du pouvoir qui identifient la politique et l’État, « l’État a historiquement dépolitisé [le] corps politique [des citoyens] et l’a pour l’essentiel démantelé institutionnellement »69.
- 70 Bookchin Murray, Social Ecology and Communalism, Oakland/Edimbourg, AK Press, 2006, p. 65.
- 71 Bookchin Murray, « Theses on libertarian municipalism », op. cit., p. 171.
42A l’inverse, le municipalisme libertaire vise la substitution de la politique à l’État par la mise en place d’une confédération de communes libres organisées autour d’assemblées démocratiques populaires réunissant les citoyens habitant la cité. L’objectif de la disparition de l’État-nation moderne ne signifie donc pas l’absence d’institutions politiques et l’idéal d’une société autorégulée par le fonctionnement de sa vie économique et sociale libérée de l’État. Elle ne signifie pas non plus l’absence d’une administration, puisque les assemblées municipales gèrent elles-mêmes l’administration des affaires publiques locales, tandis que la fonction des conseils confédéraux composés de délégués élus mandatés par les assemblées populaires aux échelles supérieures à la municipalité de la région, de la nation, voire du monde, est de coordonner l’administration par les diverses municipalités des politiques de portée confédérale. A ce titre, la critique qui voit dans le municipalisme libertaire de Bookchin un projet strictement localiste et incapable de traiter de problèmes excédant ceux d’une municipalité, comme par exemple le problème global du climat, ne tient pas. C’est nier sa dimension fondamentalement confédérale qui s’assortit d’un système de délégation basé « sur des responsabilités partagées, la pleine reddition de comptes des délégués confédéraux à leur communauté, le droit de révocation, et des formes représentatives fermement mandatées », qui « est une part indispensable de la nouvelle politique »70. Il ne peut cependant pas non plus être réduit à l’inverse à un projet d’État fédéral car il établit une distinction nette entre la « politique » et l’« administration », la prise de décision politique étant sous la responsabilité exclusive des citoyens des assemblées populaires municipales, alors que les conseils confédéraux sont uniquement en charge des fonctions administratives et dépourvus de toute attribution politique. À cet égard, Bookchin critique la Commune de Paris de 1871, et du même coup Marx qui a fait l’éloge de cette organisation du pouvoir dans La Guerre civile en France, pour avoir fusionné entre les mains des élus de la Commune la prise des décisions politiques et l’exécution administrative de ces décisions. La délégation du pouvoir populaire de prise de décision politique (le polissonomos) est aussi ce qui a entaché le système des conseils (soviets, Raten), et bien sûr la « démocratie représentative » en général qui est elle-même une « contradiction dans les termes »71.
- 72 Bookchin Murray, To Remember Spain. The Anarchist and Syndicalist Revolution of 1936, San Francisco (…)
- 73 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 235.
- 74 Ibid.
- 75 Ibid., p. 266.
- 76 Voir par exemple, Bernier Aurélien, L’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé, Paris (…)
- 77 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 250.
43Du point de vue économique, le « municipalisme libertaire » cherche à ouvrir une brèche dans le débat opposant la propriété privée, qui a aujourd’hui pris la forme dévorante de la propriété d’entreprise, à la propriété collective, que ce soit sous la forme de la nationalisation ou de la collectivisation, en prenant position pour la « municipalisation de la propriété ». Il défend, en d’autres termes, une « municipalisation de l’économie » qui se distingue primo d’une économie capitaliste dont le principe du « croître ou mourir » entre en contradiction radicale avec les principes écologiques de l’interdépendance et de la limite, secundo de la nationalisation de l’économie qui conduit nécessairement à un contrôle bureaucratique du haut vers le bas, et tertio de la collectivisation de l’économie, que ce soit dans la version anarcho-syndicaliste du contrôle syndical des entreprises ou dans la version autogestionnaire du contrôle ouvrier des entreprises. Dans l’expérience de la Guerre civile espagnole de 1936, si des formes de collectivisation populaire réussies dans les campagnes ont pu représenter une alternative consistante à la vision marxienne d’une planification étatique de l’économie, la collectivisation des usines dans les villes par les comités élus des travailleurs n’a pas échappé à des formes de bureaucratisation, ceux-ci prenant à terme des initiatives supplantant la base72. En outre, les demandes syndicales pour la collectivisation de l’industrie ou pour le contrôle par les travailleurs des unités industrielles sont encore fondées sur des relations d’échanges contractuels aboutissant à une « économie privatisée sous une forme collective »73 que Bookchin qualifie aussi de « capitalisme collectif ». Une communauté reposant sur un ensemble de coopératives peut ainsi très bien fonctionner à la manière d’un entrepreneur avec un sens de la propriété sur ses ressources, et entrer dans un système d’échange concurrentiel avec d’autres communautés fondé sur des contrats et une comptabilité focalisée sur les montants exacts de ce que recevra chaque communauté en contrepartie de ce qu’elle fournit aux autres. La perspective de la « démocratie au travail » est donc elle aussi loin d’être suffisante à la mise en place d’une économie post-capitaliste et finit par être dévoyée dans l’implication des travailleurs dans la planification de la production ou la participation aux bénéfices au lieu de les libérer de la contrainte de l’usine et de la rationalisation du travail. Le marxisme et le syndicalisme ne se sont finalement jamais départis de la recherche d’une économie définie à partir des intérêts des travailleurs, alors que la question de l’émancipation économique est celle du dépassement de tous les intérêts particuliers liés au travail dans la fourniture des besoins communs des citoyens définis démocratiquement. La « municipalisation de l’économie » consiste alors à « politiser l’économie en dissolvant la prise de décision économique dans le domaine civique »74, à définir une « économie politique » au sens d’une « économie de la polis ou de la municipalité » où l’économie considérée comme le tout indissociable formé par la diversité des contributions complémentaires est absorbée dans la chose publique et ainsi dépouillé d’une identité distincte qui peut toujours être privatisée en une entreprise intéressée. La politique économique est ainsi définie par l’ensemble des habitants de la commune, des « banques civiques sont créées pour financer des entreprises municipales et l’achat de terres »75, et les terres comme les entreprises sont placées sous le contrôle des citoyens réunis dans les assemblées municipales reliées entre elles à l’échelle confédérale. Sur ce dernier aspect, la critique récurrente qui reproche à Bookchin une approche strictement localiste de l’économie, qui ne serait pas tenable du fait de la dépendance de l’usage de nombreux biens d’usage courant à un niveau élevé de division du travail, tient là aussi d’une image déformante de sa pensée76. Car la municipalisation de l’économie que défend Bookchin est confédérale et repose sur l’organisation d’une interdépendance économique entre les communes et les régions confédérées qui renvoient dos-à-dos la globalisation de l’économie et sa relocalisation communautaire. S’il est évident que la division nationale et internationale du travail massive et l’énorme dépense d’énergie que suppose le transport des marchandises dans l’économie globale est intenable d’un point de vue écologique, et qu’il est indispensable de parvenir à un certain niveau d’autosuffisance économique, Bookchin n’a cessé néanmoins de critiquer l’équivalence entre sa position décentralisatrice et un « isolement localiste » culturellement régressif et incompatible avec un certain niveau de développement technologique77. Il voit dans le confédéralisme la solution qui permet d’articuler le contrôle démocratique des ressources par chaque commune avec l’interdépendance entre les communes :
« Le confédéralisme comme principe d’organisation sociale atteint son plein développement quand l’économie elle-même est confédéralisée […], c’est-à-dire quand une communauté, qu’elle soit petite ou grande, commence à gérer ses propres ressources dans un réseau interconnecté avec d’autres communautés. Forcer le choix entre l’autosuffisance d’une part et le système de l’échange marchand d’autre part est une dichotomie simpliste et inutile »78.
44Dans une économie municipaliste confédérale, les citoyens reprennent le contrôle des ressources locales – ce à quoi toute solution étatique est amenée à renoncer –, ce qui n’empêche pas les communes et les régions de devoir « compter les unes sur les autres pour la satisfaction d’importants besoins matériels » suivant une interdépendance organisée démocratiquement.
- 79 Bookchin M., « Thèses sur le municipalisme libertaire », op. cit., p. 177-178.
- 80 Bookchin Murray, Changer sa vie sans changer le monde, op. cit.
- 81 Bookchin M., « Communalism : The Democratic Dimension of Social Anarchism », in Anarchism, Marxism (…)
- 82 Bookchin M., « The Communalist Project », in The Next Revolution. Popular Assemblies and the Promis (…)
45 Au milieu des années 1990, Bookchin adjoignit au concept de « municipalisme libertaire » celui de « communalisme » afin de distinguer son projet politique de celui de l’anarchisme. La formule de « municipalisme libertaire » l’inscrivait en effet jusqu’ici explicitement dans la tradition anarchiste en mettant en avant l’horizon émancipateur d’une confédération de communes libres que l’on trouvait en particulier chez Proudhon, Bakounine ou Kropotkine, non sans souligner cependant que la « tendance communaliste » et « l’orientation municipaliste » de l’anarchisme avait manqué d’un réel examen du « noyau politique » de cette orientation dans la délimitation civique d’un espace institutionnel de discours libre et de prise de décision collective distinct de la société comme de l’État79. Mais avec les années 1980 et 1990, Bookchin estimait que l’anarchisme, sous le coup d’une droitisation générale du spectre idéologique, avait dérivé autour des revendications de l’autonomie personnelle et du changement de style de vie au détriment du contenu profondément socialiste de la tradition anarchiste. Il opposait alors « l’anarchisme social » à « l’anarchisme du style de vie » (« lifestyle anarchism »)80 et définit le « communalisme » comme « la dimension démocratique de l’anarchisme social »81, afin d’insister sur la nécessité d’institutions politiques libertaires, alors que d’autres formulations idéologiques, notamment celle d’ « anarcho-communisme », manquait au contraire de précision sur les institutions qui permettrait de réaliser une distribution communiste des biens. Il s’agissait ainsi de définir une voie distincte à l’intérieur de l’anarchisme. Au début des années 2000, la confusion de l’anarchisme avec un individualisme rejetant toute responsabilité vis-à-vis du bien-être collectif lui parut trop grande pour ne pas devoir s’en démarquer radicalement, et il finit par faire du « communalisme » une idéologie distincte avec sa propre tradition révolutionnaire82. Il présente ainsi le communalisme d’une part comme une synthèse du marxisme et de l’anarchisme – retenant du marxisme le projet de formuler un socialisme systématique et cohérent qui intègre la philosophie, l’histoire, l’économie et la politique en vue d’insuffler la théorie à la pratique, et de l’anarchisme son engagement pour l’antiétatisme, le confédéralisme et la dissolution de la hiérarchie –, mais d’autre part comme un dépassement de ces deux idéologies. La faiblesse commune au marxisme, à l’anarchisme et au syndicalisme révolutionnaire est leur incapacité à distinguer une sphère politique émancipatrice de celle de l’État. En identifiant l’État-nation comme le lieu de la nécessaire prise du pouvoir par les travailleurs, Marx a échoué à montrer comment ils pourraient diriger les processus de décision politique et économique sans la médiation d’une bureaucratie centralisée et autoritaire, tout en faisant de l’alternative de l’État ouvrier une institution elle-même répressive. Quant au syndicalisme révolutionnaire, de façon symétrique, son insistance sur le contrôle des usines par les comités de travailleurs et les conseils économiques confédéraux comme lieux de l’autorité sociale a pu conduire, comme dans le cas de la révolution espagnole de 1936, à laisser ses adversaires s’emparer du pouvoir gouvernemental et saper ainsi leur mouvement révolutionnaire. Sa stratégie de la grève générale, en outre, si elle permet une confrontation directe avec l’État, n’est jamais parvenue à se convertir en changement social révolutionnaire. L’anarchisme enfin, en identifiant les notions d’État et de gouvernement, a pris le risque de renoncer à tout processus d’organisation de la vie sociale, fût-il socialement autorégulé. La définition du communalisme permet au contraire de mettre en évidence un projet et une stratégie à l’endroit où les autres formes de socialisme révolutionnaire ont failli, celles de la formation populaire et démocratique d’institutions politiques du socialisme à même de se substituer à l’État-nation centralisé et capitaliste.
46Si Bookchin envisage bien cependant la participation aux élections municipales, ce ne peut être que dans les conditions d’un mouvement social confédéral structuré par une « organisation communaliste » autour du but conscient de transformation des institutions municipales en démocratie directe. Cette stratégie électorale municipale implique pour les candidats élus de tenter de créer légalement des assemblées de citoyens de quartier auxquelles est effectivement transféré le pouvoir politique, et, si le cadre légal ne le permet pas, de convoquer des assemblées démocratiques directes sur une base extralégale en faisant pression sur les institutions étatiques pour être reconnues par la population comme les centres authentiques du pouvoir public, et donner corps au conflit entre le politique populaire et les institutions parlementaires83. Le cœur du communalisme est de s’attaquer au problème du pouvoir politique en visant une société pleinement démocratique par la récupération citoyenne de ce pouvoir au détriment de sa captation par les professionnels de l’État. Cet engagement favorable à l’autogouvernement et non au rejet de tout gouvernement, aux institutions démocratiques avec leur règle de la majorité plutôt qu’au consensus, à l’exercice du pouvoir populaire plutôt qu’à la critique radicale de tout pouvoir sépare finalement nettement le communalisme de l’anarchisme. Dans tous les cas, le communalisme se démarque de la position qui consisterait à voir dans la suppression pure et simple des institutions autoritaires l’avènement d’une société libre, sans en passer par un mouvement d’auto-transformation de la société orienté vers la prise et l’apprentissage de l’exercice civique du pouvoir.
47Le geste théorique essentiel de Bookchin est d’avoir arrimé sa recherche sur la définition d’une nouvelle politique émancipatrice à une enquête sur les causes profondes de la crise écologique. L’originalité du communalisme qu’il propose et qui n’en fait pas simplement l’héritier d’une tradition, quelle que soit au demeurant l’importance de l’identification d’une tradition communaliste sur laquelle appuyer cette possibilité nouvelle, est de l’avoir défini comme une politique capable de surmonter les causes de la destruction de la nature afin de conduire à une société écologique. Il s’agit donc d’un éco-communalisme.
- 84 Suivant la logique de ce que Bookchin conceptualise comme le « naturalisme dialectique ». Cf. Bookc (…)
48 Dans l’approfondissement de son enquête, il a finalement identifié plusieurs processus causaux qui déterminent la crise écologique. Premièrement, la manipulation socio-psychologique de la rareté par le système capitaliste soutient la permanence d’une consommation de masse qui menace la nature de façon continuelle, de sorte que l’institution à l’échelle locale d’une délibération démocratique sur les besoins est un premier aspect constitutif du communalisme. Deuxièmement, la dialectique historique des rapports entre la nature et la société qui a conduit celle-ci à s’autonomiser complètement de celle-là alors qu’elles fusionnaient dans les sociétés organiques implique son dépassement84 dans un processus de coparticipation et d’entrelacement entre les formes de vie humaines et les formes de vie non-humaines définissant de nouveaux écosystèmes sur la base desquels l’économie locale des communes et l’économie confédérale des communes de communes pourraient se recomposer. Troisièmement, l’intériorisation sociale des différences biologiques a constitué le mouvement de différenciation de la société vis-à-vis de la nature comme la formation de sociétés hiérarchiques reposant sur l’institution du commandement et de l’objectivation des sujets humains qui ont préparé l’exploitation capitaliste de la nature. L’abolition des hiérarchies fondées sur le sexe, la race et l’âge dans un communalisme qui définit l’égalité inconditionnelle des droits politiques et économiques des femmes, des minorités raciales et des jeunes est donc une condition sine qua non à la fin de la domination sur la nature. Quatrièmement, la séparation de la ville et de la campagne issue du processus capitaliste d’urbanisation doit être remise en question au sein de cités et de biorégions reconstituant des liens organiques entre ville et campagne. Cinquièmement, la dissolution du capitalisme et de l’État-nation et leur remplacement par une confédération mondiale de communes est nécessaire comme la suppression des forces qui ne cessent de désintégrer les rapports d’équilibre que les habitants des territoires nouent avec la nature dont ils font partie.
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Collectif « vivons et decidons ensemble », Ballast, « La Commune des communes : le municipalisme à l’épreuve », 5 mars 2020, https://www.revue-ballast.fr/la-commune-des-communes-le-municipalisme-a-lepreuve/
Colau Ada et Bookchin Debbie, Guide du municipalisme. Pour une ville citoyenne, apaisée, ouverte, tr. fr. N. Cooren, Paris, Charles Léopold Meyer, 2019.
Romero Floréal, Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Paris, Éditions du Commun, 2019.
Gerber Vincent, Murray Bookchin et l’écologie sociale. Une biographie intellectuelle, Montréal, Ecosociété, 2013.
Gerber Vincent et Romero Floréal, Murray Bookchin et l’écologie sociale libertaire, Paris, Passager clandestin, 2019.
Gutkind Erwin Anton, Community and Environment. A Discourse on Social Ecology, New-York, Philosophical Library, 1954.
Herber Lewis (pseudonyme de Murray Bookchin), « The Problem of Chemical in Food », Contemporary Issues, vol. 3, n° 12, juin-août 1952.
Herber Lewis, Crisis in Our Cities, Engelwood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1965.
Jeanpierre Laurent, « Commune de Paris et Commune des rond-points », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 148/2021, p. 109-122.
Marx Karl, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993.
Mumford Lewis, La cité à travers l’histoire, Paris, Agone, 2011 [1964].
Öcalan Abdullah, Confédéralisme démocratique, International Initiative Edition, Cologne, 2011.
Öcalan Abdullah, La révolution communaliste. Ecrits de Prison, Montreuil, Libertalia, 2020.
Van Der Linden Marcel, « The Prehistory of Post-Scarcity Anarchism. Josef Weber and the Movement for a Democracy of Content (1947-1964) », Anarchist Studies, vol. 9, n° 2, 2001, p. 127-145.
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Notes
1 Depuis 2016, cinq livres de Bookchin ont été traduits en français : Bookchin Murray, Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance, tr. fr. D. Blanchard, V. Gerber, A. Stevens, présentation V. Gerber, Ecosociété, Montréal, 2016 ; Notre environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique, tr. fr. D. Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2019 ; Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, tr. fr. H. Arnold, D. Blanchard, R. Garcia et V. Gerber, préface de D. Blanchard, Paris, L’échappée, 2019 ; Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, tr. fr. et postface X. Crépin, Paris, Agone, 2020 ; L’écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain, tr. fr. M. Schaffner, Marseille, Wildproject, 2020. Plusieurs livres d’introduction à la pensée de Bookchin ont également été publiés depuis 2013 : Biehl Janet, Le municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, tr. fr. N. Daigneault, préface A. Stevens, Montréal « Ecosociété », 2013 ; Gerber Vincent, Murray Bookchin et l’écologie sociale. Une biographie intellectuelle, Montréal, Ecosociété, 2013 ; Gerber Vincent et Romero Floréal, Murray Bookchin et l’écologie sociale libertaire, Paris, Passager clandestin, 2019 ; Romero Floréal, Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Paris, Éditions du Commun, 2019. Il faut mentionner également la biographie de Bookchin par Biehl Janet, Ecologie ou catastrophe. La vie de Murray Bookchin, tr. fr. E. Gaignebet, Paris, L’amourier, 2018.
2 Voir dans ce dossier la contribution de Yann Renoult.
3 Öcalan Abdullah, Confédéralisme démocratique, International Initiative Edition, Cologne, 2011 ; La révolution communaliste. Ecrits de Prison, Montreuil, Libertalia, 2020.
4 Colau Ada et Bookchin Debbie, Guide du municipalisme. Pour une ville citoyenne, apaisée, ouverte, tr. fr. N. Cooren, Paris, Charles Léopold Meyer, 2019.
5 Une formule que l’on trouve souvent sous la plume de Bookchin pour résumer son projet de société et qui renvoie pour lui à l’idéal porté par une partie du mouvement révolutionnaire au XIXème siècle. Voir par exemple Bookchin Murray, The Ecology of Freedom. The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Oakland/Edimbourg, AK Press, 2005 [1982], p. 267 ; From Urbanization to Cities. Towards a New Politics of Citizenship, Londres, Cassell, 1995, p. 8-9, 11, 268-269 ; Une société à refaire, Vers une écologie de la liberté, tr. fr. C. Barret, Montréal, Ecosociété, 2011, p. 262 ; The Third Revolution. Popular Movements in the Revolutionary Era, volume 1, Londres, Cassel, 1996, p. 326.
6 Collectif « vivons et decidons ensemble », Ballast, « La Commune des communes : le municipalisme à l’épreuve », 5 mars 2020, https://www.revue-ballast.fr/la-commune-des-communes-le-municipalisme-a-lepreuve/ ; Jeanpierre Laurent, « Commune de Paris et Commune des rond-points », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 148/2021, p. 109-122.
7 Audier Serge, La société écologique et ses ennemis, Paris, La Découverte, 2017 ; L’âge productiviste. Hégémonies prométhéennes, brèches et alternatives écologiques, Paris, La découverte, 2019.
8 Sur ce mouvement, cf. Van Der Linden Marcel, « The Prehistory of Post-Scarcity Anarchism. Josef Weber and the Movement for a Democracy of Content (1947-1964) », Anarchist Studies, vol. 9, n° 2, 2001, p. 127-145, et la réponse de Biehl Janet, « Bookchin’s Originality : A Reply to Marcel Van der Linden », Communalism, International Journal for a Rational Society, n° 14, avril 2008, p. 1-23.
9 Herber Lewis (pseudonyme de Murray Bookchin), « The Problem of Chemical in Food », Contemporary Issues, vol. 3, n° 12, juin-août 1952.
10 Carson Rachel, Un printemps silencieux, Marseille, Wildproject, 2019 [1962].
11 Herber Lewis, Crisis in Our Cities, Engelwood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1965.
12 Rejetant toute coalition gouvernementale avec les partis traditionnels, en particulier le SPD, les « Fundis » s’opposaient aux « Realos » menés par Joschka Fischer.
13 Sur la vie de Bookchin, voir Gerber Vincent, Murray Bookchin et l’écologie sociale, op. cit. ; Romero Floréal, Agir ici et maintenant, op. cit. ; Biehl Janet, Ecologie ou catastrophe, op. cit.
14 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 46-47.
15 Bookchin Murray, « Marxism as Bourgeois Sociology », in Toward an Ecological Society, Montreal, Black Rose Books, 1980, p. 105-114.
16 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 24.
17 Ibid, p. 48.
18 Bookchin Murray, The Ecology of Freedom, op. cit., p. 137. Le « siècle dernier » désigne ici le XIXème siècle.
19 Ibid., p. 140.
20 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 26
21 C’est le sens du texte « The Legacy of Domination » qui servit de manifeste au groupe de la Fédération anarchiste de New York auquel Bookchin appartenait. Cf. Biehl Janet, Écologie ou catastrophe, op. cit., p. 202.
22 Voir Buber Martin, Utopie et socialisme, tr. fr. P. Corset et F. Girard, Paris, L’échappée, 2016 [1950]. Le titre de l’édition originale en allemand est Pfade in Utopia qui peut être traduit par Les sentiers de l’utopie ; Gutkind Erwin Anton, Community and Environment. A Discourse on Social Ecology, New-York, Philosophical Library, 1954.
23 Bookchin Murray, Au-delà de la rareté, op. cit., p. 130.
24 Ibid., p. 150.
25 Gutkind Erwin Anton, Community and Environment, op. cit., p. xii.
26 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 44.
27 Ibid., p. 47.
28 Bookchin Murray, The Ecology of Freedom, op. cit., p. 23.
29 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 62.
30 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 22.
31 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 63.
32 Bookchin Murray, L’écologie sociale, op. cit., p. 58.
33 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 65.
34 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 444.
35 Ibid.
36 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 285
37 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 81.
38 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 112.
39 Ibid., p. 113-114.
40 Ibid., p. 169. On voit ici qu’il n’est pas exact de dire comme le fait Jérôme Baschet au début de son article du présent dossier que la généalogie du communalisme serait chez Bookchin « uniquement occidentale ».
41 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., p. 114.
42 Ibid.
43 Si on retrouve comme dans la notion d’usufruit moderne l’idée d’un usage qui n’implique pas la propriété, l’usufruit ici ne suppose même pas la notion de propriété dont il est la négation, à la différence de la notion légale moderne d’usufruit qui fait de l’usage en usufruit un usage limité par l’absence de propriété.
44 Ibid., p. 117.
45 Ibid.
46 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., p. 86.
47 Bookchin Murray, Ecology of Freedom, op. cit., 163.
48 Ibid. p. 157.
49 Ibid., p. 439.
50 Ibid., p. 116.
51 Ibid., p. 122.
52 Marx Karl, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 396.
53 Voir Mumford Lewis, La cité à travers l’histoire, Paris, Agone, 2011 [1964].
54 Bookchin Murray, The Limits of the City, op. cit., p. 47.
55 Ibid., p. 63.
56 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 105.
57 Ibid., p. 60.
58 Ibid., p. 136.
59 Ibid. p. 136.
60 Ibid., p. 146.
61 Ibid., p. 154.
62 Ibid., p. 164.
63 Bookchin Murray, The Third Revolution, vol. 1, op. cit., p. 2-3.
64 Ibid., p. 115.
65 Bookchin Murray, « Theses on libertarian municipalism », in The Limits of the City, op. cit., p. 167.
66 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 221.
67 Bookchin Murray, Une société à refaire, op. cit., 262-265.
68 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 221.
69 Ibid., p. 60.
70 Bookchin Murray, Social Ecology and Communalism, Oakland/Edimbourg, AK Press, 2006, p. 65.
71 Bookchin Murray, « Theses on libertarian municipalism », op. cit., p. 171.
72 Bookchin Murray, To Remember Spain. The Anarchist and Syndicalist Revolution of 1936, San Francisco/Edimbourg, 1994, p. 40-41.
73 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 235.
74 Ibid.
75 Ibid., p. 266.
76 Voir par exemple, Bernier Aurélien, L’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé, Paris, Utopia, 2020.
77 Bookchin Murray, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 250.
78 Ibid., p. 253-254.
79 Bookchin M., « Thèses sur le municipalisme libertaire », op. cit., p. 177-178.
80 Bookchin Murray, Changer sa vie sans changer le monde, op. cit.
81 Bookchin M., « Communalism : The Democratic Dimension of Social Anarchism », in Anarchism, Marxism and the Future of the Left. Interviews and Essays, 1993-1998, op. cit., p. 143-156.
82 Bookchin M., « The Communalist Project », in The Next Revolution. Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy, Verso, Londres/New-York, 2015, p. 1-30.
83 Ibid., p. 77.
84 Suivant la logique de ce que Bookchin conceptualise comme le « naturalisme dialectique ». Cf. Bookchin Murray, The Philosophy of Social Ecology. Essays on Dialectical Naturalism, Londres/New-York, Black Rose Books, 1996. Haut de page
Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre Sauvêtre, « Éco-communalisme », Terrains/Théories [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 27 mai 2021, consulté le 11 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/teth/3360 Haut de page
Auteur
Pierre Sauvêtre est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris-Nanterre. Ses travaux portent sur le néolibéralisme, le communalisme et les communs.
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