COMMUNE

Une foule en mouvement de 30 000 têtes en pleine campagne est un spectacle étrange. Le nombre de personnes à Sainte‑ Soline a décuplé par rapport à la manifestation contre une mégabassine à laquelle j’avais participé une petite année plus tôt. Celui de celles de mon âge et plus âgées que j’ai rencontrées pendant la longue marche vers et depuis la bassine m’a fait comprendre pour la première fois pourquoi Macron est si déterminé à retarder l’âge de la retraite.

La dernière fois qu’autant de personnes se sont levées et déplacées de toute la France pour se réunir dans ce que les citadins ont tendance à appeler le « milieu de nulle part » à la campagne, c’était, je crois, il y a cinquante ans pour soutenir les éleveurs de moutons sur le Larzac. À la même époque, à l’autre bout du monde, un grand nombre d’étudiants japonais se déplaçaient régulièrement depuis Tokyo à la campagne pour aider les paysans qui essayaient d’empêcher que leurs terres ne soient transformées en ce qu’ils appelaient une « passerelle vers le vide » : l’aéroport de Narita. Et à peu près à la même époque, Henri Lefebvre faisait une observation intéressante. Il pensait qu’il est dans la nature des luttes écologiques à propos de la terre – de ses usages, de sa défense – de créer des alliances très improbables, des alliances qui transcendent l’identité, et même l’idéologie. Ce sont des batailles qui réunissent des personnes très diverses. Elles ont pour effet de produire une forme de solidarité dans la diversité extrême qui, je crois, est née avec la ZAD de Notre‑ Dame‑ des‑ Landes et qui représente un investissement massif dans l’organisation de la vie en commun, sans ces exclusions au nom de l’idéologie ou de l’identité qu’on a trop connues dans le passé. Dans le cas des Soulèvements de la Terre, les trois principales composantes du mouvement – paysans et syndicalistes de la Confédération paysanne, jeunes militants du climat, autonomes –, sont tout aussi variées. Par leur souplesse et leur respect mutuel, par un sens clair de l’ennemi partagé, et surtout par des gestes de coopération répétés, elles parviennent à constituer un front commun.

Les Soulèvements de la Terre sont un mouvement que n’importe qui peut rejoindre. Ce n’est pas un parti politique. Ce n’est pas une classe sociale. Ce n’est pas générationnel. Et pourtant, c’est très organisé. Ses activités sont hautement publiques et populaires et comprennent la divulgation aux urbains des crimes perpétrés dans les campagnes par ce syndicat du crime écologique, la FNSEA, parmi d’autres.

C’est la forme même du mouvement qui m’intéresse et qui, pour moi, évoque une variation ancienne de celle de la commune, retravaillée et rendue disponible pour affronter les nouvelles conditions sociales, économiques et écologiques du présent. La forme‑ commune est une manière de faire vivre les communs, qui éclôt quand l’État se retire. Les communes sont toujours aussi marquées par le pragmatisme qu’elles sont ancrées dans une situation locale. Elles se confrontent aux conditions du présent en se servant de façon créative des ressources du passé. Mais là où la commune ancienne était liée à la défense de son site régional particulier, le mode contemporain se manifeste dans de nombreux territoires qui se trouvent ainsi fédérés par les actions des Soulèvements de la Terre. Ces actions s’appuient sur des lieux concrets, sur les besoins spécifiques et les formes de vie de leurs habitants. Étant dans le même temps une lutte et un mode de vie, la forme‑ commune aborde la vie quotidienne en commun de façon immédiate et concrète. En tant que telle, c’est une lutte qui contient déjà des éléments d’une vie au‑ delà de la société capitaliste. C’est bien la forme des Soulèvements de la Terre, ainsi que son succès réel dans le domaine de l’éducation politique, qui à mon avis suscite le degré élevé de panique parmi les élites dont nous avons été témoins à Sainte‑ Soline et dans ses vies ultérieures.

Kristin Ross

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