Théoricien de l’écologie sociale, Murray Bookchin est l’un des plus célèbres écologistes des Etats-Unis. Né en 1921 au sein d’une famille russe de New York, il fut ouvrier avant de devenir enseignant et philosophe, sans même avoir fréquenté l’école. Erudit, excellent orateur, il fut une figure de proue de l’anarchisme et du courant écologiste aux Etats-Unis. Fondateur de l’Institut d’écologie sociale, il est l’auteur de 27 essais.
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« Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté » de Murray Bookchin, publié en 2010 aux éditions écosociété, représente un essai majeur dans le domaine de la pensée politique et écologique. Ce livre propose une vision radicale et libératrice de la société, articulant les principes de l’écologie sociale et de la démocratie directe pour créer un modèle de communautés interdépendantes, durables et égalitaires.
Bookchin commence par critiquer sévèrement le modèle capitaliste actuel, qu’il considère comme un système intrinsèquement destructeur de l’environnement et de la démocratie. Il plaide en faveur d’une révolution sociale et écologique qui transcende les structures de pouvoir oppressives et exploiteuses. Selon lui, la crise écologique contemporaine est le résultat direct d’une logique de domination et d’exploitation qui caractérise le capitalisme et les autres formes de hiérarchie sociale. D’autres formes de hiérarchisations et de dominations dont le capitalisme est à l’origine ou dont il s’est emparé pour en tirer avantage.
L’une des principales contributions de Bookchin réside dans sa proposition d’une alternative concrète : l’écologie sociale accompagnée de son organe politique qu’il désignera lui-même sous le nom de communalisme dans les dernières années de sa vie. Il s’agit d’un modèle politique qui vise à réorganiser la société autour de principes d’autogestion, de coopération, d’interdépendance et d’un habiter en harmonie avec les écosystèmes environnants. Bookchin insiste sur l’importance de la démocratie directe, où les citoyens prennent des décisions politiques de manière collective et participative, sans l’intermédiaire de représentants élus.
L’écologie sociale se base sur la conviction que la quasi-totalité des problèmes écologiques actuels s’enracinent dans des problèmes sociaux de fond.
L’auteur explore également la notion d’écologie de la liberté, qui englobe à la fois la liberté individuelle et la responsabilité collective envers la communauté et l’environnement. Pour Bookchin, la véritable liberté ne peut être réalisée que dans le contexte d’une société égalitaire et durable, où chacun a accès aux ressources nécessaires pour s’épanouir pleinement.
Cependant, malgré la richesse des idées présentées, certaines critiques peuvent être formulées à l’égard de l’ouvrage de Bookchin. Certains estiment que ses propositions sont idéalistes et difficiles à mettre en œuvre dans la pratique. De plus, certains critiques soulignent le manque de prise en compte des réalités économiques et politiques contemporaines, ainsi que des obstacles structurels à la mise en place d’une société basée sur les principes de l’écologie sociale.
En conclusion, « Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté » de Murray Bookchin offre une analyse stimulante et visionnaire des défis auxquels notre société est confrontée ainsi que l’ampleur de la tâche qui nous revient comme êtres doués « a priori » d’une conscience. Son plaidoyer en faveur d’une révolution sociale et écologique reste pertinent aujourd’hui, incitant les lecteurs à repenser fondamentalement notre rapport à la nature (première et seconde nature), à la politique et à la notion de communauté (interdépendantes et confédérées). Bien que ses propositions puissent susciter des débats et des critiques, l’œuvre de Bookchin demeure une contribution significative à la réflexion sur les alternatives possibles au système mortifère actuel.
Il nous appartient donc de penser avec Bookchin aujourd’hui, d’ouvrir des brèches et d’exprimenter ici et maintenant, puis …
«C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné.» – Walter Benjamin1
Le mal-être actuel n’est pas un phénomène cyclique issu d’une crise habituelle du capitalisme, comme certains l’avancent. Nous ne pouvons plus nier que la trajectoire historique de l’humanité désormais prise en main par un capitalisme de plus en plus débridé est parvenue à un point limite proche du non-retour. Nous ne pouvons plus récuser qu’au-delà de la crise de la démocratie et de l’expansion tous azimuts du numérique comme instrument de désinformation et de contrôle, nous nous trouvons désormais sous la menace imminente d’un triple effondrement : climatique, énergétique et sociétal (société thermo-industrielle).
Dans un présent obscurci par les prévisions de catastrophe écologique, le grand défi actuel consiste à imaginer un futur qui ne soit pas une contre-utopie du genre transhumaniste. Nous oublions souvent que le présent est aussi l’avenir que nous sommes capables d’imaginer, et que relier passé et futur constitue le moyen de redonner un sens au temps présent.Comment sortir de ce que les zapatistes appellent le « présent perpétuel » ? Un « présent sans présence », comme le signale Jérôme Baschet2, où le moment vécu disparaît « sous la domination du futur immédiat. La tyrannie de l’urgence qui y règne est, en fait,la tyrannie de l’instant d’après »3. Finalement, épuisé en lui-même, le présent devient insupportable.
Répondre à ce mal-être existentiel, c’est aussi relever un défi sans précédent. Nous avons la nécessité vitale de redonner un sens au rôle de l’humanité sur cette planète. Renouer avec le fil des grands récits émancipateurs ne peut découler d’une curiosité purement intellectuelle, pas plus que d’une nostalgie romantique passéiste et paralysante. Au-delà d’un acte de reconnaissance de nos potentialités, de nos capacités créatives intrinsèques en tant qu’humanité, renouer avec nos racines et incorporer la sève de ce legs dans nos pratiques actuelles, dans notre présent vécu, nous redonne dignité et confiance et, par là même, efficience. Il est vrai que tout au long de ce parcours émancipateur le sang a coulé, mais ce ne sera pas en vain si nous sommes en mesure d’en tirer des leçons, non seulement des mérites mais aussi des erreurs. Ce sont les graines de cet héritage qui nous permettent à présent de semer des utopies tangibles, autant au coeur du chaos des «périphéries »4 du capitalisme que dans cet authentique « désert de spi-ritualité politique »5 qui est le nôtre, dans sa « zone piétonne »6 (centre du capitalisme). Mais s’il est vrai que l’épopée de nos prédécesseurs et de nos penseurs révolutionnaires nous apporte des éléments précieux et indispensables pour notre projet émancipateur, elle est loin de nous apporter les réponses à cet actuel défi d’un monde capitaliste qui évolue et se complexifie de plus en plus et de plus en plus vite. Le défi reste entier, mais déjà des utopies tentent de fleurir, là-bas dans la périphérie, au Chiapas et au Rojava, et des germes se développent dans d’autres pays tout comme ici, dans cette zone piétonne du capitalisme. Dans nos contrées du centre, où le cancer de la métropolisation des villes dévore toujours plus de nature et de culture, où la massification et l’atomisation qui s’ensuivent écartent nos concitoyens de l’accès à la terre nourricière et détruisent leurs liens élémentaires, une autre trajectoire sociale et politique se dessine, une autre approche de la nature s’affirme. Mais comment les développer, faire en sorte qu’elles s’installent et perdurent en submergeant ce vieux monde à l’agonie ? Comment faire émerger toute leur puissance créatrice, afin que vive la vie dans toute sa plénitude et sa diversité ? Comment repérer les failles dans ce tissu social chaotique où s’entremêlent tellement d’éléments contradictoires, afin d’y faire ger-mer ces graines de sens et d’utopies ?
«Premièrement, nous devons nous efforcer de comprendre cette situation intellectuelle radicalement nouvelle. Deuxièmement, nous devons comprendre que le monde est confronté à un défi moral fondamental. Le chaos ne durera pas toujours. Nous arriverons à un point où un ou deux nouveaux systèmes mondiaux émergeront : un qui reproduira les pires caractéristiques du capitalisme (hiérarchie, exploitation et polarisation) sous une nouvelle forme non capitaliste ou un qui,pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sera relativement démocratique et égalitaire. Il n’y a pas de sortie intermédiaire. Troisièmement, une fois que nous avons fait notre choix moral, nous devons définir la stratégie politique qui nous aide à réussir. Je pense que cela devrait impliquer une large coalition des forces de la gauche mondiale. J’espère que nous pourrons mener à bien ces trois tâches interdépendantes : la probité analytique, le choix moral et une stratégie politique efficace. »7
Pour relever ce nouveau défi mondial qui nous oblige à choisir des stratégies déterminantes, nous rependrons cette attitude que les Grecs anciens nommaient « attitude tragique ». Une attitude mettant dos à dos le pessimisme et l’optimisme, le premier nous menant à la défaite certaine et l’autre à des erreurs de calcul qui nous seront fatales. Tout doit être désespérément mis en æuvre pour bien analyser la situation, en comprendre les enjeux vitaux et avancer sur des bases les plus sûres possible. C’est en accumulant de petites victoires dans nos luttes et en recueillant progressivement les fruits de nos expérimentations alternatives collectives que nous pourrons alimenter un projet émancipateur. Ce dernier sera capable de conjuguer, au plus près, présent et futur et de relier, de la façon la plus cohérente possible, les moyens et les fins.
Cette sitation de Walter Benjamin clôt le livre de Herbert Marcuse sans qu’il ne signale d’où il la puise : L’homme unidimentionnel. Ediditions de minuit. 1968. p. 281. ↩︎
Défaire la tyrannie du présent. Temporalités, emmergences et futurs inédits. Jérôme Baschet. Paris. La découverte. 2018. ↩︎
Sur la distinction entre le « centre » et les « périphéries », voir la théorie de la dépendance qu’Immanuel Wallerstein développe dans Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde. La découverte. 2006. Cette théorie, conçue dès les années 1950, montre que les pays les plus riches ont besoin des plus pauvres afin d’assurer la continuité de leur croissance. Wallerstein rejette complètement la notion de « Tiers-Monde » et estime que tous les pays étant globalisés, ils font partie d’un même « système-monde » capitaliste. Cependant loin d’être homogène, que ce soit culturellement, politiquement ou économiquement parlant, il y a une division du travail fondamentale et institutionnelle entre le coeur et la périphérie et leurs échanges économiques sont inégaux : tandis que le coeur constitué des grandes puissances de l’OCDE (les États-Unis en tête) a un niveau de développement technique de haut niveau et vend au prix fort ses produits manufacturés de haute complexité, le rôle de la périphérie, comprenant les pays en développement (Asie, Afrique, Amérique latine), se limite à fournir les matières premières, des produits agricoles et de la main-d’œuvre bon marché aux acteurs en croissance du centre. Cette inégalité, une fois établie, tend à se stabiliser en raison de contraintes quasi déterministes : en effet, pour les théoriciens de la dépendance, ces pays périphériques sont intégrés mais sont structurellement maintenus dans un état de subordination aux pays du centre, qui s’explique historiquement par la colonisation et diverses formes de néocolonialisme. ↩︎
Voir Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes.op. cit. ↩︎
« Remarques sur la contestation de la modernité capitaliste» extrait de La commune du Rojava, l’alternative kurde face à l’État-nation. Immanuel Wallerstein. Éditions Syllepse. 2017.pp. 33-34. ↩︎
Cet extrait est l’introduction de la deuxième partie d’ » AGIR ICI ET MAINTENANT – Penser l’écologie sociale de Murray » de Floréal M. Romero (2019). Les chapitres qui suivent sont autant d’analyses et de propositions que je vous invite vivement à découvrir via la lecture de cet ouvrage et/ou en entrant directement en contact avec les membres du Réseau E.S.C. : Ecologie Sociale et Communalisme ( echoreclus@riseup.net ou resc@riseup.net ).
Agir ici et maintenant est un essai autant qu’un manifeste, une analyse personnelle de la pensée de Murray Bookchin. En guise d’amorce, Floréal Roméro dresse le portrait du fondateur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Il en fait son histoire, son évolution politique, pour la mettre en miroir avec les enjeux écologiques, sociaux et économiques actuels. De l’Espagne au Rojava, en passant par le Chiapas, à partir d’exemples concrets, l’auteur lance un appel à la convergence des luttes et un cri d’espoir. Ce livre nous apporte des conseils pratiques pour sortir du capitalisme et ne pas se résigner face à l’effondrement qui vient.
Préface d’ « AGIR ICI ET MAINTENANT – Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin » de Floréal M. Romero
Résumé
Agir ici et maintenant est un essai autant qu’un manifeste, une analyse personnelle de la pensée de Murray Bookchin. En guise d’amorce, Floréal Roméro dresse le portrait du fondateur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Il en fait son histoire, son évolution politique, pour la mettre en miroir avec les enjeux écologiques, sociaux et économiques actuels. De l’Espagne au Rojava, en passant par le Chiapas, à partir d’exemples concrets, l’auteur lance un appel à la convergence des luttes et un cri d’espoir. Ce livre nous apporte des conseils pratiques pour sortir du capitalisme et ne pas se résigner face à l’effondrement qui vient.
Biographie de Floréal Romero
Floréal M Romero est issu de la tradition anarchosyndicaliste espagnole par son père. Il adhère aux thèses de Bookchin et en devient un des principaux promoteurs en Espagne, mais aussi en France à travers des rencontres, des publications et des articles. Il vit en Andalousie où il est producteur d’avocats et travaille uniquement en lien avec des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP)
Juste après l’apparition, en France, de l’Écologie ou catastropbe1, voici une nouvelle publication autour de la pensée de Murray Bookchin, deses sources d’in-fuences historiques et de ses échos contemporains. Le milieu éditorial français est réputé pour son retard dans la publication d’ceuvres, d’écrivains et de courants qui n’entrent pas dans une certaine rationalité. Bookchin ne fait pas défaut. À l’exception de deux petites publications qui sont restées dans l’ombre2, Bookchin était jusque-làinconnu du lectorat français. Mais depuis 2018, on le lit enfin, on entend son nom dans les journaux, revues,conférences, séminaires, rencontres. Pourquoi mainte-nant? Pourquoi ce changement ?
L’intérêt actuel pour les critiques et propositions de Murray Bookchin n’est pas un hasard. Il y a plusieurs raisons sociopolitiques. Mais d’abord écologiques. Le monde brûle par le réchauffement climatique, par la capacité de destruction et de contrôle des nouvelles technologies utilisées par les dominants, utilisées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes. Le navire prend l’eau : la catastrophe écologique, annoncée par Bookchin il y a plus de 50 ans, se rapproche à grands pas : «Cette réalitéexige une inversion totale » selon Floréal Romero. La crise permanente du système capitaliste, au niveau mon-dial, détruit tout ce qui est en dehors du marché : le ciel s’assombrit chaque jour un peu plus. Même en France,un des pays parmi les plus riches de la planète, nous assistons à une déclaration de guerre sociale et politique. Celles et ceux qui veulent sortir de ce jeu se confrontent à une brutalité grossière de l’État. La destruction violente des communs de la Zad de Notre-Dame-des-Landes n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pourtant les tentatives de création nourries par les débats continuent, et cela,malgré les violences économiques et politiques. Il faut souligner que ces créations sont liées aux questionnements radicaux renforcés par la déception des révolutions. Les graines semées dans les luttes incessantes, depuis de longues années, ont germées. Fleuries. Celles et ceux qui luttent pour un monde joyeux, libre et juste, ont donc beaucoup plus de ressources par rapport aux années 1980. Fini l’époque des doctrines, des prophètes, des théories parfaites. Les sources d’influences théoriques de l’espace des luttes sociales se sont multipliées. Le murissement des analyses critiques découle également des expériences de luttes contre les multiples facettes des systèmes de domination, mais aussi des recherches qui, en outrepassant l’universalisme, adoptent une approche multisituée, pour contextualiser et historiser les structures de pouvoir, les expériences d’oppression et d’exploitation ainsi que les pratiques de résistance.
Cette intelligence collective nous permet de voir que la frontière entre volonté d’intégrité théorique et dogmatisme inflexible est étroite; elle permet également de mieux comprendre les logiques communes, les liens idéologiques et conceptuels de différents systèmes de domination. La civilisation humaine fonctionne avec le postulat de rationalité qui lui donne la légitimité de remettre en « ordre » tout ce qui serait chaotique, marginal et extérieur à elle-même: le désordre, la marginalité et l’altérité doivent être normalisés. La domination de l’Orient par l’Occident, le racisme, l’intervention dans les cultures dites « primitive », le contrôle de la folie, I’homophobie, l’exclusion des enfants de toute sorte de décision, les rapport de la classe, s’appuient sur le même postulat. La psychiatrie et la psychologie servent à contrôler l’ingouvernable « nature intérieure » de l’humanité. Le mâle qui s’est approprié cette mission a réduit la nature en servante de l’être masculin. Dans le système patriarcal, tous les êtres dominés sont assimilés à la nature et tout ce qui se rapporte à la nature se dote de caractéristiques féminines. C’est là que la théorie de l’écologie sociale devient intéressante, car elle interroge toute la civilisation humaine qui imagine une nature dans la limite de sa pensée et ce faisant catégorise le monde par ce modèle. En France, cette interrogation se propage de plus en plus, dans une période de revitalisation politique des luttes antihiérarchiques qui portent les liens forts et transnationaux des pensées utopiques.
En suivant cette interrogation, Floréal Romero, qui écrit, intervient et milite depuis longtemps autour de cette cause, va un peu plus loin : il essaie de repenser l’histoire sous le prisme de l’écologie sociale et de faire dialoguer la pensée de Murray Bookchin avec d’autres analyses et expériences libertaires. Il pose, de façon très honnête, la question : est-ce que cette pensée peut être utile ? Pour ce faire, il questionne ses sources d’influences théoriques et pratiques. Il constate que c’est le caractère anarchiste et antiautoritaire de Bookchin qui le rend intéressant aujourd’hui.
Je trouve séduisant ce dialogue de Floréal Romero,anarchiste franco-espagnol, qui s’est baigné dans les récits des expériences magiques réprimées en Espagne, avec Murray Bookchin, penseur radical juif franco-russe, anarchiste, communaliste, fondateur de l’écologie sociale. Romero lit Bookchin à travers son propre témoignage et sa propre expérience. Il nous montre comment, après la Commune de Paris, la courte révolution espagnole a mis en place une étrange, voire une impossible aventure. Il existe déjà beaucoup de travaux relatant cette expérience d’une forme politique, distincte du modèle de l’État moderne, bureaucratique, telle que l’avait présentée Max Weber. De son côté Floréal Romero se focalise plus particulièrement sur les projets d’urbanisme social, l’équilibre entre la ville et la campagne durant cette révolution. Il pointe du doigt que les luttes anarchistes se distinguaient des luttes marxistes dans le sens où elles englobaient des questionnements, des revendications et des actions sur l’urbanisme, sur les rapports avec l’écosystème, sur l’organisation sociale, sur l’urbanisme écologique. « Retourner aux racines c’est retrouver le fil de la riche histoire de notre épopée révolutionnaire»3, dit-il. S’il faut éviter de construire des mémoires sacrées à travers lesquelles le pouvoir se matérialise et limite notre force critique et créative, Romero analyse,avec clarté, une expérience qui a été considérée très dangereuse par les dominants et qui fut réprimée, bétonnée, effacée par le fascisme, puis de nouveau par ses héritiers. Floréal Romero veut comprendre et changer le monde. Il mène, sans fermer les portes, une discussion au sein de la pensée anarchiste. Il s’engage à approfondir cette pensée, à l’actualiser. La vocation de créer un monde fondé à la fois sur la justice et sur la liberté, s’ils sont efficaces, est un exercice difficile ! « Changer, oui, mais changer comment ? »4 Comment dépasser les hiérarchies politiques, l’économie productiviste ou la centralisation du pouvoir ?Comment vivre ? Comment s’organiser? Comment produire ? Comment cultiver? Comment habiter ? Comment décider ? Comment partager ?
Romero questionne avec Bookchin le refus essentialiste du pouvoir, le dogmatisme, l’individualisme et l’aventurisme par manque d’une véritable réflexion stratégique. À la lumière de ces questionnements, il fait une petite histoire des luttes et des pensées anarchistes / libertaires / antiautoritaires. Ces différents groupcs ont contribué à nourrir la littérature, à travers des réflexions sur l’urbanisme, les rapports aux animaux, la notion de nature, l’éducation, la folie, les corps, le système de santé…
Il explique la construction sociale de la théorie de l’écologie sociale. Dans la première partie de ce livre, on suit le parcours de Murray Bookchin, son enfance à New York, l’évolution de son quartier, son engagement politique dès le plus jeune âge, son militantisme. On continue de le suivre, à travers l’analyse de Romero, passant d’un anarchosyndicalisme à un engagement plus complexe articulant action militante et réflexion poussée sur les multiples rapports de dominations… Même si l’anarchisme est la condition préalable à l’application des principes écologistes, nous voyons que, dans les années 1970-80, il n’était pas si évident de lier les deux.
Les années ne se sont pas écoulées en vain: les graines semées ont poussé, fleuri… Aujourd’hui nous voyons qu’avec toute leur diversité, les groupes libertaires sont des forces, des piliers, pour ne pas dire des colonnes vertébrales, de la plupart des luttes contre les projets inutiles et imposés. Partout en France, les communes, grandes et petites, deviennent la base de multiples organisations politiques. Cette situation pousse l’auteur à poser la question essentielle : en quoi la pensée de Murray Bookchin peut nous inspirer ?
N’oublions pas que, comme plusieurs penseurs en avance sur leur temps, Bookchin n’arrive à concrétiser que peu de choses. Oui il y a des idées, mais il y a aussi la vie : sa biographie écrite par sa compagne Janet Biehl le montre bien5. Le cercle ne s’élargit pas. Durant ses dernières années, l’âge et la maladie le conduisent à travers plusieurs ruptures politiques brutales, vers l’isolement. Par amertume et incapacité à convaincre, il se met en retrait. Janet Biehl, qui s’enferme avec lui dans cette amertume, revient à ses convictions politiques antérieures, la sociale démocratie. Comme elle le précise dans son épilogue, elle met tout son espoir dans le mouvement kurde. Tant que l’écart entre notre utopie et notre réalité grandit, il n’est pas facile de trou-ver ou de retrouver de l’énergie pour créer. C’est ainsi, mais Bookchin a osé développer une pensée politique originale qui refuse les hiérarchies entre les différents rapports de domination et qui fouille tous les détails sans jamais perdre de vue les points d’interrogation. Nous ne sommes pas face à une doctrine, nous parlons d’inspiration. À travers cet ouvrage, Floréal Romero nous explique justement comment il se l’approprie et met l’accent sur la souplesse de la réflexion de Bookchin qui permet d’appréhender les racines de l’ordre social et celles de la création d’un nouveau modèle de vie. Cette réflexion est nourrie principalement par la pensée libertaire antiautoritaire. Elle problématise les rapports cherchant les issues pour s’en sortir. Un chemin fait de solidarité, coopération et liberté et non plus de domination, de compétition ou d’exploitation.
Agir ici et maintenant est une critique du capitalisme. Il décrit comment la crise permanente de ce systeme, au niveau mondial, détruit tout ce qui est en dehors du marché. Il parle du spectacle de la démocratie. Comme le faisaint les situationnistes, il propose d’inverser le processus, le jeu, le spectacle. Quand on finit ce livre, on aperçoit les fleurs sortir du béton. Est-ce que ces fleurs pourront transformer le béton en terre ? Pas évident, mais pas impossible non plus.
Le réalisme veut nous soumettre au reality sbow ! Dès que nous fuyons la scène, c’est-à-dire lorsque nous nous écartons du spectacle, nous sentons l’odeur de la terre. Et si nous nous baignons à la fois dans le féminisme, le situationnisme et l’écologie sociale, nous sentons l’alchimie se propager en nous. Tout devient possible.
Sommes-nous des Doña et des Don Quichotte ? Un peu. Nous partageons en quelque sorte la même folie. Quoique légèrement différente : une folie qui ne domine pas les chevaux, qui ne met pas des vêtements militaires, qui n’utilise pas l’épée et qui ne reproduit pas la culture genrée. Une autre différence et de taille : nous n’agissons pas seuls. Nous sommes des folles et des fous agissant collectivement. Des milliers de sorcières autour d’une marmite. Pour un monde magique.
Avec Floréal Romero, je vous propose d’ajouter la pensée de Bookchin à notre marmite.
Pinar Selek
Biographie de Murray Bookchin écrite par Janet Biehl : Ecologie ou catastrophe. Editions L’Armourier. 2018. ↩︎
Merci à l’Atelier de création libertaire qui a publié ces deux livres en France : Murray Bookchin, Une société à refaire. 1992. et qu’est-ce que l’Écologie sociale ? 2012. ↩︎
– Depuis les dernières élections municipales, plusieurs listes affichant une volonté d’établir un nouveau rapport à la démocratie locale sont arrivées au pouvoir, à Strasbourg, Bordeaux ou Marseille. Quel crédit accordes-tu à ces promesses ?
Avec l´irruption de 400 listes citoyennes participatives dans la dernière campagne des élections municipales de 2020 en France et 66 à être arrivées en têtes, nombre de chercheurs en science politique, en sont venu à parler de « la fin d´un cycle de la démocratie électorale », voire de « Révolution démocratique ». « Ainsi, Martial Foucault, directeur du Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po)1 affirme qu’il faut relier ce phénomène à l’émergence du mouvement des gilets jaunes en novembre 2018. Ces listes constituent une autre forme expérimentale de la démocratie. C’est à dire qu’un unique rendez-vous tous les 6 ans ne suffit pas, et que les enjeux démocratiques ne doivent plus être traités par le haut, qu’il soit national ou supranational. En ce sens, il n’y a pas de désenchantement ou d’épuisement de la politique, mais un ré-enchantement. » Mais peut-on parler de ré-enchantement de la politique avec un taux d´abstention de 58,4% ?
Malgré cette exaltation feinte ou réelle, le désenchantement général vis-à-vis de la politique persiste. Le citoyen reste assimilé à celui ou celle qui vote pour son représentant, tous les quatre ou six ans, en lui déléguant les affaires le ou la concernant. Grosso modo, tout comme pour les élections aux autres niveaux politiques, il y a les bons et les mauvais représentants, lesquels ne sont pas élus pour leur programme mais contre celui dont on ne veut pas ou plus. Et, comme le signalait déjà Guy Debord en 1971 : « c’est justement parce qu’il est l’électeur, celui qui assume, pour un bref instant, le rôle abstrait qui est précisément destiné à l’empêcher d’être par lui-même. » Ainsi la politique, pour l´électeur n´est plus qu´une coquille vide et reste confinée à la société du spectacle, même au niveau local et même si, le nombre d´acteurs augmente et que les couleurs des participants sont plus vives et variées.
Beaucoup d´analystes et politologues cernent assez bien les enjeux de cette course électorale au pouvoir local. Ainsi les expressions « Citoyen-washing », de « Listes cosmétiques », « Marketing politique », sont assez parlantes quant aux limites de la supposée indépendance de ces listes vis-à-vis des partis et de leur autonomie. Dans de nombreux cas, les membres de ces listes citoyennes sont encartés dans des partis de gauche, qui s’offrent ainsi une virginité politique. En tout cas peut-on parler d´un changement de paradigme si dans « environ 50% des cas », la victoire électorale de la liste citoyenne n’a pu être possible que grâce à un jeu d’alliance avec les partis ? Et les partis quels qu´ils soient, ne voient-ils pas les municipales, uniquement comme consolidation régionale puis nationale de leur force de frappe ? Dans le fond, les partis ne sont que de petites machines de guerre pour la conquête suprême, celle de l´État et sont structurés verticalement, comme ce dernier.
La Gauche en général, en pensant pouvoir s´appuyer sur l´État, a commis une erreur d´analyse fondamentale. Les effets historiques de cette erreur se sont incarnés, parfois de façon dramatique, tout au long de l´histoire des luttes sociales et politiques et des révolutions, étendant leur ombre jusque dans le présent, au point de renoncer au socialisme et se résoudre à une meilleure gestion du Capital. Les écologistes parlementaires n´ont fait que leur emboîter le pas. Ces partis s´accordent bien sur le fait que l´État actuel sert de bras armé au Capital et à la classe qui le représente. Mais tous sont intimement convaincus qu´en leur main, ce même État, pourrait être mis au service du peuple et même qu´il nous sauvera du désastre écologique. Or, comme instance surplombant la société, l´État, loin d´être un outil neutre au service de qui s´en empare, est au contraire, un rouage essentiel de l´exploitation capitaliste. Il est le garant d´une des bases structurelles essentielles de ce dernier : la propriété privée des moyens de production à l´origine des conflits de classe. De là son rôle crucial, destiné coûte que coûte, par la carotte ou le bâton, à maintenir la paix sociale : celle de la domination de la classe des possédants sur celle des dépossédés. En revanche, l´État doit son existence au bon fonctionnement du marché et à la valorisation de la valeur que créent les entreprises dans une recherche constante de la baisse des coûts de production pour être compétitifs sur le marché. C´est cette valorisation de la valeur, obtenue qui lui permet de maintenir à flot la reproduction sociale. Lui et le marché, constituent donc les deux pôles inséparables du capitalisme. C´est pourquoi les appellations : « État démocratique » tout comme « Démocratie représentative » ne sont que des oxymores et en ce sens font toutes deux office de décors du règne de l´argent et du mythe de la liberté. Et lorsque l´État fait tomber son masque il n´hésite pas à se montrer tel qu´il est, et sans équivoque : le bras armé absolu du capital. La Chine restant le modèle et l´aspiration de bien de ces « sous-officiers » du capitalisme.
On ne peut néanmoins balayer d´un revers de manche la volonté réelle d´une partie de la population, à se détourner de cette logique de partis, et de sa ferme résolution à reprendre en main son pouvoir de décision sur leur vie et la politique locale. Le mouvement des gilets jaunes a eu effectivement un rôle déterminant dans cette défiance envers les partis et cette volonté de souveraineté politique, en exprimant sa « rage contre le règne de l´argent »2 et la verticalité du pouvoir, Toutefois cette volonté à elle seule est loin de garantir un renouvellement du politique et encore moins celle d´une « révolution démocratique ».
Les Listes citoyennes, déjà présentes en 2014, en France, se constituent en partie en réaction à ces politiques politiciennes ne débouchant sur rien, si ce n´est reproduire les mêmes impasses. Ainsi elles aspirent à un partage plus équitable du pouvoir municipal et articulent la question sociale avec la question démocratique, voire écologique. Mais derrière ces aspirations au changement, quelle est la marge de manœuvre ? De l´aveu même du directeur du Cevipof: «Elles sont corsetées, avec un cadre qui empêche le maire de légiférer pour les grandes transformations écologiques et sociales». Quoi de plus logique ? N´agissent-elles pas, elles aussi dans le carcan de l´État ? L´Institution municipale dans un régime étatique ne peut qu´être au service de l´État. Elle en constitue la première cellule structurelle de base, elle le nourrit et, comme extrémité de son système nerveux, c´est elle qui transmet ses ordres. Et que dire de ces Listes se présentant dans le gigantisme de ces mégapoles, comme Barcelone, Grenoble, comme autant de pôles stratégiques de la finance en compétition entre elles ?
La bonne volonté et la sincérité ne suffisent donc pas tant que notre analyse reste superficielle voir confuse. Nous continuerons à nous bercer d´illusion, convaincus «des chances des candidats sincères de percuter le système à travers les urnes et ses règles du jeu édictées par les pouvoirs dominants.»3 Or ces candidats sincères, membres d´un parti ou pas, ou comme candidature élargie, (Listes citoyennes), loin de «percuter le système», ne pourront au mieux que s´adonner à meilleure gestion de l´entreprise municipale, afin d´assurer sa solvabilité. Au final, cette bagarre électorale autour des municipales aura eu pour effet, de désenchanter le politique et décourager la mise en place d´une véritable démarche collective radicale et émancipatrice.
– Dans la plupart des cas, ces listes n’affichent pas une affiliation directe au citoyennisme, au municipalisme ou au communalisme. Comment expliques-tu cette confusion ambiante ?
La confusion ambiante règne en effet et désormais à tous les niveaux concernant nos vies. Voulue ou pas, elle arrange bien les gardiens du temple, mais confond assurément tout projet émancipateur.
A ce stade de Capitalisme avancé nous conduit là où il devait assurément le faire, par la logique même de sa nature profonde de “croître tous azimuts ou mourir” comme l´avaient déjà prévu certains visionnaires comme Bookchin et plus précisément, pour ce qui est de l´actualité, Guy Debord en 1971: “Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade.»4 Des lors, comment donner crédit à ces « sous-officiers » du capital qui, soudainement, semblent s´être épris mondialement du peuple de préférence à la marche de l’accumulation du capital?
Ainsi, dans cette société malade, agitant la sacro-sainte Santé, telle une icône prophylactique (toutefois en version rentable et donc, à l´opposé-même de l´art de vivre favorisant les vrais facteurs de santé) et sous prétexte de nous épargner le chaos, cet épisode dont on ignore la durée, pourrait bien augurer la dystopie du contrôle total par objets interconnectés qui éclipseront nos relations humaines. Ces dernières étant remplacées par des relations virtuelles entre porteurs de données.
Mais comment s´y retrouver ? Comment voir clair dans ce brouillage de pistes ? Le déficit informationnel, nous a pendant longtemps empêché d´agir efficacement et souvent, même conduit à l´inhibition de l´action. Actuellement le bombardement d’informations subit et que, de surcroît, nous croyons générer nous-même via les réseaux sociaux, nous dirige tout autant vers une l’inefficacité de l’action. Vérités, demies vérités, mensonges, publicités, slogans nous inondant perpétuellement, il nous est ainsi impossible de les sélectionner, de les classer, de les situer dans les niveaux d’organisation qui les englobent (et qu’elles englobent en retour). Tout ceci finissant par provoquer aussi un véritable sentiment d´impuissance et de mal-être. Alors, il devient plus aisé de fuir la réalité, de se laisser guider par les « tutos » et se laisser distraire par des séries et des apéros WhatsApp. Vivant pour la plupart hors sol, nous sommes dépossédés de nos moyens de subsistance et désormais détournés des activités de la vie première, celles des relations de proximité, d´échange, de transmissions de savoirs, de l´agriculture, de la santé, du soin des enfants et des personnes âgées, des récits, de l´artisanat, de l´art en général et de notre histoire. Ainsi, réduits à subir et choisir à l´étalage, il devient plus aisé de payer pour tout laisser aux mains de spécialistes, à commencer par les politiciens professionnels, suivis des « comités scientifiques » veillés par des « commissions d’éthique », tutelles de l´Etat.
Et pourtant ce sont les boucles de rétroaction de l’action sur le milieu qui permettent de maintenir le bien-être de notre organisme et ainsi de préserver sa structure. C’est ce que Claude Bernard appelait « le rétablissement de la constance des conditions de vie dans le milieu intérieur », ce que Walter Cannon a nommé « homéostasie » et ce que Sigmund Freud a désigné par « principe de plaisir ».
Dans ces conditions, et étant donné le peu de différence séparant les programmes du « politiquement correct » situé sur le vecteur de la démocratie représentative, obligatoirement inféodée aux Etats, et l´imaginaire politique s´y recroquevillant, comment s´étonner que l´on ignore tout, ou presque, de l´origine et la nature de nos filiations politiques ? Par ailleurs, le confusionnisme, devenu une stratégie sciemment entretenu se situe dorénavant à tous les niveaux idéologiques afin de « noyer le poisson » et le ferrer, ainsi, plus facilement. Pour exemple, Alain Soral édite une œuvre de l´anarchiste Pierre Kropotkine, auteur de « Paroles d´un révolté ». De la même façon, Alain de Benoît, idéologue de la droite extrême, se pare des habits de la critique de la valeur et de Marx. Enfin, Ada Colau quant à elle, surfant sur la puissante histoire de l´anarchisme espagnol, se revendique simultanément de deux de ses activistes les plus en vue : Federica Montseny et Murray Bookchin. Ainsi tout comme Soral peut conjuguer, en même temps, entraide et « guerre des races » en oubliant le communisme libertaire de Kropotkine, il devient possible d’en arriver à penser en même temps, communautés libertaires et survivalistes d´extrême droite pour « certains » collapsologues. Pourtant, faire passer Bookchin pour un simple adepte des élections municipales, devient une réelle trahison lorsque l´on feint d’oublier plus ou moins sciemment sa radicalité et toute l´étendue, la complexité de son œuvre et de ses propositions communalistes.
Plus que jamais d´actualité, reprenons à notre compte l´urgence de Guy Debord: «Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort.»
Existe-t-il aujourd’hui des bastions du municipalisme libertaire en France ?
D´un point de vue strictement politique, il est certain que les petites municipalités offrent un cadre plus adéquat pour des expérimentations de municipalisme libertaire ou communalisme. Le fait de se présenter aux élections municipales, pour ce dernier n´est pas synonyme de prendre les rênes de la Mairie, loin s’en faut ! Le but est fondamentalement de faire connaître les propositions communalistes et de constituer des contre-pouvoirs basés sur des assemblées de démocratie directe en tension avec les Institutions de l´Etat. Dans le cadre rural actuel où le pouvoir est surtout aux mains du préfet, considérée jusqu’ici comme simple courroie de transmission de l’exécutif, l’échelle communale, ne pourrait-elle pas ainsi être retournée et transformée en espace d´apprentissage en vue d´une émancipation politique et sociale ?
Il en est ainsi du petit village de Ménil La Horgne, près de Commercy dans la Meuse, et héritier direct de la lutte des Gilets jaunes du coin, également porteurs du projet de « Commune des communes ». Loin d´être un bastion du communalisme, et pourtant gagnée à sa cause, cette municipalité devient un lieu et où l´on va s´exercer aux vertus civiques et éducatives (au sens de la paideia grecque) de la pratique politique en assemblée.
Pas question pour autant de pratiquer du localisme. Certaines dimensions (par exemple, la question énergétique, les échanges, la gestion des déchets.) excèdent l’échelon communal.
Il ne s´agit pas non plus de créer des lieux exemplaires, emblématiques qui comme Marinaleda, Saillans et bien d´autre finissent par s´éteindre ou, s´ils vont trop loin, s´affrontent directement aux forces répressives de l´État. L’exemple de Notre Dame des Landes, entre autres, montre suffisamment que ce dernier ne compte accepter aucune forme organisationnelle qui lui soit extérieure ; qu’il fera tout pour réduire ces expériences dès qu’elles commenceront réellement à se concrétiser sur le territoire. Ces tentatives, assez nombreuses en effet, ne peuvent donc actuellement exister que sur un mode discret. Toutefois elles se multiplient et tentent de prendre leçon de leurs expériences respectives.
L’option communaliste qui est la nôtre se pose clairement dans un dépassement de ces structures, dans un « work in progress » qui ne peut s’élaborer actuellement que dans les marges à travers les pratiques, en des territoires restreints, de groupes humains cherchant à reprendre le contrôle de leurs vies. L´urgence étant, des lors, de multiplier des échanges entre ces espaces, de créer des liens de solidarité, sachant de la sorte qu´aucun projet alternatif ne sera réellement abouti sans le développement d´un mouvement qui regroupe tant les luttes pour la dignité que les alternatives en vue de sortir du capitalisme.
Tu as évoqué dans d’autres papiers les renoncements du municipalisme à Barcelone, d’Ada Colau et de son réseau des « Fearless cities », auquel la ville de Grenoble est affiliée. Quel jugement portes-tu sur l’action de la municipalité grenobloise ?
Dire qu´à Barcelone, il y a eu « renoncements », de la part d´Ada Colau, au Municipalisme libertaire n´a jamais été mon propos. J´aurais pu l´affirmer si, dès le départ, son parti « Barcelona en Comú », avait adopté, non seulement le nom en entier mais également les thèses du municipalisme libertaire, proposé par Murray Bookchin. La confusion s´installe surtout lorsque ce parti, tout comme son « internationale » se revendiquent de la pensée de ce dernier. Un simple regard suffit pour s´apercevoir que cette filiation affichée, n’est, en fait, qu´une opération de marketing. Celle-ci est encore plus ridicule concernant la version de réseau international « Fearless cities », pire encore quand des métropoles en arrivent à s´autoproclamer « villes rebelles » voire « villes révolutionnaires ». Comme je l´affirme dans mon livre « Agir Ici et Maintenant » publié en Octobre 2109, il s´agissait bien plus de promouvoir une tactique électorale populiste ayant pour leader charismatique Ada Colau, elle-même. C´est cette dernière opération qui lui ouvrit les portes de la Mairie de Barcelone en 2015, en surfant sur les mouvements sociaux de Barcelone majoritairement de tendance libertaire. En 2019, ce seront les votes de Manuel Valls qui lui permettront de garder son poste ! Après environ cinq ans de gouvernance nous pouvons affirmer que le municipalisme en général, et celui de Barcelone en particulier, ne sont en fait qu´une vaste opération d´enfumage, et ce, malgré la bonne volonté de nombreux activistes s´y étant impliqué avec enthousiasme.
Voici ce qu´en dit l´anthropologue Manuel Delgado Ruiz dans une étude de 2018 : « …l’accès apparent au pouvoir municipal des militants et des théoriciens du mouvement anti-mondialisation, de la lutte pour un logement décent et des campements indignés implique le démantèlement de ce qui étaient des mouvements sociaux, dont on pourrait bien dire qu’ils ont cessé d’exister à Barcelone, c’est-à-dire d´être actifs. Et ce malgré le fait que les injustices dans la ville soient les mêmes, sous Ada Colau. » (Le nouveau municipalisme et l´assaut des citoyens sur la ville. Le cas de la « Barcelone post-modèle)5. Et de conclure : « …la grande dynamique de rentabilité capitaliste de l’espace…qui, face à sa décrépitude, est rajeunie grâce au « nouveau municipalisme », dont la caractéristique est sa capacité d´enfariner le pillage et la tristesse des villes avec des invocations mélodieuses à la mystique des droits et des opportunités. »
Comme mégapole appartenant au réseau des “Fearless cities”, Barcelone partage bien des similitudes avec Grenoble. Le maillon le plus visible étant cette aspiration incantatoire à devenir les meilleures technopoles sur le marché. Toujours selon Manuel Delgado: “Barcelone a continué à s’offrir au monde en tant que capitale des « villes intelligentes », avec la célébration, en 2016 et 2017, du congrès mondial Smart City Expo, qui a été utilisé… à dynamiser et à internationaliser l’écosystème novateur de Barcelone et à favoriser les opportunités commerciales que génère la transformation numérique des villes »…. « Dans le même sens d’exaltation des nouvelles technologies, en ignorant leur impact social négatif, Barcelone a continué à accueillir le Mobile World Congress, qui avait été tellement répudié par ces mêmes mouvements sociaux dont est issue la nouvelle maire, Ada Colau.»6
Rattraper Grenoble comme « ville intelligente » et interconnectée est un pari difficile à tenir car si la Mairie de Barcelone se situe bien dans la continuité d´une « grande dynamique de rentabilité de l´espace », Grenoble quant à elle, hérite d´une indubitable tradition technologique réputée « écolo-compatible ». C´est précisément cette symbiose qui est la caractéristique de Grenoble en tant que technopole, bien plus que son allégeance municipaliste. Eric Piolle l´exprime d’ailleurs ainsi : « Du fait de ma carrière de cadre dirigeant dans l’industrie, je sais qu’innover au bon moment est la clé de la réussite économique. […] De la révolution numérique aux recherches sur l’infiniment petit, à chaque fois Grenoble est en avance… c’est dans son ADN ! […] Tout le bassin de vie accueillerait décideurs et investisseurs internationaux pour accélérer nos projets […] »7. C´est ainsi que Piolle se situe lui aussi dans la tradition des maires techno-progressistes de Grenoble depuis des dizaines d´années. Ainsi du Rose nous sommes passés au vert pâle, et donc, sans rien changer de fondamental. C´est ce qu´un politicien français bien connu nomma un jour le “Changement dans la continuité”.
Ainsi, Grenoble, ville connectée, est devenue une smart city à vitesse accélérée sous la direction des Verts. Encore plus qu´à Barcelone, l´écocitoyenneté est assistée par ordinateur. Tous les citoyens peuvent prendre leur bus avec leur smartphone. Ils sont filmés et captés sur la voie de covoiturage pour s´assurer qu´ils en roulent pas seuls dans leur voiture. Pourtant Eric Piolle, comme vous le signalez vous-mêmes, dans le numéro de Politis nº 1120, consacrée aux dévots de la tech, est bien signataire avec d´autres personnalités politiques, d´une tribune plaidant pour un moratoire sur le déploiement de la 5G ! C’est pourtant encore lui qui se félicitait, à l’occasion du salon SemiCon Europe 2016 consacré à l’Internet des objets (IoT ou « Internet Of Things »), que Grenoble ait : « l’histoire et les savoir-faire pour permettre à l’Europe de capter la valeur de ces nouveaux marchés, pour rassembler IoT et semi-conducteurs ». D´ailleurs dans le cadre ces règles du jeu bien acceptées, comment résister réellement à la compétition de la mise en place partout ailleurs de la 5G ?
Le Dauphiné Libéré annonce le 9 Octobre la nomination de Grenoble comme « Capitale Verte 2022 » au grand dam de Dijon. (Concurrence oblige !) S´il restait un doute quant au projet des administrateurs de la technopole, la déclaration suivante d’Éric Piolle, lors de l´annonce de la Communauté européenne, le dissipe aisément : « parce que d’abord, c’est une victoire. Ensuite parce qu’il s’agit d’un très bon projet sociétal et économique. (…) Le monde économique travaille avec l’image de sa ville ; or en termes de marketing territorial, ce titre élimine le bashing, créera du business et nous positionne en avance”8.
Ainsi donc, comme je l´ai écrit par ailleurs9: «Barcelona en Comú» avec l´extension de l´usage du numérique pour « les prises de décision en commun»5, tout comme celui de Grenoble, est tout à fait soluble dans le capitalisme moderne du Green New Deal, tel que le propose par exemple Rifkin : «La gouvernance de la ville multipolaire est complexe. Il s’agit maintenant de gouverner à distance, d’influencer plutôt que diriger (Epstein, 2005). Le pouvoir y est distribué entre au moins quatre types d’acteurs : les décideurs centraux (de niveau étatique ou territorial), les décideurs locaux (élus), les acteurs associatifs, et les acteurs privés détenteurs de capitaux ». Finalement à toute chose, malheur est bon. Que soit donc bénie la pandémie qui vient tombée du ciel, pour booster ce divin progrès !
Après ce constat accablant, tournons le dos à ces formes de social-démocratie renouvelée en démocratie radicale, en révolution municipale verte10. Cessons d´écouter les cantiques, les mots magiques sans aucun ancrage dans la réalité concrète : « participation », « transparence », « gestion efficace », « honnêteté », « démocratie territoriale », « décentralisation », « droit à la ville », « écologie », « ville intelligente ». Cessons de croire que ces incantations puissent être autre chose qu’un vernis inodore, incolore et sans saveur réelle.
« Soit un mouvement capable de pousser l’humanité se fera jour, soit la dernière grande opportunité historique d’accéder à une émancipation complète de l’humanité périra dans une autodestruction sans frein. » Murray Bookchin.
Prêtons plutôt attention aux suggestions discrètes mais chargées d´espoir et de bon sens (sentido común en espagnol) de Pascal Nicolas-Le Strat, tirées de son ouvrage « Le travail du commun » : « Qu’est-ce qui se produit quand les laissés-pour-compte entrent en mouvement et prennent la parole ? Est-ce inéluctable que leur parole se délite progressivement, faute de cadres institutionnels capables de l’accueillir durablement et de lui permettre de s’élaborer, ou se corrompt dans la concurrence électorale ou la « publicité » médiatique qui caractérise l’espace public institutionnalisé ? Les paroles rebelles doivent inventer leurs propres dispositifs institutionnels afin de pouvoir s’exprimer avec force et authenticité. » Propos qui nous ouvrent la porte à la dernière question.
On a évoqué dans notre entretien le livre de Laval et Dardot sur le Commun. De quelle manière la notion des communs, pourrait s’appliquer à la gouvernance d’une métropole ? L’échelle de ces villes n’est-elle pas déjà trop large ?
Les lutte conjointes contre les mégaprojets et pour le droit au logement mettent le doigt sur l’un des maillons constitutifs de la logique capitaliste d´accumulation et de sa concentration accélérée dans les mégapoles : celle qui part de la propriété privée des moyens de production portée jusqu’à sa sacralisation. Dans ce contexte, la notion du commun, le poids de son histoire et ce qu´il en reste s’acharnent et résistent au diktat capitaliste, ne serait-ce qu’au fond de nos imaginaires, de nos inconscients et ce, depuis des siècles.
Ce qui complique la reconnexion avec cet héritage, c´est qu´historiquement, il se produit, d’abord, un violent changement dans le régime des communs ruraux pourvoyant à nos besoins basiques : la confiscation au nom d´une gouvernance populaire de type autogestionnaire. Nous passons, de fait, à des espaces publics qui ne pourvoient plus désormais aux besoins de base autrefois satisfaits par le régime de biens communs. Ce glissement de l’administration des communs par l’État pour le compte de la collectivité, nous mène à la « propriété publique », Il existe encore un autre glissement qui finit de corrompre les communs et la vision historique à laquelle nous pourrions tenter de nous relier. L’État étant devenu lui-même une entreprise dans le grand tout du marché globalisé, le domaine public cesse d’être inaliénable comme il le fut, par exemple, au temps de l’Empire romain. La propriété publique devient une marchandise quantifiable et, comme telle, elle est privatisable par l’État lui-même. Ainsi l’économie des biens publics entre dans une relation de miroir avec celle des biens privés. »….
« Si la globalisation est l’enclosure ultime des communs – notre eau, notre biodiversité, notre nourriture, notre culture, notre santé, notre éducation –, récupérer les communs est le devoir politique, économique et écologique de notre temps », nous dit Vandana Shiva
C´est bien la raison pour laquelle : « dans le contexte social qui est le nôtre, nous devons nous appuyer sur cette force que représente ce qui reste des communs. Celle-ci nous offre encore la possibilité de dépasser l’opposition entre la propriété privée et la propriété publique. En effet, cette force des communs réside en ce qu’elle nous ouvre un ensemble de riches perspectives pour l’imaginaire en général mais aussi pour notre projet politique plus immédiat. »
Et c’est là que notre proposition communaliste trouve sa place car c’est le principe même du commun qui en émane. Le communalisme se définit tout d’abord comme une politique faisant du commun le principe de la transformation sociale, de façon à faire converger les activités les plus diverses dans la direction du commun. Mais le communalisme ne se décrète pas, il est en premier lieu un processus de délibération, une mise en commun des paroles et des pensées par laquelle des femmes et des hommes réfléchissent et s’efforcent de déterminer leur action politique. Cette action commune tire toute sa force des émotions partagées lors des luttes sociales, la construction d’alternatives ou la défense d’un territoire, mais aussi de l’engagement et de la détermination politiques à la recherche du bien commun. L’action commune devient ainsi prioritaire devant même le bien commun en soi, car il le précède et constitue sa source vive.
C’est ainsi que l’institutionnalisation du commun possède en elle-même toute la potentialité pour faire émerger les institutions du communalisme partant de la pratique commune. Une fois la propriété privée des moyens de production et celle de l’État reprise par la commune, elles sont instituées comme propriété d’usage et allouées par les assemblées décisionnelles, autant à des personnes qu’à des collectifs dans le but de réaliser le bien commun. Contrairement aux institutions de l’État, ces auto-institutions sont éminemment vivantes. C’est la pratique qui les soutient dans le temps et les autorisent à modifier les règles qu’elles ont établies au départ en fonction de leur maturité, de l’évolution des rapports internes quand bien même ils seraient de nature conflictuelle. C’est cette pratique de gouvernement du commun par les collectifs qui donne vie à ce que Dardot et Laval nomment « praxis instituante ».11
Bien entendu, nous ne pouvons éluder la question de poids posée au départ, concernant la gouvernance communaliste d´une métropole, et constituant sans doute une de nos plus grands défis. Le communalisme, stipulant une souveraineté quant à nos besoins primaires et une démocratie directe de face à face, les métropoles, comme tous les gigantismes et les projets démentiels inutiles, conséquence de la logique d´accumulation capitaliste, sont voués au démantèlement. Mais ce démantèlement et cette décentralisation se construisent et requièrent donc du dévouement et du temps. Partant de la base, des rues même, il nous faudra commencer par diviser politiquement la ville en quartiers afin que puissent se prendre des décisions, en démocratie directe et face à face, lors de nos assemblées décisionnelles. Mais ce sera une conséquence, le résultat de tout un mouvement qu´il nous faut mettre en place également par ailleurs, hors de métropoles, dans les espaces ruraux. Ces actions se mèneront en concert et nous en avons déjà des ébauches dans les réalisations alternatives, tout autant à la campagne que dans les villes. Ainsi par exemple ces liens villes-campagnes créés par les AMAPs, ou les tentatives de recréer des communs où que l´on se trouve. Ainsi sont mises sur pied des formules juridiques de façon à exclure la propriété privée et éviter la spéculation et ne retenir que la propriété d´usage en se dotant de formes juridiques comme les « fonds de dotation ». Nous en avons des exemples tout autant dans les villes, par exemple à Nancy ou Marseille pour le foncier, tout comme à la campagne comme à NDDL. Reste à unir politiquement toutes ces initiatives dans un mouvement comprenant les luttes pour la dignité contre toute domination, la verticalité et la confiscation du pouvoir, soutenus par le règne de l´argent. Ce qui constitue le premier pas pour le communalisme.
Nous avons ouvert la parenthèse des communs pour en arriver au commun et au communalisme avec Pascal Nicolas-Le Strat et c´est avec lui que nous pouvons la refermer et clore cette entrevue : « Mais qu’il relève d’un « commun naturel » ou d’un « commun produit », ce commun ne prend véritablement sens que s’il est constitué et administré sur un mode radicalement démocratique, en commun pour le commun. « Commun » est donc fondamentalement le nom d’une passion pour le faire ensemble et d’un projet de démocratie radicale. » Ce qui ne fait qu´entériner le projet communaliste, à l´image de ce que nous offre l´expérience zapatiste et ce, depuis 1994, sur un territoire grand comme la Belgique.
Floréal M. Romero en collaboration avec Steka
David Pauget publié dans l´Express, le 14/02/2020. ↩︎
Je recommande la lecture de ce livre de John Holloway paru aux éditions Libertalia en septembre 2019 ↩︎
Corinne Morel Darleux, du Parti de Gauche et siégeant au Conseil Régional Rhône-Alpes. « Reporterre » du 15/02/2020. Elle est auteure du livre « Plutôt couler que flotter sans grâce » (Ed. Libertalia) et qui, en alliant anarchisme et politique politicienne, reflète assez bien le confusionnisme ambiant. ↩︎
Idem mais aussi : https://www.todoporhacer.org/asaltados-y-asaltantes/se référant à la participation citoyenne de l´aveu d´Ada Colau : « Et maintenant que davantage de citoyens sont mobilisés, il me suffit d’ouvrir le portail de participation citoyenne de mon conseil municipal, qui compte quelque 200 000 personnes, et de constater que les propositions n’atteignent même pas 400 voix » ↩︎
« Présence, magazine » de la Chambre de commerce et d´industrie, 11 Mars 2019 ↩︎
Voir article Floréal M. Romero: « Municipales, citoyennisme, munipalisme et communalisme » sur le site : http://institutecologiesociale.fr/ . Je recommande aussi la lecture de Guillaume Faburel: « Les métropoles barbares » Editions du Passager Clandestin 2019. ↩︎
C´est ce qui a poussé, dans une honnêteté tout à son honneur, l´ex députée de EELV, Isabelle Attard, à démissionner du parti et rejeter toute politique politicienne. Voir son livre : « Comment je suis devenue anarchiste » Editions Gallimard, Octobre 209. Elle a aussi rédigé la postface de mon livre. « Agir ici et maintenant ». ↩︎
Floréal M. Romero: « Agir Ici et maintenant. Penser l´écologie sociale de Murray Bookchin ». Editions du Commun. Oct. 2019 ↩︎
Entre utopie et révolution, local et global, pragmatisme et radicalité, il existe cependant un certain nombre de théories et de pratiques qui viennent établir des passerelles pour envisager une transformation sociale graduelle. Proudhon va dans ce sens : il envisage en 1848 la création d’une banque du peuple permettant aux ouvriers d’acquérir un capital financier à taux zéro pour pouvoir s’émanciper de la classe bourgeoise et, à terme, institutionnaliser l’autogestion généralisée et un fédéralisme intégral, à la fois économique et politique, reposant sur des formes de démocratie directe. Dans la même veine, Gustav Landauer (1870-1919) propose l’élaboration progressive de communautés d’individus qui se fédèrent. Il ne s’agit donc ni de concevoir de manière abstraite un système politique alternatif, ni des communautés closes sur elles-mêmes, mais bien des dynamiques mettant en œuvre un devenir révolutionnaire faisant le lien entre la transformation individuelle et la transformation sociale. Dans cette perspective, il est opportun de créer des communautés qui à la fois commencent la révolution et prouvent par l’exemple ce qu’il est possible de faire. Ces communautés peuvent courir le risque de demeurer isolées, ce que Landauer redoute : c’est bien l’ensemble de la société qu’elles doivent contribuer à changer. Il parle alors de « société des sociétés » pour rendre compte de cette relation mutuelle entre le local et le global. C’est fort de cette conviction qu’il décide de prendre part à la République des conseils de Bavière en 1918 en tant que délégué populaire à l’éducation, la culture et la propagande. Il y propose des formes fédérales de démocratie directe avant d’être assassiné par les troupes gouvernementales. Cette idée de fédéralisme progressif se retrouve aussi dans le municipalisme libertaire de Murray Bookchin (1921-2006), qui affirme que des institutions libertaires peuvent naître parallèlement à l’État et en marge du capitalisme pour peu à peu les supplanter. Cette stratégie est rendue possible à partir de la com- mune, qui constitue le lieu d’élection de la liberté politique, et ce au moins depuis la cité grecque. Ainsi, « le seul moyen de reconstruire la politique est de commencer par ses formes les plus élémentaires : les villages, les villes, les quartiers et les cités où les gens vivent au niveau le plus intime de l’interdépen-dance politique au-delà de la vie privée.
« Le seul moyen de reconstruire la politique est de commencer par ses formes les plus élémentaires : les villages, les villes, les quartiers et les cités. » – Murray Bookchin
C’est à ce niveau qu’ils peuvent commencer à se familiariser avec le processus politique, un processus qui va bien au-delà du vote et de l’information ». Les grandes métropoles comme New York, Londres ou Paris n’ont évidemment plus grand-chose à voir avec les cités de l’Antiquité comme Athènes qui permettaient l’exercice de la démocratie directe. Cependant, quelle que soit la taille des villes, chacune est divisée en un certain nombre de quartiers où l’on peut concevoir des territoires à taille humaine rendant possible un tel exercice. Bookchin prend l’exemple de la ville de Paris de 1793, alors peuplée de 500 000 à 600 000 habitants qui, grâce à sa fédération en sections, a très bien pu organiser l’approvisionnement et la sécurité, faire respecter le Maximum des prix1 ou encore assurer des tâches administratives complexes. La tradition de communes libres est ancienne, remontant à l’Antiquité. Par exemple, la commune d’Oaxaca, au Mexique, a donné naissance en 2006 à un vaste mouvement de démocratie directe et d’autogestion. Tout l’enjeu consiste dès lors à ne pas demeurer isolé et à pouvoir constituer des fédérations de communes. C’est notamment le pari du réseau des Fearless cities, qui a inauguré des som-mets annuels pour un mouvement municipaliste global s’inscrivant dans le mouvement plus large des communs, qui vise une démocratisation du politique et de l’économie. Entre utopie et révolution, la dynamique politique ne s’épuise jamais : les puis- sances du désir préservent de toute ossification potentiellement totalitaire et, en même temps, il est nécessaire de concevoir des institutions qui permettent les meilleures manifestations de ce désir. Dans cette perspective, le dernier mot sera donné à William Morris : « Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé etd’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils avaient visé, sous un autrenom.2
Le Maximum est une loi promulguée le 4 mai 1793 fixant un prix plafond sur certaines denrées alimentaires et matières premières afin de lutter contre la spéculation. ↩︎
William Morris, A Dream of John Ball,London, Nonesuch Press, 1948, p. 214. ↩︎
Quand Murray Bookchin écrit ce texte en février 1980, l’écologie politique se trouve à un tournant de sa jeune existence. Après s’être exprimée dans les années 1970 au travers de groupes contestataires (pacifistes, antinucléaires et féministes notamment), elle doit évoluer au-delà de la protestation si elle entend parvenir à concrétiser ses idéaux de changement. L’article dresse une sorte de bilan de la décennie écoulée mais se veut surtout un avertissement. Soucieux du développement futur du mouvement, l’auteur y opère la distinction importante entre l’écologie radicale et l’écologie institutionnelle, qu’il nomme environnementalisme. L’écologie deviendra-t-elle l’appendice du système, ou bien balaiera-t-elle les structures de la domination ? Quatre décennies plus tard, la question reste d’une criante actualité.
À l’aube des années 1980, le mouvement écologiste aux États-Unis et en Europe fait face à une crise sérieuse. Il s’agit là littéralement d’une crise d’identité et d’objectifs, une crise qui remet gravement en cause la capacité du mouvement à tenir sa grande promesse de proposer des solutions alternatives à la mentalité dominante, aux institutions hiérarchiques tant politiques qu’économiques, et aux stratégies manipulatrices de changement social qui ont entraîné une scission catastrophique entre l’humanité et la nature.
Cette lettre a été publiée dans notre hors-série « L’écologie ou la mort », avec Camille Étienne, rédactrice en chef invitée. Notre hors-série est disponible sur notre boutique !
Pour parler franchement, disons que la décennie qui vient pourrait bien trancher l’alternative suivante : soit la réduction du mouvement écologiste à un simple ornement d’une société malade, par essence antiécologique, accablée par un besoin incontrôlé de maîtrise, de domination et d’exploitation de la nature et de l’humanité ; soit, espérons-le, sa transformation progressive en un mouvement d’éducation servant de creuset pour une nouvelle société écologique fondée sur l’entraide, sur des communautés décentralisées, une technologie populaire, et des relations libertaires, non hiérarchiques, favorisant une harmonie nouvelle non seulement entre les humains, mais encore entre l’humanité et la nature.
Il peut paraître présomptueux qu’un individu isolé s’adresse en son nom propre à un ensemble conséquent de militants qui se sont activement consacrés aux questions écologiques. Mais l’intérêt que je manifeste pour l’avenir du mouvement écologiste n’est ni impersonnel ni circonstanciel. Depuis près de trente ans, j’écris abondamment sur les bouleversements écologiques auxquels nous sommes de plus en plus confrontés. À l’appui de ces écrits, j’ai lutté dès 1952 contre l’usage accru des pesticides et des additifs alimentaires, et j’ai dénoncé les retombées nucléaires lors du premier test de la bombe à hydrogène dans le Pacifique en 1954, la pollution radioactive qui a suivi « l’incident » du réacteur de Windscale en 1956 [1957], et la tentative de Con Edison de construire le plus grand réacteur nucléaire au monde en plein centre de New York en 1963.
Depuis lors, j’ai participé à des coalitions antinucléaires telles que Clamshell et Shad, sans oublier leurs prédécesseurs : Ecology Action East, dont j’ai rédigé en 1969 le manifeste Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, et le Comité d’information des citoyens sur les radiations, qui a joué un rôle crucial dans l’annulation du projet de réacteur de Ravenswood en 1963. Par conséquent, je peux difficilement être présenté comme un intrus ou un nouveau venu au sein du mouvement écologiste. Mes remarques contenues dans cette lettre sont le fruit d’une longue expérience et de mon intérêt personnel pour des idées qui ont retenu mon attention durant des décennies.
Je suis convaincu que mon travail et mon expérience dans ces domaines signifieraient bien peu s’ils se limitaient à ces seules questions, si importante que puisse être chacune d’entre elles. « Non au nucléaire », voire même « non aux additifs alimentaires », « non à l’agriculture industrielle » ou « non aux bombes nucléaires », c’est tout bonnement insuffisant si notre perspective se borne à chacune de ces questions. Il est tout aussi nécessaire de mettre au jour les causes sociales, les valeurs et les relations humaines toxiques qui font que la planète est déjà pour une large part empoisonnée.
Dans mon esprit, écologie a toujours signifié écologie sociale : la conviction que l’idée même de dominer la nature découle de la domination de l’humain par l’humain, que ce soit des femmes par les hommes, des jeunes par leurs aînés, d’un groupe ethnique par un autre, de la société par l’État, de l’individu par la bureaucratie, aussi bien que d’une classe économique par une autre ou d’un peuple colonisé par une puissance coloniale. Selon moi, l’écologie sociale doit commencer sa conquête de la liberté non seulement à l’usine, mais aussi au sein de la famille ; non seulement dans l’économie, mais aussi dans le psychisme ; non seulement dans les conditions matérielles de la vie, mais également dans ses conditions spirituelles.
Sauf à changer les rapports les plus élémentaires de la société – notamment entre hommes et femmes, adultes et enfants, Blancs et autres groupes ethniques, hétérosexuel(le)s et gays (de fait, la liste est considérable) – la société sera minée par la domination, et cela même si elle revêt une forme socialiste, « sans classe » et « sans exploitation ». Elle sera pénétrée de hiérarchie, même si elle se pare des vertus douteuses des « démocraties populaires » du « socialisme » et de la « propriété publique » des « ressources naturelles ». Aussi longtemps que persistera la hiérarchie, aussi longtemps que la domination imposera un système d’organisation élitiste à l’humanité, le projet de dominer la nature se perpétuera et conduira inévitablement notre planète vers l’extinction écologique.
L’émergence du mouvement féministe, davantage encore que la contre-culture, la croisade pour des technologies « appropriées » et les coalitions antinucléaires (je laisse volontairement de côté les campagnes de nettoyage des « Jours de la Terre »), tout cela vise le cœur même de la domination hiérarchique sous-jacente à la crise écologique. Si et seulement si la contre-culture, les technologies alternatives et le mouvement antinucléaire reposent sur une mentalité et des structures non hiérarchiques comme on en voit au sein des tendances les plus radicales du féminisme, le mouvement écologiste sera en mesure de concrétiser son riche potentiel et ses valeurs, qui visent des changements radicaux au sein de notre société fondamentalement antiécologique. Si et seulement si le mouvement écologiste cultive consciemment une mentalité, une structure et une stratégie de changement social antihiérarchiques et excluant la domination, il sera en mesure de conserver sa véritable identité en tant que protagoniste d’un nouvel équilibre entre l’humanité et la nature, ainsi que son objectif d’une société vraiment écologique.
Cette identité et cet objectif sont actuellement menacés d’une grave altération. L’écologie est maintenant en vogue, elle confine à la tocade – et avec cette popularité surfaite a émergé une nouvelle mode environnementaliste. Sur la base d’une vision et d’un mouvement qui promettaient au minimum de remettre en question la hiérarchie et la domination, une nouvelle forme d’environnementalisme est apparue, qui a moins pour but de transformer que de rafistoler les institutions, les relations sociales, les technologies et les valeurs existantes. J’emploie le mot « environnementalisme » pour l’opposer à celui d’« écologie », et en particulier à l’écologie sociale. Alors que l’écologie sociale, de mon point de vue, cherche à éliminer la domination de l’humain sur la nature en éliminant la domination de l’humain sur l’humain, l’environnementalisme dénote une mentalité « instrumentale », ou technique, dans laquelle la nature est conçue simplement comme un habitat passif, un agrégat d’objets et de forces externes, qu’il s’agit de rendre plus « utilisables » par les humains, quelle que soit la nature des usages en question. En fait, l’environnementalisme, c’est simplement la gestion technique de l’environnement.
Cela ne remet pas en question les idées fondamentales de la société actuelle, notamment le fait que l’être humain doive dominer la nature. Au contraire, on cherche à faciliter cette domination en développant des techniques permettant de diminuer les risques engendrés par la domination. Les notions de hiérarchie et de domination sont masquées par un discours technique sur les sources d’énergie « alternatives », les procédés permettant de « conserver » l’énergie, les modes de vie « simples » au nom des « limites à la croissance » – tout cela se traduisant désormais dans les faits par une énorme croissance industrielle – et bien entendu par une floraison de politiciens et de partis de tendance « écologiste », dont le projet est d’organiser l’adaptation de la nature mais également de l’opinion publique à la société dominante.
Le satellite solaire « écologique » de 40 km2 de Peter Glaser, le vaisseau spatial « écologique » d’O’Neill 1, les éoliennes géantes « écologiques » du département de l’Énergie 2, pour ne citer que les exemples les plus grossiers de cette mentalité environnementaliste, ne sont pas plus écologiques que les centrales nucléaires ou l’agriculture industrielle. Leurs prétentions « écologiques » seraient même plus dangereuses, car elles trompent et désorientent l’opinion publique. Le tapage autour d’une nouvelle « Journée de la Terre » ou des futures « Journées du Soleil » et autres « Journées du vent », tout comme la pieuse rhétorique de ces beaux parleurs que sont les fournisseurs d’énergie solaire, avec leurs inventeurs « écologiques » affamés de brevets, tout cela dissimule le fait crucial que l’énergie solaire, l’éolien, l’agriculture biologique, une vision holistique de la santé et la simplicité volontaire ne modifieront que très peu notre rapport monstrueusement déséquilibré avec la nature s’ils laissent intacts la famille patriarcale, les multinationales, la structure bureaucratique et politique centralisée, le système de propriété et enfin la rationalité technocratique prédominante.
L’énergie solaire, l’énergie éolienne, le méthane et l’énergie géothermique demeurent de pures formes d’énergie dans la mesure où les instruments pour les utiliser sont inutilement complexes, contrôlés bureaucratiquement, possédés par des entreprises ou par des institutions centralisées. Certes, elles sont moins dangereuses pour la santé physique des êtres humains que l’énergie dérivant du nucléaire ou des hydrocarbures, mais elles restent manifestement dangereuses pour la santé spirituelle, morale et sociale de l’humanité si elles ne sont considérées que comme des techniques n’impliquant pas de nouvelles relations entre les personnes et la nature ainsi que de nouvelles relations sociales.
Ce n’est pas parce qu’ils optent pour les « énergies douces » que l’ingénieur, le bureaucrate, le cadre d’entreprise et le professionnel de la politique apportent quelque chose de nouveau ou d’écologique à la société ou à notre perception de la nature et des autres. Comme tous les « fondus de technologie » (pour reprendre une description qu’Amory Lovins3 me faisait de lui-même lors d’une conversation), ils se contentent d’atténuer ou de dissimuler les dangers causés à la biosphère et à la vie humaine en plaçant les technologies écologiques dans le carcan des valeurs hiérarchiques, au lieu de s’opposer à ces valeurs et aux institutions qu’elles représentent.
Dans le même ordre d’idée, la décentralisation elle-même perd son sens si elle renvoie à des avantages logistiques de stockage et de recyclage et non à l’idée d’échelle humaine. Si notre but en décentralisant la société (ou, comme les politiciens écologistes aiment à le présenter, en établissant un « équilibre » entre la « décentralisation » et la « centralisation ») est seulement d’avoir des « aliments frais », de « recycler » facilement les déchets, de réduire les frais de transport ou d’assurer « plus » de contrôle populaire (et pas, notez-le bien, un contrôle complet) sur la vie sociale, alors la décentralisation se retrouve elle aussi détournée de son vrai sens écologique et libertaire, celui d’un réseau de communautés libres et naturellement équilibrées, fondées sur la démocratie directe et sur des individualités véritables capables de s’impliquer réellement dans l’autogestion comme dans les activités personnelles indispensables à la réalisation d’une société écologique.
Comme pour les technologies alternatives, la décentralisation est ramenée à un pur stratagème technique pour cacher la hiérarchie et la domination. La vision « écologique » du « contrôle municipal du pouvoir » et de la « nationalisation de l’industrie » (sans parler des termes creux comme celui de « démocratie économique ») semble en apparence poser des restrictions aux services d’État et aux multinationales, mais laisse pour l’essentiel intacte leur emprise globale sur la société. En effet, même une entreprise nationalisée continue de fonctionner de manière bureaucratique et hiérarchique.
En tant que militant profondément impliqué dans les débats écologiques depuis des décennies, j’essaye d’alerter les sympathisants écologistes de bonne foi sur un problème très sérieux au sein de notre mouvement. Pour dire les choses le plus directement possible : je suis inquiet de la mentalité technocratique très répandue et de l’opportunisme politique qui menacent de remplacer l’écologie sociale par une nouvelle forme d’ingénierie sociale. Pendant une certaine période, il a semblé que le mouvement écologiste pourrait réaliser son potentiel libertaire, qui est celui d’un mouvement en faveur d’une société non hiérarchique. Renforcé par les tendances les plus radicales des mouvements féministes, gay, révolutionnaires ou communautaires, il semblait que le mouvement écologiste allait se mettre pour de bon à concentrer ses efforts sur la transformation des structures fondamentales de notre société antiécologique – et non sur l’invention de techniques plus acceptables pour la perpétuer ou de cosmétiques institutionnels pour cacher ses maladies incurables.
L’émergence des coalitions antinucléaires fondées sur un réseau décentralisé de groupes affinitaires, sur un processus de prise de décision par la démocratie directe et sur l’action directe semblait fonder cet espoir. Le problème auquel était confronté le mouvement semblait avant tout relever de l’éducation des militants et du public. Il s’agissait de la nécessité de comprendre en profondeur la signification des groupes affinitaires en tant que formes durables, de type familial. Il s’agissait de saisir toutes les implications de la démocratie directe et le fait que le concept d’action directe ne désigne pas seulement une « stratégie », mais bien une sensibilité profonde, une perspective selon laquelle tout le monde a le droit de prendre le contrôle direct de la société et de sa vie quotidienne.
Par une ironie de l’histoire, le début des années 1980, si riche en promesses de changements d’envergure sur le plan des valeurs et de la conscience, a aussi vu l’émergence d’un nouvel opportunisme qui menace de réduire le mouvement écologiste à l’état de simple cosmétique pour la société actuelle. Plusieurs fondateurs des coalitions antinucléaires (pensons en particulier à la Clamshell Alliance4) sont devenus ce qu’Andrew Kopkind5 a décrit comme des « entrepreneurs radicaux » – des manipulateurs d’un consensus politique, qui opèrent à l’intérieur du système tout en affirmant s’y opposer.
Les « entrepreneurs radicaux » ne constituent pas un phénomène nouveau. Jerry Brown6 a pratiqué cet art dans l’arène politique pendant des années, à l’image de la dynastie Kennedy. Ce qui est frappant dans la génération actuelle, c’est de constater à quel point ces « entrepreneurs radicaux » proviennent de mouvements sociaux radicaux importants des années 1960 et, plus significativement encore, du mouvement écologiste des années 1970. Il a fallu aux radicaux et aux idéalistes des années 1930 des décennies pour atteindre le cynisme de l’âge mûr requis pour capituler – et ils avaient l’honnêteté de le confesser publiquement. Mais des membres du SDS7 et des groupes d’action écologiste avaient déjà capitulé à la fin de leur prime jeunesse ou au début de la maturité – et ils écrivent des biographies remplies d’amertume à 25, 30 ou 35 ans, épicées de rationalisations pour expliquer leur reddition au statu quo.
Ce n’est pas la peine de critiquer Tom Hayden8, sa polémique contre l’action directe à Seabrook l’automne dernier suffit9. Peut-être pire encore est l’émergence du « Parti des citoyens » de Barry Commoner10, de nouvelles institutions financières comme MUSE (les Musiciens unis pour une énergie sûre), ou la célébration de la « simplicité volontaire », se traduisant par une société duale, composée d’un côté d’élites intellectuelles dans le vent, portant blue-jeans et issues de la classe moyenne, et d’un autre côté des opprimés bas du front, habillés de façon conventionnelle et avides de consommation – une double société engendrée par les think tanks de l’Institut de recherche de Stanford financés par le grand capital.
Dans tous ces cas, les implications radicales d’une société décentralisée, basée sur des technologies alternatives et des communautés très soudées, sont astucieusement mises au service de la mentalité technocratique d’« entrepreneurs radicaux » et de carriéristes opportunistes. Le grave danger ici vient de l’échec de bon nombre d’idéalistes à traiter des questions sociales majeures dans leurs propres termes, à reconnaître les incompatibilités criantes entre des objectifs qui demeurent en profond désaccord les uns avec les autres, objectifs qui ne peuvent coexister sans livrer le mouvement écologiste à ses pires ennemis. Le plus souvent, ces ennemis sont les leaders et fondateurs du mouvement lui-même, qui ont essayé de le manipuler pour le rendre compatible avec le système et les idéologies qui s’opposent à toute réconciliation sociale ou écologique sous la forme d’une société écologique.
Les leurres de l’« influence », de la « politique consensuelle » et de l’« efficacité » sont des exemples frappants du manque de cohérence et de conscience qui accable le mouvement écologiste aujourd’hui. Il est peu probable que les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe soient séduisants – ou même compréhensibles – pour les millions de gens qui hantent en solitaires les discothèques et les bars. Tragiquement, ces millions de personnes ont abandonné leur pouvoir social, et en réalité leur personnalité même, à des politiciens et bureaucrates qui sont pris dans un engrenage de soumission et de pouvoir, qui les confine généralement dans un rôle secondaire.C’est là précisément la cause immédiate de la crise écologique de notre époque – cause dont les racines historiques résident dans la société de marché qui nous engloutit.
Demander à des gens sans pouvoir de reconquérir un pouvoir sur leur vie est même plus important que d’ajouter un panneau solaire complexe, voire souvent incompréhensible, sur leur maison. Avant qu’ils aient recouvré cette capacité de décision sur leur propre vie, qu’ils aient créé leur propre système d’autogestion pour s’opposer au système actuel de gestion hiérarchique, qu’ils aient élaboré de nouvelles valeurs écologiques à la place des présentes valeurs de domination – un processus que les panneaux solaires, les éoliennes, les jardins à la française peuvent faciliter mais jamais remplacer –, rien de ce qu’ils changent dans la société n’amènera un nouvel équilibre avec le monde naturel.
Évidemment, les gens privés de pouvoir n’accepteront guère facilement les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe dans le cours normal des choses. Mais ils sont habités dans leurs tréfonds par des aspirations qui les rendent réceptifs à ces formes d’organisation et d’action – phénomène qui ne manque jamais de surprendre l’« entrepreneur radical » en période de crise et de confrontation –, ce qui représente un potentiel qui ne demande qu’à être concrétisé et rendu intellectuellement cohérent à travers un apprentissage assidu et des exemples répétés. C’est précisément cet enseignement et ces exemples que certains groupes féministes et antinucléaires ont commencé à développer.
Ce qu’il y a d’incroyablement régressif dans l’obsession technicienne et dans les politiques électoralistes des technocrates et des « entrepreneurs radicaux » aujourd’hui, c’est qu’ils recréent, au nom même des « sources d’énergie verte », une décentralisation trompeuse et des structures intrinsèquement hiérarchiques du type parti politique, soit les pires schémas et habitudes qui engendrent la passivité, l’obéissance et la vulnérabilité du public américain face aux médias de masse. La politique-spectacle dont font la promotion Brown, Hayden, Commoner et les « fondateurs » de la Clamshell Alliance comme Wasserman et Lovejoy 11, tout comme les récentes manifestations géantes à Washington et à New York, tout cela engendre des masses, mais pas des citoyens : des objets manipulés par les médias, qu’ils soient au service d’Exxon, de la CED 12, du Parti des citoyens ou de MUSE 13.
L’écologie est utilisée contre la sensibilité écologique, contre les formes écologiques d’organisation et contre les pratiques écologiques afin de « conquérir » de nouveaux partisans, et non pour les instruire. La peur d’être « isolé », « futile » ou « inefficace » entraîne une nouvelle sorte d’« isolement », de « futilité » et d’« inefficacité », à savoir un abandon complet de ses idéaux et de ses objectifs les plus fondamentaux.Le « pouvoir » est acquis au prix de la perte du seul pouvoir que nous ayons et qui peut changer cette société devenue absurde – notre intégrité morale, nos idéaux et nos principes. Ce peut être une occasion rêvée pour les carriéristes qui ont mis la question écologique au service de leurs ambitions et de leur fortune personnelle ; cela signerait l’avis de décès d’un mouvement qui porte en lui l’idéal d’un monde renouvelé où les masses deviendraient des individus et les ressources se transformeraient en nature, un monde dans lequel individus et nature se verraient témoigner le respect dû à leur caractère unique et spirituel.
Un mouvement féministe à tendance écologiste émerge maintenant et les contours d’une coalition antinucléaire libertaire existent encore. La fusion des deux, de pair avec les autres mouvements que devraient susciter les diverses crises de notre temps, peut ouvrir une des décennies les plus excitantes et libératrices de notre siècle. Les problèmes liés au sexisme, à l’âge, à l’oppression ethnique, à la « crise de l’énergie », au pouvoir des grandes entreprises, à la médecine conventionnelle, à la manipulation bureaucratique, à la conscription, au militarisme, à la dévastation urbaine et au centralisme politique ne peuvent être séparés des questions écologiques. Toutes ces questions gravitent autour de la hiérarchie et de la domination, qui sont les concepts de base d’une écologie sociale radicale.
Je crois qu’il est nécessaire, pour quiconque participe au mouvement écologiste, de prendre une décision cruciale : les années 1980 vont-elles rester fidèles à la conception visionnaire d’un futur basé sur un engagement libertaire en faveur de la décentralisation, des technologies alternatives et des pratiques libertaires telles que les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe ? Ou bien cette décennie sera-t-elle marquée par une funeste rechute dans l’obscurantisme idéologique et une « politique consensuelle », qui acquiert « pouvoir » et « efficacité » en épousant ce « consensus » même qu’il faudrait précisément réorienter ?
Le mouvement écologiste recherchera-t-il une illusoire « base de masse » en copiant les modèles de la manipulation de masse, des médias de masse et de la culture de masse qu’il s’est engagé à combattre ? Ces deux orientations sont inconciliables. Notre utilisation des « médias », des mobilisations et des actions doit faire appel à l’intelligence et à la sensibilité, et non pas aux réflexes conditionnés et aux tactiques de choc qui ne laissent pas de place à la raison et à l’humanité. De toute manière, le choix doit se faire maintenant, avant que le mouvement écologiste ne s’institutionnalise en un simple appendice du système même dont il prétend rejeter la structure et les méthodes. Ce choix doit se faire de façon consciente et résolue, sinon ce siècle lui-même, et non seulement cette décennie, sera perdu à tout jamais pour nous.
Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire – Murray Bookchin.
Ce texte, traduit de l’anglais par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia, également auteurs des notes de bas de page, est extrait du recueil Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, paru aux éditions L’Échappée en 2019. Les lecteurs curieux pourront y découvrir plusieurs textes fondateurs de la pensée de Murray Bookchin.
1 Dès 1969, le physicien américain Gerard K. O’Neill (photo de fond) avait proposé, afin de coloniser l’espace interstellaire, la construction de stations spatiales autonomes de structure cylindrique reproduisant les conditions de vie sur Terre dans le moindre détail (climat, végétation, agriculture, etc.). La Nasa fit procéder en 1975 à une étude de faisabilité. Les idées d’O’Neill, exposées deux ans plus tard dans son livre The High Frontier, influencèrent la formation de plusieurs groupes promouvant la colonisation de l’espace.
2 Équivalent américain d’un ministère de l’Énergie, créé en 1977 à la suite du premier choc pétrolier.
3 Amory B. Lovins (né en 1947), physicien américain, spécialisé sur les questions environnementales. Il est le directeur du Rocky Moutain Institute (Colorado), où il a travaillé à la mise au point de technologies « douces » pour contourner le problème de la pénurie de pétrole. Il a reçu en 1983 le prix Nobel alternatif pour ses inventions technologiques concernant les énergies douces.
4 La Clamshell Alliance est une organisation antinucléaire fondée en 1976, procédant sur le mode de la non-violence et des occupations.
5 Andrew Kopkind (1935-1994), figure du journalisme américain radical.
6 Jerry Brown (né en 1938), ancien gouverneur de Californie, son troisième mandat après ceux de 1974 et 1978 (au cours desquels il avait marqué son intérêt pour les questions environnementales). Candidat en 1976, 1980 et 1992 aux primaires démocrates, il finit chaque fois second.
7 Le Students for a Democratic Society, organisation majeure du mouvement étudiant de contestation à la fin des années 1960 aux États-Unis.
8 Tom Hayden (1939-2016), activiste connu pour son rôle dans les mouvements protestataires des années 1960 et 1970. En 1976, il lança avec Jane Fonda (alors son épouse) la Campaign for Economic Democracy (CED) en vue d’influer sur la politique du Parti démocrate. Il fut ensuite élu à l’Assemblée de l’État de Californie (de 1982 à 1992), puis au Sénat du même État (de 1992 à 2000).
9 À l’occasion de cette action, le mouvement antinucléaire s’était divisé sur la tactique à adopter, entre résistance active à la police et non-violence.
10 Ayant décidé en 1979 de se lancer dans la campagne présidentielle, Barry Commoner avait fondé le Parti des citoyens. Sa candidature se soldera par un échec cuisant.
11 Samuel Lovejoy, fermier du Massachusetts, fut l’instigateur du mouvement antinucléaire aux États-Unis, par un spectaculaire acte de désobéissance civile perpétré en 1974 dans la ville de Montague. Au petit matin, muni d’un pied de biche, il fit s’effondrer une tour installée par le distributeur Northeast Utilities dans le but de construire une gigantesque centrale nucléaire sur le site. Il se rendit ensuite au commissariat pour rendre raison de son acte, et en assumer la pleine responsabilité. Son procès, tenu dans une salle de tribunal bondée, déboucha sur un acquittement en raison d’une erreur de catégorie dans l’accusation.
12 Campaign for Economic Democracy (voir notre note sur Tom Hayden).
13 Musicien, Lovejoy fut à l’origine de l’organisation MUSE (Musicians United for Safe Energy) qui organisa en septembre 1979 un concert « antinucléaire » au Madison Square Garden de New York (avec des prestations de Bruce Springsteen, Tom Petty, the Doobie Brothers).