Un extrait édifiant de « Stratégies pour une révolution écologique et populaire » de Peter Gelderloos – p105-107.
En avril 2009, les représentants des 28 États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) se sont réunis à Strasbourg, en France, et juste de l’autre côté de la frontière à Kehl, en Allemagne. La plus grande alliance militaire de la planète avait le changement climatique à son ordre du jour, à un moment où les politiciens de la plupart des États membres étaient, au mieux, inactifs et, au pire, niaient activement la réalitéde la situation. Quelle solution ont-ils proposée au changement climatique ? Une augmentation de la « sécurité des frontières »,des identifications biométriques et de la surveillance de leurs populations nationales, et une réaffirmation de leur objectif consistant à normaliser l’utilisation nationale des forces militaires dans les environnements urbains d’ici 2020. Un document de stratégie publié avant le sommet énonce clairement que « les défis en matière de sécurité sont principalement de nature socio-économique, et non militaro-technique ». Le document poursuit en précisant que les menaces « socio-économiques » sont celles que posent les pauvres, les réfugiés climatiques et d’autres personnes en colère ou lésées par le statu quo, et qu’à ce titre, les États membres doivent continuer à travailler leur recours à l’action policière et militaire et être prêts à déployer l’armée sur leur territoire national.
Si vous êtes choqué par cette réponse ou que vous la considérez comme une sorte de non sequitur, c’est que vous n’avez pas réussi à saisir la véritable nature ou la portée de la crise écologique. Les gouvernements mondiaux, en particulier ceux du Nord économique, appréhendent la crise comme un problème de sécurité. Ils savent que le problème est réel, et que l’expansion des déserts et l’élévation du niveau des mers forceront des centaines de millions de personnes à quitter leur foyer afin de survivre. Leur solution consiste à militariser davantage les frontières – ces frontières de la forteresse Europe et du Sud-Ouest américain qui sont très certainement « conçues pour tuer » – afin que les personnes fuyant pour leur vie soient dissuadées par la possibilité très réelle de mourir au cours de leur voyage.
En gros, les principales organisations militaires du monde qui comptent déjà parmi les plus grands producteurs de déchets toxiques et de gaz à effet de serre, proposent de tuer encore plus de gens pour se protéger des conséquences de la crise dont elles sont en grande partie responsables. Et elles proposent également d’accroître la répression contre leurs propres citoyens, pleinement conscients que les classes inférieures souffriront partout du poids de la crise, et que des rébellions sont à prévoir au Nord comme au Sud.
Tandis que les riches et les puissants se retrouvaient au sommet, des milliers d’anarchistes et d’anticapitalistes, dans les rues, affrontaient la police et brûlaient des banques pour tenter de perturber la rencontre de l’OTAN. Bien évidemment, les médias les dépeignirent avec condescendance comme une horde de décervelés venus commettre des méfaits. En réalité, il s’agissait de personnes parfaitement conscientes de ce que l’OTAN préparait et des enjeux pour nous tous. Leur réponse pourrait être considérée comme la plus raisonnable et la plus intelligente, du moins si on la compare à celle des scientifiques et des ONG qui continuent de dialoguer avec les gouvernements qui parrainaient ce sommet.
La guerre à Gaza a ébranlé l’équilibre politique au Moyen-Orient. ADM (Académie de la modernité démocratique) analyse les derniers développements dans la région et présente les perspectives de solutions démocratiques.
Avec la guerre en cours à Gaza et en Israël depuis début octobre 2023, ce que l’on appelle le « conflit du Moyen-Orient » s’est à nouveau déplacé au centre de l’opinion publique et de la politique internationale. Des avertissements circulent concernant une réaction en chaîne et une conflagration dans la région. Avec plus de 30 000 civils morts à Gaza à la suite des attaques génocidaires de l’armée israélienne, les appels se multiplient pour mettre fin à la guerre à Gaza et divers acteurs régionaux et internationaux présentent des plans pour une paix durable au Moyen-Orient. Cependant, les réalités historiques et sociales de la région sont peu prises en compte. L’avertissement du plus éminent théoricien et leader du mouvement de libération kurde, Abdullah Öcalan, selon lequel « la plus grande catastrophe pour une société est de perdre le pouvoir de penser sur elle-même et d’agir de manière indépendante »1 est particulièrement pertinent au vu des derniers développements et discussions autour de la guerre à Gaza. Pour les sociétés du Moyen-Orient, la dernière escalade est la continuation d’une guerre et d’un conflit qui durent depuis longtemps. Au Kurdistan et en Palestine en particulier, il y a une guerre ininterrompue depuis cent ans.
Le Moyen-Orient, centre de la Troisième Guerre mondiale
Les crises et les guerres actuelles, notamment au Moyen-Orient, mais aussi au niveau international, sont classées par le mouvement de liberté kurde dans le cadre conceptuel et théorique de la « Troisième Guerre mondiale » : « Si nous brisons le paradigme orientaliste, nous voyons que « La fin de la guerre froide au Moyen-Orient équivaut à un saut de la guerre chaude à un niveau supérieur. Le fait que la guerre du Golfe ait eu lieu en 1991, un an après la fin de la guerre froide, confirme ce point de vue. »2 Dans cette guerre, la priorisation des zones géographiques change, mais la guerre est menée simultanément sous diverses formes dans de nombreuses régions. Parfois, la diplomatie (soft power) occupe le devant de la scène, parfois la violence (hard power). La guerre en Ukraine, qui dure depuis 2022, s’inscrit également dans ce tableau. Avec l’attaque russe contre l’Ukraine, la Troisième Guerre mondiale a pour la première fois quitté les frontières du Moyen-Orient. Cependant, les derniers développements à Gaza et en Israël indiquent que le centre de la guerre sera à nouveau le Moyen-Orient. Cette Troisième Guerre mondiale, qui dure depuis près de 35 ans, peut également être définie comme un processus de réorganisation globale en cours depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Dans ce cadre, des stratégies telles que le « Projet du Grand Moyen-Orient » (GME) reposent principalement sur le nettoyage du Moyen-Orient des menaces potentielles pour les États-Unis et l’Occident, le contrôle des ressources énergétiques et des corridors énergétiques et la garantie de la sécurité d’Israël.
La Troisième Guerre mondiale peut être divisée en quatre phases, au cours desquelles différents intérêts et acteurs ont exercé et continuent d’exercer. Conformément aux objectifs mentionnés ci-dessus, les États-Unis ont commencé cette guerre par la guerre du Golfe en 1991 et par l’expansion de leur puissance militaire et politique en envoyant des dizaines de milliers de soldats dans la région. Dans la deuxième phase, les États-Unis et leurs alliés sont intervenus en Afghanistan et en Irak. Le complot international3 contre le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, a également eu lieu durant cette période. Ce complot visait à affaiblir l’influence du mouvement de libération kurde au Moyen-Orient. Cela sous-tend le rôle géopolitique et géostratégique important du Kurdistan dans cette guerre. La troisième phase a été initiée avec ce que l’on appelle le « Printemps arabe », au cours duquel les peuples du Moyen-Orient sont entrés sur la scène politique en tant que sujet central pour la première fois dans l’ère moderne. Ce soulèvement social, qui a débuté en Tunisie le 17 décembre 2010, a conduit à un changement radical des rapports de force dans la région. Depuis lors, les structures sécuritaires, économiques et politiques existantes dans la région ont connu un processus de changement irréversible. Les interventions extérieures des puissances mondiales dans les conflits et les luttes politiques qui ont émergé après le Printemps arabe ont encore compliqué les relations régionales déjà complexes. En Syrie, au Yémen, en Irak et en Libye en particulier, la lutte acharnée entre les puissances locales se poursuit, tandis que de l’autre côté, des puissances mondiales telles que les États-Unis, la Chine et la Russie sont simultanément impliquées dans une âpre lutte de pouvoir dans la région. Ces luttes de pouvoir entre de nombreux acteurs rendent le processus très compliqué. La quatrième phase de la Troisième Guerre mondiale, en revanche, se caractérise avant tout par des conflits autour de la domination des ressources énergétiques et des corridors énergétiques. La guerre actuelle entre le Hamas et l’État israélien peut également être considérée comme une partie directe de la Troisième Guerre mondiale.
Guerres énergétiques au Moyen-Orient
Dans le contexte du processus de réorganisation mondiale, l’hégémonie américaine s’effondre et l’influence d’États comme la Chine, la Russie, l’Inde, etc. et de communautés d’États comme les États BRICS augmente. Dans le cadre du développement d’un ordre mondial multipolaire, les routes commerciales et les corridors énergétiques sont également en train d’être réorganisés et les pays du Moyen-Orient souhaitent participer à ce processus de négociation de nouvelles routes commerciales principales et de nouveaux corridors énergétiques entre l’Asie et l’Europe. Le Moyen-Orient est ainsi redevenu un terrain de compétition entre les principaux acteurs du système mondial, à savoir la Chine, les États-Unis et la Russie. Contrairement aux premières phases de la Troisième Guerre mondiale, on ne peut pas (encore) parler de tendance militaire. Aux États-Unis, nous observons une tendance au retrait des troupes américaines et à la mise en place de mécanismes de défense par l’intermédiaire d’acteurs locaux. Le conflit se situe donc au niveau de la concurrence économique. La question clé pour les acteurs internationaux est de savoir si la Chine ou l’Inde sera le principal acteur de ce commerce. Actuellement, les États-Unis ont l’intention de sécuriser les flux de biens et de services vers l’Occident via l’Inde contre la Chine et de renforcer l’Inde à cette fin. La Chine, en revanche, qui a montré peu d’intérêt pour le Moyen-Orient dans le passé, est récemment devenue un acteur émergent dans la région. Outre ses initiatives politiques, la Chine a désormais réalisé d’importants investissements économiques dans de grandes parties du Moyen-Orient, de l’Égypte à la Syrie et aux États du Golfe. La sécurité énergétique est devenue très importante pour la Chine, qui est devenue le deuxième importateur mondial de pétrole au cours de la dernière décennie. La concurrence entre la Chine et les États-Unis pour le contrôle des ressources énergétiques mondiales et des voies de transit devient donc de plus en plus apparente. La bataille pour les ressources énergétiques et les voies de transit entre la Chine et les États-Unis ne se déroule pas seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Asie centrale, dans le Caucase, en Afrique et en Amérique du Sud.
Une expression concrète de cette compétition pour le Moyen-Orient est la tentative de minimiser l’impact du projet chinois de Route de la Soie moderne dans la concurrence mondiale. C’est ce qu’ont annoncé les pays participants du corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC)4 lors du dernier sommet du G20, les 9 et 10 septembre 2023 à New Delhi, la capitale indienne. Le projet s’étendra de Mumbai en Inde via les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Jordanie jusqu’au port israélien de Haïfa, puis via le sud de Chypre jusqu’au continent européen jusqu’au port grec du Pirée et de là, à travers l’Europe de l’Est jusqu’au port allemand de Hambourg. L’Inde, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Italie, la France, l’Allemagne, les États-Unis et l’UE – les parties à cet accord – ont lancé le projet en signant un protocole d’accord. Ce projet diminue l’importance géopolitique de la Turquie et a conduit les représentants de l’État turc à proférer des menaces ouvertes, affirmant : « La Turquie ne change peut-être pas la donne dans la région, mais elle peut la perturber ! Derrière des conflits tels que la guerre du Haut-Karabakh se cachent également des efforts du gouvernement turc pour ouvrir de nouvelles routes commerciales via la Turquie et l’Asie centrale.
Le désespoir de l’État-nation
Alors que ces conflits et guerres interétatiques sont centrés sur la quête hégémonique du pouvoir pour sécuriser les corridors et les ressources énergétiques, ce sont les sociétés de la région qui en souffrent. Afin de pouvoir développer des solutions démocratiques, les responsables de ce cimetière de cultures et de peuples doivent avant tout être nommés et tenus pour responsables. Pour Öcalan, il est clair que la source du désespoir réside dans les États-nations eux-mêmes : « Nous ne parlerons jamais assez de l’imposition de l’État-nation, qui dépece la culture du Moyen-Orient comme à coups de couteau. Car le plus incurable des traumatismes subis a été déclenché par ce couteau. (…) La plaie continue de saigner. Regardons le conflit quotidien entre hindous et musulmans en Inde, les massacres au Cachemire, dans la région ouïghoure de Chine, en Afghanistan et au Pakistan, la lutte sanglante des Tchétchènes. et d’autres en Russie, les combats en Israël/Palestine, au Liban et dans tous les pays arabes, les conflits des Kurdes avec les Turcs, les Arabes et les Perses, les luttes sectaires en Iran, le massacre ethnique dans les Balkans, l’extermination des Arméniens et des Grecs et Suryoye en Anatolie – peut-on nier que les innombrables conflits et guerres en cours et totalement non réglementés comme ceux-ci sont le produit de la quête capitaliste d’hégémonie ? »5
La réalité culturelle de la région est en contradiction avec le modèle d’État-nation importé de l’Occident. Le point de départ de cet ordre d’État-nation est l’accord Sykes-Picot signé il y a plus de cent ans le 16 mai 1916 entre la Grande-Bretagne et la France sur le partage de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Ce sont les forces de la modernité capitaliste qui ont conçu le Moyen-Orient sur la base des États-nations – sans prendre en compte les intérêts et les préoccupations des peuples de la région. Lors de l’établissement des frontières, la Grande-Bretagne et la France ont principalement tenu compte des riches ressources en eau et en pétrole de la région et ont négligé la diversité des peuples. Ainsi, l’ordre établi au Kurdistan et en Palestine est une expression de cette intervention opérationnelle de la modernité capitaliste. L’ordre établi au Moyen-Orient repose sur le déni du droit à l’autodétermination des deux peuples. Par conséquent, les évolutions tant positives que négatives au Kurdistan et en Palestine ont un impact sur l’ensemble de la région. La lutte des deux peuples pour des réalisations démocratiques et libérales ébranle l’ordre génocidaire et colonialiste du Moyen-Orient. La fondation de l’État d’Israël, qui a conduit à une escalade du conflit historique arabo-juif et à l’émergence de la question palestinienne, est étroitement liée à la politique au Moyen-Orient des forces de la modernité capitaliste. Après tout, l’une des pierres angulaires de l’ordre établi au Moyen-Orient est l’existence et la sécurité de l’État d’Israël. L’émergence de la question kurde et le fait qu’elle reste sans solution sont également le résultat de l’approche de l’État-nation. D’autres problèmes, comme le conflit du Haut-Karabakh et le génocide arménien, reposent également sur l’approche de l’État-nation.
Sans surmonter les approches étatiques au Moyen-Orient, il ne sera pas possible de résoudre ces problèmes de manière durable. Les derniers développements à Gaza montrent que les problèmes non résolus pourraient à tout moment plonger toute la région dans la guerre. Il en va de même pour la question dite kurde. La mentalité d’État-nation et la politique de l’État turc à l’encontre de la société kurde et du mouvement de liberté provoquent des tensions, des conflits et des guerres permanents. Contrairement au conflit israélo-palestinien, la dimension de ce conflit est encore plus complexe. Öcalan a prévenu : « Si le courant nationaliste-étatiste prend le dessus au Kurdistan, il y aura pas seulement un nouveau conflit israélo-palestinien, mais quatre. » Ces contradictions dans la région se comportent comme un volcan actif sur le point d’entrer en éruption. Les nationalismes au Moyen-Orient ont conduit à une impasse et ont causé beaucoup de sang et de souffrances.
La « Confédération démocratique du Moyen-Orient »
Une solution au problème arabo-israélien, comme à celle de la question kurde, dépend dans une large mesure de la paix et de la démocratisation dans la région. Le fait que les problèmes ne peuvent pas être résolus par l’État-nation, mais qu’ils sont au contraire exacerbés par lui, est parfaitement illustré par le conflit arabo-juif. Tant que l’Islam et le Judaïsme ne seront pas libérés du contexte du pouvoir et de l’État, ils ne pourront pas être réconciliés. Tant qu’elles persisteront à être des forces du pouvoir et de l’État, les deux forces trouveront leur existence en se détruisant mutuellement, comme elles l’ont fait tout au long de l’histoire. Selon Öcalan, tout système qui veut saisir l’opportunité de proposer une solution au Moyen-Orient doit donc d’abord mener avec succès une confrontation idéologique avec le nationalisme, le sexisme, le religionisme et le positivisme. Ce qu’il faut, c’est le développement d’activités sociales démocratiques diverses, non orientées vers l’État, et la libération de l’individu, qui est aujourd’hui essentiellement centré sur le pouvoir et la culture étatique. Au-delà des approches axées sur l’État et le pouvoir, Öcalan voit la solution dans une « confédération de nations démocratiques »6, dans laquelle toutes les identités culturelles mènent une vie paisible en tant que membres d’une société égalitaire, libre et démocratique.
Cette « Confédération démocratique du Moyen-Orient » n’est pas comprise comme une utopie ou un programme politique pour l’avenir, mais comme un projet qui doit être construit étape par étape dans tous les domaines. Elle repose sur une base sociale solide et la dynamique de la phase politique offre également un potentiel de réveil démocratique. Le développement du confédéralisme démocratique au Kurdistan et le nouvel ordre social qui a été établi pour le Kurdistan démontrent que des mouvements démocratiques et des forces sociales organisées aux traits modestes mais efficaces peuvent construire en peu de temps quelque chose qui déterminera l’avenir à long terme. pendant plus de dix ans au sein du gouvernement autonome démocratique de la région du nord et de l’est de la Syrie (Rojava).
Le contrat social, une nouvelle étape dans la région
Un nouveau contrat social7 y a été ratifié le 12 décembre 2023. Il vise à rendre justice aux évolutions des onze dernières années et constitue une étape importante vers la consolidation du modèle démocratique de société au Rojava. Le contrat social prend en compte toutes les identités ethniques, religions, confessions, langues, cultures et visions du monde. Alors que les approches nationalistes-étatistes propagent la solution de la séparation et de la division, l’approche démocratique-confédérée a une fois de plus rassemblé les peuples pour qu’ils s’accordent sur une vie commune basée sur « l’unité dans la diversité ». Ce réveil démocratique en cours dans le nord et l’est de la Syrie ne représente pas seulement une perspective concrète pour résoudre les problèmes sociaux en Syrie et une source d’inspiration pour les sociétés résistantes de toute la région. Pour les États-nations régionaux et les acteurs internationaux qui insistent sur l’ordre établi, cette perspective représente également un danger, car elle montre de quoi sont capables les sociétés qui ont la force de penser sur elles-mêmes et d’agir de manière indépendante. Il n’est donc pas surprenant que les crimes de guerre commis par l’armée turque restent dans l’oreille d’un sourd au niveau international. Ceci malgré le fait que l’ancien chef des renseignements turcs et actuel ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan a ouvertement annoncé début octobre de l’année dernière que l’ensemble des infrastructures du nord et de l’est de la Syrie étaient une « cible légitime » des forces de sécurité, de l’armée et des services de renseignement.
Les crimes de guerre comme paradigme de politique étrangère
Les dernières attaques de l’État turc dans diverses régions du Kurdistan s’inscrivent dans une chronique de violences que nous observons particulièrement depuis 2015, c’est-à-dire depuis la défaite électorale du gouvernement AKP et l’annulation unilatérale des pourparlers de paix avec le PKK. Le gouvernement turc a mis fin à toutes les négociations avec Öcalan et le mouvement kurde en 2015 et poursuit depuis une politique d’anéantissement militaire. Avec la décision du gouvernement Erdoğan d’entrer en guerre, le plan « Çökertme » (« plan de décomposition »), c’est-à-dire l’offensive politico-militaire visant à écraser le mouvement de libération kurde, est entré en vigueur. Dans ce contexte, la question kurde n’a pas été traitée comme un problème social, mais comme une question de sécurité. Après que l’État turc ait pu acquérir la technologie des drones avec l’aide de plusieurs pays de l’OTAN à l’automne 2016, l’ancien ministre de l’Intérieur Soylu a déclaré en avril 2017 que personne ne parlerait plus du PKK dans un avenir proche.
Dans ce contexte, l’État turc a lancé simultanément une guerre sur plusieurs fronts, qui se poursuit encore aujourd’hui. Dans le nord du Kurdistan, le terrorisme d’État turc fait rage contre la société kurde et ses institutions politiques, en particulier contre le Parti pour l’égalité des peuples et la démocratie (DEM). Plus de dix mille militants, hommes politiques, défenseurs des droits des femmes et journalistes sont emprisonnés pour des raisons politiques. Cependant, la politique de guerre de l’État turc contre le mouvement de libération kurde ne se limite pas au Kurdistan du Nord et à la Turquie. Une dimension centrale du « plan de décomposition » est la nouvelle doctrine de politique étrangère de la Turquie, qui consiste à mener la guerre principalement en dehors de son propre territoire. Outre le Kurdistan du Nord, le gouvernement dirigé par Erdoğan intensifie la guerre dans le Kurdistan du Sud (nord de l’Irak) et au Rojava. Au cours des neuf dernières années, des milliers de civils kurdes et de membres des forces d’autodéfense ont été victimes de ces attaques, justifiées par l’armée turque par le discours du « terrorisme ». Les opérations militaires qui violent le droit international et les crimes de guerre sont devenues le paradigme de la politique étrangère turque au Kurdistan.
L’isolement de la politique kurde
Une autre dimension de la stratégie de l’État turc, en vigueur depuis 2015, est l’isolement de la politique kurde à tous les niveaux. Elle a débuté avec l’isolement total d’Öcalan sur l’île-prison d’Imrali. Depuis le 25 mars 2021, il se voit refuser l’accès à tous les moyens de communication et de contact avec le monde extérieur, y compris ses avocats et sa famille. Depuis près de trois ans, cette forme de détention est pratiquée par l’État turc comme une détention illégale au secret8 et symbolise politiquement, entre autres, le refus d’un processus de paix et l’insistance sur l’anéantissement et le déni de l’existence kurde. Depuis Imrali, cet isolement s’applique à toutes les prisons et à tous les domaines de la vie politique en Turquie. La politique étrangère de la Turquie vise également à isoler les zones du Kurdistan qui s’organisent selon le paradigme du confédéralisme démocratique. Qu’il s’agisse de l’embargo permanent contre la révolution au Rojava, de l’encerclement du camp de réfugiés auto-administré de Mexmûr au Kurdistan du Sud et de la menace persistante contre la principale zone d’implantation yézidie de Şengal ; dans tous ces domaines, les gens tentent de réaliser les principes de la démocratie radicale, de la libération des femmes et de l’écologie. L’isolement vise à étouffer ces exemples d’organisation sociale de base et à les protéger du monde extérieur.
Autodéfense réussie contre la deuxième plus grande armée de l’OTAN
Alors que la Turquie a intensifié ses attaques contre le mouvement de libération kurde en utilisant tous les moyens d’un État de l’OTAN, les crimes de guerre et les méthodes de guerre spéciales, elle n’a pas réussi à briser la guérilla kurde et à la rendre incapable d’agir. Le système composé d’unités spéciales cantonnées, de réseaux de renseignement, de forces paramilitaires et d’un réseau dense de bases militaires n’a pas non plus réussi à reprendre le contrôle des zones de défense de Medya, dans le sud du Kurdistan, contrôlées par le mouvement de liberté kurde. Il reste aux mains du mouvement de libération kurde. Plusieurs opérations militaires de propagande ont échoué et c’est désormais l’armée turque elle-même qui est encerclée et subit de lourdes pertes. Grâce aux innovations techniques et tactiques de la guérilla, le mouvement de libération kurde a pu s’adapter à l’armement de l’armée turque par l’OTAN avec des drones et de nouveaux hélicoptères. Les pertes élevées subies par l’armée turque lors des opérations de guérilla fin décembre 2023 et début 2024 ne pouvaient plus être dissimulées, même par l’État turc, et ont déclenché un débat sur le sens et le but des opérations militaires transfrontalières de la Turquie.
Les structures politiques dans les différentes régions du Kurdistan sont également capables de définir leur propre agenda malgré une forte répression et, avec l’aide de la cohésion sociale, de résister aux bombardements réguliers de l’armée turque, à l’embargo et à d’autres formes de guerre.
Le parallélisme entre la situation d’Öcalan et la société kurde
Dans ce contexte, la campagne « Liberté pour Öcalan et solution politique à la question kurde », lancée le 9 octobre 2023, s’inscrit dans la continuité de la résistance continue de la société kurde à la politique d’isolement et de destruction de la Turquie. Il s’agit d’un objectif stratégique de la politique kurde en pleine Troisième Guerre mondiale au Moyen-Orient, car la situation d’Öcalan est étroitement liée à la solution de la question kurde et à la situation de la société kurde. Il est le fondateur et leader d’opinion du mouvement politique kurde et un représentant de 50 ans d’histoire politique du Kurdistan. La question de sa liberté inclut donc non seulement des aspects juridiques et des droits de l’homme, mais surtout des aspects politiques. L’isolement à Imrali est le point de départ de la politique de l’État turc à l’égard de la société kurde. L’État turc est également conscient de cette réalité et adapte arbitrairement la situation à Imrali à la situation politique et aux évolutions actuelles. Ces parallèles entre la situation d’Öcalan à Imrali et la situation de la société kurde existent depuis le début de ses 25 années d’emprisonnement. Un renforcement de l’isolement d’Imrali était et est toujours synonyme d’une intensification de la guerre au Kurdistan. Les phases de dialogue et de négociations avec Öcalan ont également un impact positif sur la vie de la société kurde. Par conséquent, la mesure dans laquelle l’isolement d’Imrali pourra être réduit donnera également plus de répit aux sociétés du Kurdistan et une solution politique à la question kurde pourrait se rapprocher.
En outre, la liberté de l’architecte qui a initié le mouvement populaire radical démocratique, multiethnique et politiquement ouvert le plus puissant du Moyen-Orient et qui a fondé la philosophie politique du confédéralisme démocratique constituera également une étape importante vers une Confédération démocratique du Moyen-Orient.
Abdullah Öcalan, Manifeste de la civilisation démocratique (quatrième volume), Civilisation démocratique : moyens de sortir de la crise civilisationnelle au Moyen-Orient ↩︎
Enlèvement illégal d’Abdullah Öcalan au Kenya le 15 février 1999 et emprisonnement sur l’île-prison turque d’Imrali, qui se poursuit encore aujourd’hui. ↩︎
Abdullah Öcalan, Manifeste de la civilisation démocratique (quatrième volume), Civilisation démocratique : moyens de sortir de la crise civilisationnelle au Moyen-Orient ↩︎
Abdullah Öcalan, Manifeste de la civilisation démocratique (quatrième volume), Civilisation démocratique : moyens de sortir de la crise civilisationnelle au Moyen-Orient ↩︎
Abdullah Öcalan, Manifeste de la civilisation démocratique (quatrième volume), Civilisation démocratique : moyens de sortir de la crise civilisationnelle au Moyen-Orient ↩︎
Nous sommes en 1871. La révolution vient d’établir un gouvernement démocratique en France, suite à la défaite de l’empereur Napoléon III dans la guerre l’opposant à la Prusse (devenue depuis le 18 janvier de cette même année l’Empire allemand). Mais la nouvelle République ne satisfait personne. Le gouvernement provisoire est composé de politiciens ayant servi sous l’Empereur ; ces derniers n’ont rien fait pour satisfaire les demandes de changement social formulées par les révolutionnaires, et ils n’en ont pas l’intention. Les réactionnaires de droite conspirent pour rétablir l’Empereur ou, à défaut, un autre monarque. Seule Paris la rebelle se tient entre la France et la contre-révolution.
Les partisans de l’ordre ont du pain sur la planche. Tout d’abord, ils doivent convaincre le peuple français d’accepter les termes impopulaires de la capitulation dictés par l’Allemagne. Pour imposer l’armistice à ses citoyens, la nouvelle République bannit les clubs radicaux et suspend la publication des journaux, menaçant la ville de Paris par le biais des deux armées nationales réunies. Ce n’est qu’à ce moment là, après que des mandats d’arrêt ont été émis contre les insurgés qui ont renversé l’Empereur, que des élections ont lieu.
Avec les radicaux en prison ou se terrant, les conservateurs gagnent les élections. Le principal vainqueur est le banquier Adolphe Thiers, le vieil ennemi juré de Proudhon, qui a trahit la révolution de 1848 — sans lui, l’empereur n’aurait peut être pas été capable de prendre le pouvoir en premier lieu. Porté au pouvoir par un électorat issu des campagnes provinciales, la première mesure de Thiers est de négocier la paix avec l’Allemagne pour un coût de cinq milliards de francs.
Pour Thiers, cela ne représente qu’un faible tribut à payer pour prendre les rênes de l’État — surtout lorsque ce sont les français·e·s qui paieront, et non lui personnellement. Et si iels refusent ? Il préférerait encore se battre contre la France plutôt que contre l’Allemagne.
L’une des conditions de la reddition de Thiers est que les troupes allemandes se sont vues accorder une marche victorieuse dans la capitale. Après avoir été affamé·e·s durant des mois de siège, c’est bien la dernière chose que veulent les Parisien·ne·s. Des rumeurs courent selon lesquelles les Allemands viennent pour piller la ville. Les Comités de Vigilance qui ont vu le jour après la révolution continuent à se réunir, et ce malgré l’interdiction.
Dans la nuit du 26 février, des dizaines de milliers de membres rebelles de la Garde Nationale se rassemblent en centre ville sur les Champs-Élysées au mépris des ordres du gouvernement. À leurs côtés, se trouvent des révolutionnaires ne laissant paraître aucune émotion sur leurs visages tel·le·s que Louise Michel, une institutrice de quarante ans du faubourg de Montmartre. Ensemble, iels ouvrent les portes de la prison dans laquelle sont enfermé·e·s les dernier·ère·s prisonnier·ère·s politiques en date et les libèrent. Puis, iels attendent dans l’obscurité d’une nuit glaciale l’arrivée des Allemands, se préparant à mourir pour Paris.
Quand l’aube ne montre toujours aucun signe des envahisseurs, les rebelles s’emparent des derniers canons restant dans Paris suite à la guerre. Ces canons ont été payés par des dons recueillis auprès des pauvres pendant le siège ; les rebelles estiment que ces derniers appartiennent de plein droit à celleux qui sont prêt·e·s à les utiliser pour défendre la ville, et non aux hommes politiques qui l’ont trahi ou aux Allemands qui sont en route pour la désarmer et l’humilier. Iels trainent les armes lourdes du quartier riche à travers les taudis et les tas de déchets de leurs propres quartiers pour les positionner au sommet de la colline de Montmartre.
Le 1er mars 1871, les troupes allemandes finissent par entrer dans Paris. Elles s’en tiennent au centre-ville, évitant l’agitation des bas quartiers. Les magasins sont tous fermés ; le long du parcours du défilé les statues sont recouvertes de toiles noires et des drapeaux noirs flottent au sommet des immeubles. Des hordes en haillons observent la scène à distance les yeux remplis de colère et de rancune ; leurs regards froids font trembler les Allemands bien nourris. Les occupants se retirent pour établir leur camp à l’est, en dehors de la ville.
Quelques jours plus tard, le gouvernement de Thiers annonce que les propriétaires peuvent immédiatement réclamer les loyers qui ont été suspendus pendant le siège. Toutes les dettes sont dues avec intérêts dans un délai de quatre mois, et le moratoire sur la vente d’objets mis en gage est, quant à lui, annulé. Les salaires de la Garde Nationale sont également suspendus, à l’exception de ceux pouvant démontrer un besoin particulier. Il faudra tout cela et bien plus encore pour payer les conditions de la paix que Thiers a signée.
Le 18 mars au matin, Montmartre se réveille pour trouver les murs recouverts d’une proclamation. Dans des tons paternalistes, Adolphe Thiers explique que — dans l’intérêt de l’ordre public, de la démocratie, de la République, de l’économie, et de leur propre peau — les honnêtes habitant·e·s de Paris doivent rendre les canons, ainsi que remettre aux autorités les criminel·le·s à cause desquel·le·s ces derniers ont été égarés :
Pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison le gouvernement compte sur votre concours. Que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu’ils aident à la force publique au lieu de lui résister… mais cet avertissement donné vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix et sans un jour de retard que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat et inaltérable.
La veille au soir, Louise Michel était montée jusqu’au sommet de Montmartre pour porter un message aux gardes rebelles surveillant les canons. Comme il était tard, elle a passé la nuit au sein de leur quartier général. Toute la nuit durant, des individus suspects n’ont cessé de faire irruption avec des histoires insensées, prétendant d’être saouls, et essayant de jeter un coup d’œil au sommet de la butte.
Elle est réveillée par des coups de feu. Il fait encore nuit. Au moment où elle se lève, les troupes françaises fidèles à Thiers contrôlent déjà le bâtiment. Elles arrêtent les hommes et fouillent la maison, mais lui prêtent à peine attention — ce n’est qu’une femme après tout. Une fois que les troupes ont sécurisé la zone, elles font venir un garde capturé blessé par balle. Louise Michel arrache des franges de sa robe pour arrêter l’hémorragie.
George Clémenceau, alors maire républicain radical de Montmartre, arrive. A son grand désarroi, Louise ne le salue qu’en hochant la tête : il est inquiet à l’égard du garde blessé, mais il espère surtout que les troupes emporteront les canons rapidement avant que ses électeur·rice·s ne deviennent ingérables. Ne sachant pas que Louise Michel a déjà pansé la blessure du garde, il demande des bandages propres. Louise se propose de sortir pour aller les chercher.
« Etes-vous certaine que vous reviendrez ? » Il lui jette un regard en coin.
« J’en donne ma parole, » répond Louise Michel, impassible.
Dès qu’elle est hors de vue, elle descend la butte en courant à travers les rues sombres, passe devant quelques poignées de lève-tôt lisant la proclamation de Thiers affichée sur les murs. Elle crie de toutes ses forces « Trahison ! » alors qu’elle tourne dans la rue où se trouve le quartier général du Comité de Vigilance local. Ses ami·e·s sont déjà là ; iels attrapent leurs armes et remontent rapidement la butte avec elle. Au loin, les tambours de la Garde Nationale se font entendre, battant l’appel aux armes.
Maintenant les rues sont noires de monde : des gardes barbus, des jeunes hommes en manches courtes maladroits avec leurs fusils, des femmes par groupes de deux ou trois. Iels viennent épaissir cette marée humaine se précipitant vers le sommet de la colline. Devant elleux, Louise aperçoit la butte, couronnée par les premières douces lueurs du jour. Au sommet, une armée attend en ordre de bataille. Elle et ses ami·e·s vont mourir. L’effet de cette révélation est presque exaltant.
Soudain, la mère de Louise Michel se retrouve à ses côtés dans la foule. « Louise, je ne t’ai pas vu depuis des jours ! Où étais-tu ? Tu ne vas pas te mêler à tout cela, n’est-ce pas ? »
Quand elle atteint la crête de la butte, la foule a déjà percé le cordon d’infanterie. Les soldats sont encerclés. Des femmes interpellent les troupes de Thiers :
« Où emmenez-vous ces canons ? Berlin ? »
« Non — ils les rapportent à l’Empereur Napoléon ! »
« Vous tirez sur nous, mais pas sur les Prussiens, hein ? »
Un officier au visage honteux implore une matrone qui s’est positionnée entre un canon et les chevaux qui le tirent. « Viens, ma bonne femme, écarte-toi. »
« Vas-y, lâche, » lui répond-elle en criant, « Tue moi devant mes enfants ! »
« Coupez les câbles ! » crie quelqu’un à l’arrière de la foule. Un couteau passe de main en main jusqu’à atteindre la femme bloquant le canon. Elle coupe les sangles qui l’attachent aux chevaux. La foule acclame.
Le Général Lecomte en personne arrive sur place, fier et hautain. Il prend le commandement dans une voix qui résonne au dessus du tumulte : « Soldats ! Préparez armes ! »
Un silence tombe. Les soldats préparent leurs armes. Ils ont l’air pâle. Quelqu’un crie « Ne tirez pas ! » mais la foule ne recule pas.
« En joue ! »
Une rangée de fusils assortis se dresse. Une femme tremble ; une autre serre son bras, affichant son mépris envers les jeunes hommes en uniforme militaire. Derrière elleux, Louise Michel et ses ami·e·s lèvent également leurs fusils. Iels voient que certains soldats tremblent aussi.
« Feu ! » Il y a un moment de pause.
Un officier jette son arme à terre et sort des rangs. « Fait chier ! »
« Retournez vos fusils ! » crie quelqu’un d’autre. C’est le moment dont Louise Michel se souviendra toujours.
Le jour suivant, le drapeau rouge vol au dessus de l’Hôtel de Ville — le drapeau du peuple, le drapeau qu’il aurait dû brandir en 1848. Les Comités de Vigilance occupent les bâtiments administratifs du quartier. Lecomte a été abattu. Thiers et ses hommes de main ont fuit vers la ville voisine de Versailles avec les restes de l’armée. Les financiers se sont retirés dans leurs résidences de campagne. Victor Hugo s’est enfuit en Belgique. Depuis l’est, les troupes allemandes attendent de voir si le gouvernement français peut maîtriser cette nouvelle révolution, inquiètes que cette dernière ne se propage dans toute l’Europe.
Paris est aux mains de gens ordinaires se connaissant les uns les autres. Mystérieusement, la ville n’a jamais était aussi paisible.
Ceci est un aperçu de notre prochaine histoire narrative de l’anarchisme, que nous espérons finir un jour ou l’autre — si seulement les luttes du présent pouvaient nous offrir un peu de répit. En attendant, si vous voulez en apprendre plus sur la Commune de Paris, vous pouvez commencer par lire :
A l’assaut du ciel : la Commune racontée, Raoul Dubois
Surmounting the Barricades: Women in the Paris Commune, Carolyn J. Eichner
Unruly Women of Paris: Images of the Commune, Gay L. Gullickson
The Paradise of Association: Political Culture and Popular Organizations in the Paris Commune of 1871, Martin Phillip Johnson
L’histoire de la commune de 1871, Prosper Olivier Lissagaray
Théoricien de l’écologie sociale, Murray Bookchin est l’un des plus célèbres écologistes des Etats-Unis. Né en 1921 au sein d’une famille russe de New York, il fut ouvrier avant de devenir enseignant et philosophe, sans même avoir fréquenté l’école. Erudit, excellent orateur, il fut une figure de proue de l’anarchisme et du courant écologiste aux Etats-Unis. Fondateur de l’Institut d’écologie sociale, il est l’auteur de 27 essais.
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« Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté » de Murray Bookchin, publié en 2010 aux éditions écosociété, représente un essai majeur dans le domaine de la pensée politique et écologique. Ce livre propose une vision radicale et libératrice de la société, articulant les principes de l’écologie sociale et de la démocratie directe pour créer un modèle de communautés interdépendantes, durables et égalitaires.
Bookchin commence par critiquer sévèrement le modèle capitaliste actuel, qu’il considère comme un système intrinsèquement destructeur de l’environnement et de la démocratie. Il plaide en faveur d’une révolution sociale et écologique qui transcende les structures de pouvoir oppressives et exploiteuses. Selon lui, la crise écologique contemporaine est le résultat direct d’une logique de domination et d’exploitation qui caractérise le capitalisme et les autres formes de hiérarchie sociale. D’autres formes de hiérarchisations et de dominations dont le capitalisme est à l’origine ou dont il s’est emparé pour en tirer avantage.
L’une des principales contributions de Bookchin réside dans sa proposition d’une alternative concrète : l’écologie sociale accompagnée de son organe politique qu’il désignera lui-même sous le nom de communalisme dans les dernières années de sa vie. Il s’agit d’un modèle politique qui vise à réorganiser la société autour de principes d’autogestion, de coopération, d’interdépendance et d’un habiter en harmonie avec les écosystèmes environnants. Bookchin insiste sur l’importance de la démocratie directe, où les citoyens prennent des décisions politiques de manière collective et participative, sans l’intermédiaire de représentants élus.
L’écologie sociale se base sur la conviction que la quasi-totalité des problèmes écologiques actuels s’enracinent dans des problèmes sociaux de fond.
L’auteur explore également la notion d’écologie de la liberté, qui englobe à la fois la liberté individuelle et la responsabilité collective envers la communauté et l’environnement. Pour Bookchin, la véritable liberté ne peut être réalisée que dans le contexte d’une société égalitaire et durable, où chacun a accès aux ressources nécessaires pour s’épanouir pleinement.
Cependant, malgré la richesse des idées présentées, certaines critiques peuvent être formulées à l’égard de l’ouvrage de Bookchin. Certains estiment que ses propositions sont idéalistes et difficiles à mettre en œuvre dans la pratique. De plus, certains critiques soulignent le manque de prise en compte des réalités économiques et politiques contemporaines, ainsi que des obstacles structurels à la mise en place d’une société basée sur les principes de l’écologie sociale.
En conclusion, « Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté » de Murray Bookchin offre une analyse stimulante et visionnaire des défis auxquels notre société est confrontée ainsi que l’ampleur de la tâche qui nous revient comme êtres doués « a priori » d’une conscience. Son plaidoyer en faveur d’une révolution sociale et écologique reste pertinent aujourd’hui, incitant les lecteurs à repenser fondamentalement notre rapport à la nature (première et seconde nature), à la politique et à la notion de communauté (interdépendantes et confédérées). Bien que ses propositions puissent susciter des débats et des critiques, l’œuvre de Bookchin demeure une contribution significative à la réflexion sur les alternatives possibles au système mortifère actuel.
Il nous appartient donc de penser avec Bookchin aujourd’hui, d’ouvrir des brèches et d’exprimenter ici et maintenant, puis …
On nous demande de voter ?… C’est oublier que le Parlement est un masque, et que le pouvoir réel, dans la société actuelle, réside on ne sait où, incroyablement incontrôlable et secret. (C. Radcliffe : « Anarchy », n° 37, 1964.)
Les anarchistes ne voteront pas, une fois de plus, aux prochaines élections. Ils feront un effort de propagande pour expliquer qu’il ne sert à rien de voter. C’est là, quoi qu’il paraisse, non une réaction sentimentale (« la société n’est pas pure, les anarchistes ne voudraient pas se mêler à elle »), mais une attitude réfléchie, et depuis longtemps pesée.
La réexaminer n’est peut-être pas inutile, aussi bien pour vérifier qu’elle est toujours raisonnable, que pour expliquer nettement pourquoi nous ne votons pas dans le système étatique.
Pour mieux comprendre la position des anarchistes en matière d’élections présidentielles ou parlementaires, il faut comprendre quelle est, brièvement résumée, leur vue de la société actuelle. Celle-ci est organisée selon le schéma gouvernants-gouvernés : ceux qui commandent et ceux qui obéissent. La fiction démocratique n’y est introduite que par le biais du vote qui légitime la plénitude du pouvoir qu’exercent les gouvernants par l’entremise de l’État : la souveraineté (la situation est encore plus nette aujourd’hui, l’Assemblée n’a plus de pouvoir, les centres de direction sont ailleurs, et la légitimation, qui en est dissociée, porte sur un seul homme. Le problème n’en reste pas moins exactement le même).
LA SOUVERAINETÉ
L’impôt est de tous les temps. Le service militaire a commencé avec le bulletin de vote. Vous qui savez ce que « citoyen » veut dire, vous qui savez que soldat et électeur sont les deux moments de souveraineté du citoyen dans une libre République, vous êtes les bienvenus à la préparation militaire parachutiste. (Affichette militaire au fort de Vincennes, 1958.)
Quelle est donc cette souveraineté du ciyoyen ?
Cette souveraineté est la propre seigneurie de l’État… Or elle consiste en puissance absolue, c’est-à-dire parfaite et entière de tout point… Et comme la couronne ne peut être si son cercle n’est entier, aussi la souveraineté n’est point si quelque chose y fait défaut.
Ainsi parlait, en 1666, Loyseau, légiste subtil et serviteur fidèle de la monarchie. La souveraineté dont il parle, c’est celle du roi de France. Mais la souveraineté qu’il définit, c’est toujours celle de l’« État français ». La couronne a changé de tête.
L’État est souverain, c’est-à-dire, en clair, les quelques individus qui « représentent » au sommet l’État, qui parfois, disent-ils, « l’incarnent », ont la puissance absolue — c’est-à-dire, en clair, le monopole et l’usage exclusif de la force armée — police, force militaire. Voilà comment, par quelques mots, État, souveraineté, se trouve justifiée l’oppression par la minorité. Mais cette justification ne suffisait pas à rassurer tout le monde, et les juristes vont inventer cette farce illogique : souveraineté… du peuple.
C’est que le prince estime bon a force de loi… puisque le peuple lui confère et met en lui sa souveraineté et sa puissance (Digeste).
Au IIIe siècle de notre ère, la fiction était déjà inventée. Une classe, la bourgeoisie, allait la reprendre à son compte et bâtir dessus sa fortune.
C’est le peuple qui a la souveraineté ! Mais il ne la garde pas, il la délègue. Les princes qui nous gouvernent renoncent à ne tenir leur pouvoir que de Dieu. Ils ne le tiennent plus que du peuple. En fait, le peuple n’a jamais la matérialité de la souveraineté. Il n’a pas de moyen de l’exercer, ne serait-ce qu’un moment et en partie. Il n’a pas de moyen d’en contrôler l’exercice.
Cet exercice, confié aux mains d’un seul homme, ou d’une petite minorité (députés de la constituante de 89, ministère anglais, président de la République en France, etc.), ne cesse jamais, n’est jamais remis aux mains des « citoyens ». On n’attend d’eux qu’une seule chose, qu’ils fassent le geste magique, qu’ils délèguent… quelque chose qu’ils n’ont jamais eu : la puissance absolue.
Berneri faisait d’ailleurs remarquer la parenté de conception entre le « peuple souverain » du jacobinisme et l’équivoque formule de la « dictature du prolétariat ».
Quel que soit le jacobinisme, il est destiné à faire dévier la révolution sociale. Et quand elle dévie, l’ombre d’un Bonaparte se profile.
Le prolétariat a exercé sa « dictature » de la même façon que le peuple, il l’a déléguée, et elle n’a jamais plus été sienne.
Dans un cas comme dans l’autre, c’est la même construction. Le pouvoir absolu est confié en bloc à une minorité, pour une période indéterminée, par la collectivité. Et ensuite, cette minorité, d’en haut, impose à la collectivité un ordre social, met en place des organisations intermédiaires qui ne dépendent que du sommet, que la collectivité ne peut contrôler. Certes, on peut élire son maire en France, mais une fois élu, il doit obéir au préfet pour ce qui est de la législation, au ministre des Finances pour ce qui est des moyens. C’est toujours l’accaparement, le contrôle des organismes intermédiaires par ceux qui exercent la souveraineté. Ce qui plaît au souverain, c’est d’avoir devant lui des individus isolés.
La « souveraineté du peuple », ou « dictature du prolétariat », n’est pas un mécanisme social logique mais une fiction juridique. La « délégation » populaire ou prolétarienne fut inventée pour justifier une forme de pouvoir (souveraineté royale, dictature, tyrannie) qui existait bien avant cette justification. Il ne s’agit là que d’une adaptation.
Il nous faut voir maintenant le système électoral en tant que mécanisme juridique. Et ensuite essayer de le replacer dans son contexte général pour voir plus nettement son rôle et sa portée.
LES MÉCANISMES JURIDIQUES :
L’opération des élections consiste à donner, par un vote, un mandat. Il y a, en réalité, deux mécanismes qu’il faut distinguer :
1) Le vote : Selon le Larousse, le vote est un suffrage, un vœu énoncé par chacune des personnes appelées à émettre un avis.
Le mot désigne donc un procédé technique, et un procédé technique susceptible de bien des formes. Aussi les anarchistes ne sont- ils généralement pas opposés au vote-procédé technique en tant que tel, au vote indicatif, qui n’a des conséquences obligatoires que pour ceux qui le veulent bien.
Plus exactement, ce n’est pas au vote que les anarchistes en ont, c’est au mandat, à la duperie monumentale que représente, dans la société actuelle, la pseudo-délégation par le « peuple » de sa prétendue « souveraineté ».
Voter en soi n’a rien, aux yeux d’un anarchiste, de « répréhensible ». Emettre un avis sur un bulletin de vote, quoi de plus normal. Mais dans les élections, le vote ne sert pas à émettre un avis, il sert à conférer un mandat.
2) Le mandat :
Le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant, en son nom. (Code civil, art. 1984).
Déléguer des pouvoirs, c’est donner un mandat. Et le terme se retrouve dans deux domaines : mandat civil du droit privé, et mandat parlementaire, présidentiel, etc, du droit public. Il y a longtemps que la bourgeoisie connaît le mandat civil, privé, hérité du Droit romain. Mais c’est seulement au XVIIIe siècle qu’apparaît cette notion de mandat public, de mandat parlementaire. Or, si l’on compare mandat privé et mandat public, on s’aperçoit vite qu’ils sont très dissemblables ; ou, pour parler plus nettement, le « bourgeois » n’a pas du tout la même conception de la délégation du pouvoir selon qu’il s’agit de faire faire des affaires en son nom par un intermédiaire (mandat civil), ou de faire gérer l’État (mandat public). Comparons ces deux mandats :
MANDAT CIVIL
MANDAT PARLEMENTAIRE
1° Si le mandat est conçu en termes généraux (tous pouvoirs, etc.), il ne comporte que de simples pouvoirs d’administration, c’est-à-dire de routine. Pour les actes graves (vente, etc), il doit être exprès, c’est-à-dire autoriser précisément tel ou tel acte. Et le mandataire ne peut rien faire d’autre que ce qui y est porté.
2° Tout mandataire, sa gestion finie, rend des comptes à celui qui l’a mandaté.
3° Le mandataire est responsable des fautes qu’il commet dans sa gestion (et a fortiori de son dol : tromperie).
4° Le mandant, celui qui a mandaté, peut révoquer sa procuration quand bon lui semble. (Cf. Code civil, art. 1988, 1989, 1991, 1993, 2004.)
1° Le bulletin de vote est un mandat en blanc. Le candidat n’est en rien tenu par son programme (qu’en fait il n’exécute jamais). Mais ce mandat en blanc lui confère, nous l’avons vu, les pleins pouvoirs, la souveraineté.
2° Ceux à qui le « peuple » délègue sa « souveraineté » ne rendent jamais de comptes.
3° Il n’y a aucun exemple de condamnation d’un dirigeant politique, ni pour ses fautes ni même pour son dol avéré.
4° Le citoyen ne peut révoquer sa procuration qu’à des intervalles fixés, qu’il ne choisit même pas puisque ce sont ses « délégués » qui décident eux-mêmes du moment favorable à leur reconduction.
On voit que dans le mandat privé, le mandant contrôle à tout moment son mandataire, celui-ci peut logiquement être tenu pour son représentant. Par contre, dans le mandat public, le mandant ne contrôle ses mandataires qu’à intervalles plus ou moins éloignés, et surtout au moment choisi par eux (pensons aux découpages électoraux, à la tactique électorale, aux pressions économiques, à la propagande et autres astuces de même espèce). De plus, le mandataire public est irresponsable, le citoyen contrôle très mal son mandataire, celui-ci n’est pas son représentant.
Comparons ce pseudo-mandat public avec une représentation, par exemple celle du préfet, représentant du Pouvoir central dans sa région. Le préfet peut être révoqué à tout instant par décret en Conseil des ministres, celui-ci sait tenir en main ses représentants.
Conclusion : Quand la banque Rotschild se choisit un mandataire (comme naguère Pompidou), le mandat est strict. Quand le même Pompidou délègue des agents de l’« autorité », le mandat est toujours strict. Mais quand le « Peuple » délègue des pouvoirs, qu’il lui est d’ailleurs interdit d’exercer directement, ne serait-ce qu’en partie, le mandat devient extrêmement souple, pour ne pas dire inexistant. Dans les deux cas précédents, le mandat est un mécanisme, dans le dernier cas, c’est une fiction [1].
Est-ce à dire que les gouvernements, ou d’une manière plus générale, tous les détenteurs de cette fameuse souveraineté, soient incontrôlés ? (l’idée selon laquelle le général de Gaulle « fait tout ce qu’il veut »). Ce serait avoir une vue bien naïve de notre monde.
Le gouvernement n’est pas assuré par le « peuple », cette aimable abstraction, mais par une minorité (une classe) et par des moyens autres que ceux du vote.
Le système électoral ne peut être un moyen technique de choisir des responsables. Il y a pourtant une raison à tout ce gaspillage de temps et d’argent qu’est une campagne électorale. Ce qui n’est qu’une bien pauvre fiction juridique, devient, dans la vie, une importante opération d’intoxication psychologique. Si le pouvoir de la minorité dirigeante s’exerçait sans masque, il deviendrait vite intolérable pour la plupart des gens. Le pouvoir prétend donc s’exercer au nom des gouvernés eux-mêmes. Encore faut-il, de temps à autre, leur donner l’impression qu’ils participent.
C’est le conte classique de la fée qui prête sa baguette magique : fais un vœu, etc. Le vœu se retourne d’ailleurs souvent contre celui qui l’a fait, et la baguette magique revient en des mains plus capables. Pendant un jour, le lampiste de base peut avoir l’impression qu’il a le pouvoir. Pendant quelques semaines, tous les hommes politiques, de tous les partis, « révolutionnaires » ou non, vont essayer de lui faire croire qu’il est important, que son opinion compte. L’opération est-elle en général réussie ? Oui et non : oui, puisque au moins 50 p. 100 des gens votent ; non, parce que les pourcentages d’abstention sont gênants [2], et surtout parce que la plupart de ceux qui votent le font sans enthousiasme, « parce qu’il faut bien faire quelque chose ». Pour beaucoup d’entre eux, la vie se charge de les rappeler à la réalité.
Les élections sont donc pour les anarchistes tout au plus une sorte de vaste socio-drame dirigé, auquel la collectivité est invitée à participer, pour mieux retourner ensuite au travail. Mais où est donc le pouvoir ? Dans les mains d’un groupe social modeste et discret, qui fait tout ce qu’il peut, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, pour expliquer qu’il n’existe pas.
LE GOUVERNEMENT DU PEUPLE
La France est divisée en 3 800 communes, 89 départements, 23 ressorts de légions de gendarmerie, 17 régions de police judiciaire, 9 régions de groupements de C.R.S., 9 régions militaires, 9 ressorts de « super-préfets ». Et tout en haut de cette pyramide veille le ministre de l’Intérieur.
Tous les fils du « gouvernement des hommes » (et pas simplement la police) sont rassemblés dans ses mains, tandis que son puissant collègue, le ministre des Finances, s’occupe des grandes lignes de I’« administration des choses ».
Voici quelle est l’organisation du ministère de l’Intérieur :
Premier niveau. — Le ministre et son cabinet : secrétariat + services adjoints (courrier, chiffre, transmissions, protection civile et service « intérieur »).
Deuxième niveau. — Six directions : 1° Finances et contentieux. 2° Personnel et matériel de police. 3° Réglementation. 4° Affaires départementales et communales (tutelle des collectivités locales). 5° Personnel et affaires politiques (administre le corps préfectoral, tient à jour les dossiers, propose l’avancement, « prépare les élections ») [3]. 6° La direction générale : la plus importante, se subdivise elle-même en quatre directions : a) personnel et matériel ; b) police judiciaire (rue des Saussaies) ; c) renseignements généraux (police politique) ; d) surveillance du territoire (contre-espionnage).
Troisième niveau. — Les igames (super-préfets) : prennent tous les pouvoirs du ministre en cas de troubles, grève générale par exemple [4].
Quatrième niveau. — Les préfets « dépositaires dans les départements de l’autorité de l’État ». Pour le département de la Seine et les 193 communes suburbaines : deux préfectures : 1) de la Seine ; 2) de Police : se subdivise en trois services : a) police municipale ; b) renseignements généraux (étrangers, contre-espionnage, mouvements factieux) ; c) police judiciaire (Quai des Orfèvres : quatre brigades : finances, de la voie publique, volante, « mondaine »).
Le ministre exerce sur tous les fonctionnaires de son administration le pouvoir hiérarchique le plus total. Tous les fonctionnaires dépendent de son ministère, à tous les niveaux et à tous moments sont révocables sans motivation de la décision.
Recrutement : concours à l’Ecole nationale d’Administration avec affectation à la sortie au ministère de l’Intérieur. Mais le gouvernement peut toujours refuser une candidature ou recruter à l’extérieur.
Ce n’est qu’au cinquième niveau qu’interviennent des élections (sauf à Paris où les maires ne sont pas élus, mais nommés).
Le maire et le conseil municipal : le conseil municipal est élu par les habitants de la commune en principe tous les six ans (le préfet fixe la date des élections). Il n’est pas permanent (quatre sessions, mais possibilités de sessions extraordinaires). Le gouvernement peut dissoudre le conseil municipal (décret en conseil des ministres) sans donner de motifs. Le préfet peut prononcer la « démission d’office » d’un conseiller, notamment en cas de refus d’accomplir une fonction prescrite par la loi.
Pouvoirs du conseil municipal : vote du budget, création de services municipaux. Cette attribution pouvait offrir des possibilités, et à la fin du XIXe siècle, un courant de « socialisme municipal » entraîne certaines communes à créer, sous ce prétexte, des boulangeries municipales, des boucheries municipales, des pharmacies municipales, etc. La réaction fut d’abord brutale (1901, interdiction par le conseil d’État) puis plus nuancée : autorisation de principe, mais seulement en cas de carence des entreprises privées (loi de 1926 et de 1955) et surtout avec l’organisation suivante, en cas de gestion directe, de Régie, par la municipalité (c’est-à-dire le seul cas où on pourrait parler de tendances « collectivistes ») ; le service sera administré par un conseil d’exploitation : un quart des membres nommé par le préfet, un quart par le maire, directeur nommé par le maire avec l’agrément du préfet, le reste des membres peut être nommé par le conseil municipal.
Le maire est élu par le conseil municipal. Il est placé sous l’autorité du préfet pour : la tenue de l’état civil, la révision des listes électorales, la collaboration avec la police. Dans tous les cas, il peut être suspendu pour un mois par le préfet (sans motifs déclarés), trois mois par le ministère de l’Intérieur (idem) et même révoqué par décret motivé (le conseil d’État admet comme motivation les injures « grossières » à l’égard d’un ministre).
Pouvoirs du maire ? Il prépare le budget (les recettes ordinaires en tant que « représentant du conseil municipal », insuffisantes la plupart du temps, sont fixées, mais libres : les emprunts sont autorisés par le gouvernement. Parmi les dépenses, certaines sont obligatoires, d’autres interdites. Toutes celles qui restent sont libres). Le maire a l’entier pouvoir du plan d’alignement des voies de la commune, les reconnaissances de dettes communales, les procès communaux.
Il reste toutefois, en tant que représentant du conseil municipal, placé sous « la surveillance » du préfet. Il est tenu de se conformer aux lois et aux règlements en vigueur.
LA CLASSE DIRIGEANTE
Les classes dirigeantes passées ayant été bien étudiées (ce sont toujours les classes dirigeantes passées qui sont étudiées), il n’est pas difficile d’en donner une définition : la classe dirigeante est un groupe social minoritaire qui s’est emparé de la direction du reste du milieu social en contrôlant l’organisation politique de ce milieu (elle détient des postes de « commandement », et notamment le monopole de la force armée) et l’organisation économique (soit directement : patron, soit indirectement : État-patron). La conséquence et le signe infaillible de sa prédominance sociale est sa richesse ; si l’« élite » dirigeante n’est pas riche en arrivant au pouvoir, elle ne tarde jamais à le devenir (par richesse, il faut entendre naturellement niveau de vie : peu importe que celui qui dispose d’un palais n’en soit pas « propriétaire », du moment qu’il sait qu’il pourra s’en servir tant qu’il le désire). Enfin, ce groupe social, cette classe, tend automatiquement à la continuité, c’est-à-dire à l’hérédité du niveau social ; et, corrélativement, elle est à peu près fermée à tout intrus d’un niveau social « inférieur ».
Cette définition un peu longue une fois posée, nous pouvons nous demander s’il y a vraiment, oui ou non, une classe dirigeante actuellement. Et nous rencontrons d’abord trois arguments qui nous démontrent qu’il n’y a plus « à proprement parler » de classe dirigeante :
1° Les industries clés sont nationalisées, ou en voie de l’être. Les grandes entreprises elles-mêmes sont intégrées dans le plan national. Il n’y a donc plus que des salariés, la plus-value tend à disparaître sauf dans le petit commerce, la petite industrie, tenus pour négligeables.
L’argument joue encore plus dans le cas de la Russie où tout est pratiquement nationalisé (et non collectivisé comme on le dit à tort).
Cette première objection doit, à notre avis, être écartée immédiatement. Elle confond en effet la manière dont une classe s’approprie à la fois le pouvoir et un niveau de vie très supérieur (les deux sont toujours liés) avec l’existence de cette classe. Or, le mode d’appropriation juridique du pouvoir et de la richesse importe peu en fait. La haute bourgeoisie du XIXe siècle détenait le pouvoir parce qu’elle était individuellement propriétaire des moyens de production, et qu’elle percevait la plus-value. Mais les ancêtres de cette bourgeoisie dans les siècles précédents n’avaient conquis cette position que par l’accaparement des charges publiques. Avant elle, la haute noblesse féodale tirait sa richesse de l’exercice des pouvoirs publics.
Cette rapide remontée dans les siècles, pour superficielle qu’elle soit, aide à comprendre que l’exploitation de la société par une classe peut prendre bien d’autres formes que celles de la propriété privée du code civil et de la plus-value au sens strictement marxiste du terme.
D’ailleurs, que le capitalisme ait changé, c’est là une évidence, encore convient-il de bien noter que la régression de la petite et moyenne entreprise au profit des trusts à caractère monopoliste n’en a pas pour autant désagrégé la classe bourgeoise, bien au contraire, elle a plutôt renforcé la solidarité soumise des petits actionnaires avec les « gros », en même temps qu’elle a accru la puissance de ceux-ci et notamment au niveau politique, en consommant la réconciliation du capitalisme industriel avec le capitalisme bancaire.
2° Les différences de niveau de vie (si importantes puisqu’elles forment la mentalité du groupe social, et ses raisons d’agir) se seraient atténuées. Il n’y aurait plus de fossés entre groupes sociaux, on passerait d’un niveau de revenu à un autre par d’insensibles transitions. C’est l’image d’une pente douce, avec le manœuvre portugais à un bout et le président-directeur de Péchiney à l’autre. Il y a bien une petite différence, mais le dimanche ils portent le même complet… ce genre d’exemple simplet est fréquent dans certains milieux.
3° De toute façon, l’inégalité encore existante dans les niveaux sociaux serait le strict reflet de la « valeur individuelle » de chacun. La preuve en serait que si, par exemple, le fils du manœuvre portugais, devenu français bien entendu, a les « capacités intellectuelles », il pourra s’élever dans l’échelle sociale et, qui sait, devenir président-directeur de, disons Saint-Gobain, pour varier.
L’argumentation toute entière se résume alors ainsi : il manque, de nos jours, deux caractères essentiels pour faire une classe dirigeante : la différence très nette de niveau de vie, autrement dit la coupure sociale (argument 2), et l’hérédité (argument 3). Cette argumentation paraît très démentie par ce que nous pouvons savoir de la réalité.
LA COUPURE SOCIALE
La pyramide des revenus (I.N.S.E.E.). — Etablie par l’Institut national de la Statistique (le seul organisme sérieux actuellement, et de plus d’État), cette pyramide révélatrice a peu attiré l’attention de la presse. A notre connaissance, elle n’a été publiée que par France Observateur et Tribune Socialiste (troisième semaine d’octobre 1964). Elle méritait pourtant plus d’intérêt [5]. Ce document nous enseigne entre autres :
1° Que la hiérarchie des revenus est énorme dans notre pays, puisque près d’un million de vieux, économiquement faibles, ne disposent que de 6 000 francs par mois, alors qu’à l’autre extrémité de la pyramide, plus de 500 familles ont un revenu de 5 à 6 millions par mois chacune (150 000 disposent de plus de 312 000 francs par mois, 14 000 de plus de 625 000 francs, 3 000 de plus de 3 millions, et quelques dizaines de 10 à 20 millions par mois).
La hiérarchie des revenus en France va donc de 1 à 2 000 ou 3 000. Encore cette disparité de revenus serait-elle beaucoup plus forte si les classes privilégiées ne dissimulaient pas au fisc une partie importante de leurs revenus, soit que la loi les y autorise (revenus d’emprunts d’État, intérêts de prêts aux sociétés d’investissement, certains bénéfices dans la vente d’appartements, avantages en nature offerts à leurs dirigeants par les grandes sociétés : chauffeurs, auto, villa, chasse, domestique, yachts), soit qu’elles fraudent purement et simplement (commerçants, professions libérales…). Les revenus réels de ces groupes sociaux favorisés sont manifestement supérieurs à ceux que le fisc a recensés dans la pyramide ci-dessus.
2° Comme nous l’avons rappelé bien des fois, la grande masse des ménages français n’a encore qu’un revenu extrêmement bas, puisque 45% disposent de moins de 62 500 à 100 000 francs par mois. Au total, trois ménages sur quatre ont moins de 100 000 francs par mois pour vivre.
Cela n’est pas pour surprendre, puisque les statistiques du ministère du Travail établissent que 65 p. 100 des ouvriers et des employés gagnent encore moins que 55 000 anciens francs par mois et que les salaires moyens pour ces deux catégories — qui constituent les 7/8 des salariés du commerce et de l’industrie — sont d’environ :
Hommes
Femmes
Ouvriers
58 000
38 000
Employés
68 000
52 000
Pour ce qui est de l’hérédité, la documentation se fait plus rare, on pourra cependant prendre une connaissance assez précise du rôle politique et économique que jouent les dynasties financières et industrielles, en compulsant les numéros du Crapouillot : « les gros » et « les 200 familles »… et aussi « les maîtres de l’U.N.R. » et « la république des Rotschild ». Mais l’idée qui nous intéresse ici est celle de la « promotion sociale » : la promotion des individus de valeur serait une réalité, du fait que l’université est ouverte à tous.
Les statistiques récemment publiées dans un ouvrage au titre significatif [6] par les sociologues Passeron et Bourdieu, nous montrent que l’université compte 0,6 p. cent de fils de salariés agricoles, 0,9 p. 100 de fils du personnel de service, 6,4 p. 100 de fils d’ouvriers et 7,9 p. cent d’employés (de bureaux et de commerce). Contre 28 p. 100 de fils de cadres supérieurs et de membres de professions libérales, 17,7 p. cent de fils de patrons de l’industrie et du commerce, 17,8 p. cent de fils de cadres moyens et 7 p. cent de fils de rentiers sans profession. Ces pourcentages déjà révélateurs quant à l’égalitarisme de l’enseignement français, deviennent probants si l’on en déduit le nombre d’étudiants pour 1 000 personnes actives de la catégorie d’origine ; ce nombre part de 1,4 pour les salariés agricoles, 1,7 pour le personnel de service, 1,9 pour les ouvriers, passe à 6,8 pour les employés, pour aboutir ensuite à 106,8 pour les industriels et 168 pour les professions libérales.
Aux obstacles économiques, évidents, s’ajoutent les obstacles culturels, peut-être moins apparents mais tout aussi efficaces (cf. titre de l’ouvrage cité) et qui ont notamment pour effet, d’une part le retard et le piétinement des « classes défavorisées » qui, s’il n’est pas absolument rédhibitoire quant à l’obtention des « places » s’accompagne d’autre part d’une relégation des « classes inférieures » dans certaines disciplines : 7,2 p. 100 et 8,6 p. 100 de fils d’ouvriers en lettres et en sciences (pour devenir : professeurs, techniciens, cadres moyens et subalternes…) contre 4,8 p. 100 en droit, 3,1 p. 100 et 2,2 p. 100 en pharmacie, alors que les fils des cadres supérieurs et professions libérales, par exemple, sont 27,1 p. 100 en droit, 34 p. 100 en médecine, 44,2 p. 100 en pharmacie, contre 27,6 p. 100 et 25,1 p. 100 en sciences et en lettres. L’inégalité est encore plus nette pour ce qui est des grandes écoles, pépinières des futurs cadres supérieurs, administrateurs publics et privés. Prenons les écoles les plus renommées pour leurs débouchés : Polytechnique compte dans ses effectifs 2 p. 100 de fils d’ouvriers contre 13 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce et 57 p. 100 de fils des professions libérales et cadres supérieurs ; les écoles normales supérieures de la rue d’Ulm (garçons) et de Sèvres (filles) dénombrent 3 p. 100 de fils d’ouvriers contre 51 p. 100 de fils de cadres supérieurs et professions libérales, et 9 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce. Arrivons-en, pour terminer ces énumérations fastidieuses, au sanctuaire de la haute bourgeoisie qu’est l’Institut d’Etudes Politiques (Sciences-Pô pour ceux qui connaissent !) et qui prépare à « ma très fidèle » Ecole nationale d’Administration (préfets, sous-préfets, diplomates, secrétaires de cabinet, conseil d’État, ministère des Finances…) : on y trouve 2 p. 100 de fils d’ouvriers (33,8 p. 100 de la population active) contre 19 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce (12 p. 100 de la population active).
Ainsi donc si pour un fils de prolétaire les chances d’accéder au poste de cadre moyen sont minimes, celles d’accéder à celui de cadre supérieur ou plus généralement de dirigeant sont purement symboliques, tant il est vrai que :
Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie (de la sélection par le talent) une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel.
Ainsi masqué, le « racisme de classe » peut s’afficher sans jamais apparaître.
(Op. cit.)
Telle est, nous semble-t-il, la juste réponse à l’argument n° 3.
Il reste cependant, et c’est là précisément notre propos, une voie d’accès vers un niveau plus élevé de l’ordre social pour les ambitions prolétariennes individuelles, c’est la voie politique et surtout parlementaire (on pourrait envisager dans cette optique un parlementarisme syndical). L’histoire de la social-démocratie allemande et des partis communistes français et italien (entre autres…) est bien faite pour inciter l’arrivisme, ou du moins pour le catalyser ; les « représentants » élus, des partis soi-disant prolétariens, et même « révolutionnaires », savent se montrer collectivement de bons gardiens du système dès lors que, députés, il leur assure largement le nécessaire et le superflu, et satisfait leur volonté de puissance (en 1936 : Il faut savoir finir une grève), ce sont même de bons gérants du capitalisme à qui l’on peut faire confiance dans les heures graves (en 45 : Produire d’abord, revendiquer ensuite. La grève, c’est l’arme des trusts). Mais individuellement aussi les politiciens du prolétariat peuvent se faire apprécier comme éventuels administrateurs de sociétés (privées), plus couramment encore ils peuvent être tout simplement vénaux. Ce sont là les seuls modes de « promotion sociale » du prolétariat, le second terme de l’alternative étant la destruction de cet ordre social hiérarchisé.
Il pourrait y avoir une certaine confusion entre notre attitude antiparlementaire et celle des idéologies totalitaires (elles deviennent parlementaristes quand elles peuvent organiser la terreur policière). Si nous sommes antiparlementaristes, c’est parce que nous reprochons au parlementarisme son manque de démocratie (dans le sens « pouvoir du peuple »), tandis que les théories totalitaires lui reprochent un excès de démocratie. Les uns et les autres considèrent que le régime électoral et parlementaire, tout en gardant les apparences d’un « vox populi », n’est pas une vraie expression de la voix du peuple. Nous considérons que cela provient de deux faits : le député et le pouvoir législatif sont un paravent au vrai pouvoir, celui de la classe dominante qui utilise les façades pseudo-populaires pour toujours imposer ses décisions ; par le truchement du vote, on continue de tenir et de perpétuer les vieux sentiments, les vieilles habitudes et les symboles de représentation, de soumission, d’abdication, de centralisation, d’irresponsabilité, d’immaturité des masses en les empêchant de s’occuper effectivement et directement des problèmes de leur propre vie en tant que producteurs, consommateurs et citoyens.
Les théories autoritaires, encore plus les théories totalitaires, par contre, refusent toute participation populaire, même la fiction du parlementarisme, en décrétant que la masse n’a qu’un devoir — se soumettre, obéir, exécuter les directives venues d’en haut, soit d’un chef providentiel et omniscient, soit d’une oligarchie, parti, mouvement, armée.
L’attitude antiparlementaire classique nous semble insuffisante. La plupart des électeurs sont d’accord sur le côté ridicule et impuissant de la pratique électoraliste, mais ils continuent tout de même à voter, parce qu’ils ne voient pas d’autre possibilité. La propagande antiparlementaire purement négative ne suffit pas, il faut en même temps proposer quelque chose d’autre. Cet « autre chose » peut se situer sur deux plans : un plan lointain — le changement du régime par un autre, plus juste, plus humain, vraiment démocratique ; un plan quotidien — l’encouragement et la participation en tant qu’individu (dans certains cas même, en tant que groupe ou fédération), à l’activité sociale quotidienne, surtout celle où l’emprise étatique est la moins forte, pour pouvoir susciter, encourager les initiatives, les aspirations, les besoins venant de la base, c’est-à-dire de vastes couches du peuple.
L’organisation libertaire de la vie sociale n’est que l’expression de la démocratisation poussée et effect ive : une multitude d’organisations locales le plus autonome possible (donc le plus responsable et le plus « adulte ») réunies par agglomération, par région, par unité territoriale, réunies aussi par affinité et similitude d’intérêt et de travail, sur la base d’entraide, de fédéralisme, d’autogestion.
L’élimination des secteurs de distribution artificielle (comme aujourd’hui tel produit vendu 5 ou 8 fois plus cher au consommateur qu’il n’est acheté au producteur) abaissera les coûts de production. La concentration des industries, horizontalement et verticalement, supprimera la concurrence et permettra de diversifier, d’adapter l’offre à la demande. Le nivellement, la réduction des différences de salaires évitera les inégalités sociales créées dans les régimes actuels capitalistes et communistes à des fins démagogiques et répressives (« diviser pour régner »).
Il est à remarquer que ces trois mesures : suppression des secteurs parasitaires, de la concurrence et égalisation des salaires, en même temps que la création de conseils ou comités ouvriers ou paysans, sont les phénomènes qui apparaissent dans tout mouvement historique où les masses ont une part importante. La Russie de 1917-21, les mouvements spartakistes allemands de 1919-20, les occupa-tions d’usines en Italie en 1920, l’Espagne en 1936, la Hongrie en 1956, l’Algérie en 1962, pour ne prendre que les exemples les plus caractéristiques, ont appliqué ces méthodes. Il ne s’agit pas par conséquent d’une vue théorique. Et il est aussi intéressant de signaler que c’est en Espagne, où l’anarchisme était le plus puissant et le plus organisé, que la participation des travailleurs à la gestion de la société a été la plus poussée.
Les conceptions anarchistes de gestion ne sont pas spécifiques au mouvement anarchiste, elles sont une nécessité dans une société dont les besoins et les contradictions ont créé les chambres à gaz et les bombes nucléaires.
P.J. Vidal « Les élections – Manifestation de la souveraineté populaire ? », Noir et Rouge n°29, mars 1965 ; repris dans Les anarchistes et les élections, Volonté anarchiste n°3, 1978
[1] Le même Pompidou étudie les moyens de faire en sorte qu’en cas de grève, le contrôle de l’E.D.F. demeure aux mains de sa direction, qui en est « gestionnaire et dépositaire au nom du propriétaire, l’État , et ne tombe pas, fût-ce pour quelques heures, au seul pouvoir d’un comité de grève sans mandat et sans responsabilité » (Le Monde, 24-12-1964).
[2] Elections cantonales de mars 1964. Pourcentage officiel d’abstention : 43,4% (Le Monde, 11 mars 1964). Si l’on tient compte du fait que, d’après une étude de L’Express (10-62), sur 30 267 900 Français en âge de voter, 2 267 900 n’ont pas pris la peine de se faire inscrire, on comprend pourquoi le nombre des « abstentionnistes », au sens large du mot, inquiète tant les « pousse au vote » de droite et de gauche.
[3] Waline : Traité de Droit administratif, page 265.
[4] Idem, page 269. Pour tous renseignements, se reporter à ce livre.
[5] L’I.N.S.E.E. a dressé son graphique à partir d’une enquête portant sur 20 000 familles-échantillons. Le revenu retenu est le revenu fiscal. Le revenu réel dépasse de 10 à 30% le revenu fiscal, principalement dans les catégories sociales élevées. Aux résultats ainsi obtenus, on pourrait ajouter les quelques lignes que consacrait Le Monde (30-4-62) aux pyramides des salaires et aux déclarations d’impôts (2-2-64). L’image que ces documents nous donnent est celle d’un groupe social dont le niveau de vie n’a rien de commun avec le niveau de vie du plus grand nombre.
[6] « Les Héritiers ». Les étudiants et la culture. 1964, Ed. de Minuit.
«C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné.» – Walter Benjamin1
Le mal-être actuel n’est pas un phénomène cyclique issu d’une crise habituelle du capitalisme, comme certains l’avancent. Nous ne pouvons plus nier que la trajectoire historique de l’humanité désormais prise en main par un capitalisme de plus en plus débridé est parvenue à un point limite proche du non-retour. Nous ne pouvons plus récuser qu’au-delà de la crise de la démocratie et de l’expansion tous azimuts du numérique comme instrument de désinformation et de contrôle, nous nous trouvons désormais sous la menace imminente d’un triple effondrement : climatique, énergétique et sociétal (société thermo-industrielle).
Dans un présent obscurci par les prévisions de catastrophe écologique, le grand défi actuel consiste à imaginer un futur qui ne soit pas une contre-utopie du genre transhumaniste. Nous oublions souvent que le présent est aussi l’avenir que nous sommes capables d’imaginer, et que relier passé et futur constitue le moyen de redonner un sens au temps présent.Comment sortir de ce que les zapatistes appellent le « présent perpétuel » ? Un « présent sans présence », comme le signale Jérôme Baschet2, où le moment vécu disparaît « sous la domination du futur immédiat. La tyrannie de l’urgence qui y règne est, en fait,la tyrannie de l’instant d’après »3. Finalement, épuisé en lui-même, le présent devient insupportable.
Répondre à ce mal-être existentiel, c’est aussi relever un défi sans précédent. Nous avons la nécessité vitale de redonner un sens au rôle de l’humanité sur cette planète. Renouer avec le fil des grands récits émancipateurs ne peut découler d’une curiosité purement intellectuelle, pas plus que d’une nostalgie romantique passéiste et paralysante. Au-delà d’un acte de reconnaissance de nos potentialités, de nos capacités créatives intrinsèques en tant qu’humanité, renouer avec nos racines et incorporer la sève de ce legs dans nos pratiques actuelles, dans notre présent vécu, nous redonne dignité et confiance et, par là même, efficience. Il est vrai que tout au long de ce parcours émancipateur le sang a coulé, mais ce ne sera pas en vain si nous sommes en mesure d’en tirer des leçons, non seulement des mérites mais aussi des erreurs. Ce sont les graines de cet héritage qui nous permettent à présent de semer des utopies tangibles, autant au coeur du chaos des «périphéries »4 du capitalisme que dans cet authentique « désert de spi-ritualité politique »5 qui est le nôtre, dans sa « zone piétonne »6 (centre du capitalisme). Mais s’il est vrai que l’épopée de nos prédécesseurs et de nos penseurs révolutionnaires nous apporte des éléments précieux et indispensables pour notre projet émancipateur, elle est loin de nous apporter les réponses à cet actuel défi d’un monde capitaliste qui évolue et se complexifie de plus en plus et de plus en plus vite. Le défi reste entier, mais déjà des utopies tentent de fleurir, là-bas dans la périphérie, au Chiapas et au Rojava, et des germes se développent dans d’autres pays tout comme ici, dans cette zone piétonne du capitalisme. Dans nos contrées du centre, où le cancer de la métropolisation des villes dévore toujours plus de nature et de culture, où la massification et l’atomisation qui s’ensuivent écartent nos concitoyens de l’accès à la terre nourricière et détruisent leurs liens élémentaires, une autre trajectoire sociale et politique se dessine, une autre approche de la nature s’affirme. Mais comment les développer, faire en sorte qu’elles s’installent et perdurent en submergeant ce vieux monde à l’agonie ? Comment faire émerger toute leur puissance créatrice, afin que vive la vie dans toute sa plénitude et sa diversité ? Comment repérer les failles dans ce tissu social chaotique où s’entremêlent tellement d’éléments contradictoires, afin d’y faire ger-mer ces graines de sens et d’utopies ?
«Premièrement, nous devons nous efforcer de comprendre cette situation intellectuelle radicalement nouvelle. Deuxièmement, nous devons comprendre que le monde est confronté à un défi moral fondamental. Le chaos ne durera pas toujours. Nous arriverons à un point où un ou deux nouveaux systèmes mondiaux émergeront : un qui reproduira les pires caractéristiques du capitalisme (hiérarchie, exploitation et polarisation) sous une nouvelle forme non capitaliste ou un qui,pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sera relativement démocratique et égalitaire. Il n’y a pas de sortie intermédiaire. Troisièmement, une fois que nous avons fait notre choix moral, nous devons définir la stratégie politique qui nous aide à réussir. Je pense que cela devrait impliquer une large coalition des forces de la gauche mondiale. J’espère que nous pourrons mener à bien ces trois tâches interdépendantes : la probité analytique, le choix moral et une stratégie politique efficace. »7
Pour relever ce nouveau défi mondial qui nous oblige à choisir des stratégies déterminantes, nous rependrons cette attitude que les Grecs anciens nommaient « attitude tragique ». Une attitude mettant dos à dos le pessimisme et l’optimisme, le premier nous menant à la défaite certaine et l’autre à des erreurs de calcul qui nous seront fatales. Tout doit être désespérément mis en æuvre pour bien analyser la situation, en comprendre les enjeux vitaux et avancer sur des bases les plus sûres possible. C’est en accumulant de petites victoires dans nos luttes et en recueillant progressivement les fruits de nos expérimentations alternatives collectives que nous pourrons alimenter un projet émancipateur. Ce dernier sera capable de conjuguer, au plus près, présent et futur et de relier, de la façon la plus cohérente possible, les moyens et les fins.
Cette sitation de Walter Benjamin clôt le livre de Herbert Marcuse sans qu’il ne signale d’où il la puise : L’homme unidimentionnel. Ediditions de minuit. 1968. p. 281. ↩︎
Défaire la tyrannie du présent. Temporalités, emmergences et futurs inédits. Jérôme Baschet. Paris. La découverte. 2018. ↩︎
Sur la distinction entre le « centre » et les « périphéries », voir la théorie de la dépendance qu’Immanuel Wallerstein développe dans Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde. La découverte. 2006. Cette théorie, conçue dès les années 1950, montre que les pays les plus riches ont besoin des plus pauvres afin d’assurer la continuité de leur croissance. Wallerstein rejette complètement la notion de « Tiers-Monde » et estime que tous les pays étant globalisés, ils font partie d’un même « système-monde » capitaliste. Cependant loin d’être homogène, que ce soit culturellement, politiquement ou économiquement parlant, il y a une division du travail fondamentale et institutionnelle entre le coeur et la périphérie et leurs échanges économiques sont inégaux : tandis que le coeur constitué des grandes puissances de l’OCDE (les États-Unis en tête) a un niveau de développement technique de haut niveau et vend au prix fort ses produits manufacturés de haute complexité, le rôle de la périphérie, comprenant les pays en développement (Asie, Afrique, Amérique latine), se limite à fournir les matières premières, des produits agricoles et de la main-d’œuvre bon marché aux acteurs en croissance du centre. Cette inégalité, une fois établie, tend à se stabiliser en raison de contraintes quasi déterministes : en effet, pour les théoriciens de la dépendance, ces pays périphériques sont intégrés mais sont structurellement maintenus dans un état de subordination aux pays du centre, qui s’explique historiquement par la colonisation et diverses formes de néocolonialisme. ↩︎
Voir Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes.op. cit. ↩︎
« Remarques sur la contestation de la modernité capitaliste» extrait de La commune du Rojava, l’alternative kurde face à l’État-nation. Immanuel Wallerstein. Éditions Syllepse. 2017.pp. 33-34. ↩︎
Cet extrait est l’introduction de la deuxième partie d’ » AGIR ICI ET MAINTENANT – Penser l’écologie sociale de Murray » de Floréal M. Romero (2019). Les chapitres qui suivent sont autant d’analyses et de propositions que je vous invite vivement à découvrir via la lecture de cet ouvrage et/ou en entrant directement en contact avec les membres du Réseau E.S.C. : Ecologie Sociale et Communalisme ( echoreclus@riseup.net ou resc@riseup.net ).
Agir ici et maintenant est un essai autant qu’un manifeste, une analyse personnelle de la pensée de Murray Bookchin. En guise d’amorce, Floréal Roméro dresse le portrait du fondateur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Il en fait son histoire, son évolution politique, pour la mettre en miroir avec les enjeux écologiques, sociaux et économiques actuels. De l’Espagne au Rojava, en passant par le Chiapas, à partir d’exemples concrets, l’auteur lance un appel à la convergence des luttes et un cri d’espoir. Ce livre nous apporte des conseils pratiques pour sortir du capitalisme et ne pas se résigner face à l’effondrement qui vient.