Extrait de « POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER »
Ce texte concis et énergique a servi en 1969 de «manifeste» au groupe new-yorkais Ecology Action East, l’un des multiples regroupements de militants écologistes, souvent éphémères, auxquels Murray Bookchin a participé.
Paru d’abord dans le journal du groupe, Roots, en 1969, il a été reproduit dans plusieurs publications,et en dernier lieu dans Western Man and Environmental Ethics:Attitudes toward Nature and Technology (Reading, Massachusetts,Addison-Wesley l’époque, que Bookchin partageait sans renoncer à la critique,et qu’autorisaient l’ampleur et la diversité des luttes que menaient depuis la fin des années 1950 les colonisés, les Noirs d’Afrique du Sud et des États-Unis,les femmes, les homosexuels, les jeunes de tous les continents, sans oublier le Mai 68 français et d’autres révoltes. En 1969,Bookchin est encore un indigène du Lower East Side de Manhattan (quartier peuplé de Juifs, de Portoricains et de margi-naux), où il anime un petit groupe de militants anarchistes; mais bientôt, il rejoindra dans le Vermont l’un des foyers les plus actifs et les plus créatifs de la «contre-culture», et c’est là qu’il fondera plus tard son Institut d’écologie sociale.
LE POUVOIR DE DESTRUCTION de cette société se déploie sur une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité et dévaste de manière démente et quasi systématique l’ensemble du monde vivant entier et ses assises matérielles.
Dans pratiquement toutes les régions, cette société empoisonne l’air, pollue les cours d’eau, le sol emporté, délave les sols, déshydrate la terre, détruit la flore et la faune. Ni les régions côtières ni les profondeurs de la mer n’échappent à cette souillure. Plus grave encore, à long terme, est le dommage peut-être irréversible qui est infligé aux cycles biologiques fondamentaux, comme ceux du carbone et de l’azote, dont dépendent le maintien et le renouvellement de la vie chez tous les êtres vivants y compris l’être humain. La prolifération des réacteurs nucléaires aux États-Unis et dans le monde – environ un millier en l’an 2000 si on laisse faire les pouvoirs établis – à exposer des millions de personnes à quelques-unes des substances les plus cancérigènes et mutagènes que la vie est connue. La dissémination irresponsable des déchets radioactifs, de pesticides très persistants, de résisdus de plomb et de milliers de substances toxiques ou potentiellement toxiques dans les aliments, l’eau et l’air; l’expansion des villes en vastes zones urbaines concentrant des populations comparables en nombre à des nations entières; l’intensification de la pollution sonore; les tensions créées par les encombrements, la vie concentrationnaire et la manipulation des foules; les immenses accumulations d’ordures, de détritus, d’eaux usées et de déchets industriels; la congestion des routes et des rues de la ville par le trafic automobile; le gaspillage effréné de matières premières précieuses; la défiguration de la terre par la spéculation immobiliere, les mines, l’exploitation forestière et la construction routières. Le dommage ainsi causé à la planèteen une génération dépasse de loin celui de milliers d’années de présence humaine. Une telle accélération augure sinistrement de ce qui attend la génération à venir.
L’essence de la crise écologique de notre époque, c’est que cette société – plus que toute autre dans le passé – est en train de défaire littéralement l’œuvre de l’évolution du vivant. C’est un truisme de dire que l’humanité n’est que l’un des fils du tissu de la matière vivante. Il est sans doute plus important de souligner à ce stade avancé où nous en sommes, combien l’humanité est liée à la complexité et à la diversité de la vie, combien le bien-être et la survie de l’espèce reposent sur une très longue évolution du vivant en des formes toujours plus complexes et plus interdépendantes. Le développement de la vie en un réseau complexe, la diversification extrêmes des animaux et des plantes primaires en des formes très variées, ont été les condition préalables à l’apparition et à la survie de l’humanité elle-même et à l’établissement de relations harmonieuses entre elle et la nature.
LES SOURCES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE
Si les générations passées ont été témoins d’un pillage de la planète qui dépassant tous ceux infligés par les générations précédentes, il se pourrait bien qu’il ne nous reste guère plus qu’une génération avant que la destruction de l’environnement ne devienne irréversible. C’est donc avec une honnêteté absolue que nous devons rechercher les causes de la crise écologique. Le temps presse et les dernières décennies du XXe siècle pourraient bien être la dernière occasion que nous aurons de rétablir l’équilibre entre l’humanité et la nature.
Les racines de la crise écologique résident-elles dans le développement de la technologie ? La technologie est devenue un bouc émissaire bien commode pour éviter de désigner les conditions sociales profondes qui ont rendu nuisibles les machines et la technique.
Comme il est commode d’oublier que la technologie a servi non seulement à subvertir l’environnement mais aussi à l’améliorer. La Révolution néolithique qui inaugurera la période la plus harmonieuse entre la nature et l’humanité post-paléolithique a été avant tout une révolution technologique. C’est cette période qui a légué à l’humanité l’art de cultiver la terre, le tissage, la poterie, la domestication des animaux, la découverte de la roue et bien d’autres avancées majeures. Certes, il existe des techniques et des attitudes technologiques qui sont entièrement destructrices de l’équilibre entre l’humanité et la nature. Notre responsabilité est de séparer la promesse de la technologie – son potentiel créatif – de sa capacité de destruction. En effet, il n’y a pas une « Technologie » unique qui existerait indépendamment des conditions et des relations sociales; il existe différentes technologies et attitudes à l’égard de la technologie, certaines sont indispensables au rétablissement de l’équilibre, d’autres contribuent à le détruire. Ce dont l’humanité a besoin, ce n’est pas d’un rejet massif des technologies de pointe, mais d’un criblage, voire d’un développement ultérieur d’une technologie sélective et respectueuse des principes écologiques qui contribueront à une nouvelle harmonisation de la société et du monde naturel.
Est-ce alors dans la croissance démographique que résidentles causes de la crise écologique? Cette explication est la plus inquié-tante et, à bien des égards, la plus sinistrede celles avancées par le mouvement écologiste aux États-Unis. Ici, un effet, dénommé «croissance démographique» et fabriqué à partir de statistiques superficielles et de projections hasardeuses, est converti en une cause. D’un problème relativement secondaire à notre époque on fait un problème primordial, masquant ainsi les causes fondamen-tales de la crise écologique. Certes, si les conditions économiques, politiques et sociales actuelles se perpétuent, le jour viendra où l’humanité surpeuplera la planète et, par le seul effet du nombre, infestera comme un parasite son propre habitat. Il y a cependant quelque chose d’obscène dans le fait que la «croissance démo-graphique» soit dénoncée comme le facteur premier de la crise écologique par un pays qui, tout en ne comptant guère que 7% de la population mondiale, dévore plus de 50 % des ressources de la planète, et qui est actuellement en train d’exterminer un peuple oriental qui pendant des siècles a vécu dans un équilibre subtil avec son environnement.
Arrêtons-nous un instant à ce problème démographique qui excite si fort les races blanches d’Amérique du Nord et d’Europe, celles qui précisément ont exploité et exploitent sans vergogne les populations d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et du Pacifique Sud.Les exploités s’efforcent de démontrer à leurs exploiteurs qu’ils n’ont besoin ni de contraceptifs, ni de «libérateurs»armés, ni de professeur Ehrlich » pour résoudre leurs problèmes démographiques, mais bien d’une compensation équitable pour les pillages fabuleux que l’Amérique et l’Europe ont perpétrés dans leurs pays. Le règlement de cette dette est plus urgent que la recherche d’un équilibre entre les taux de naissance et de décès. Les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et du Pacifique Sud feront valoir à bon droit que ce sont leurs «conseillers》américains qui ont montré au monde comment on dévaste un continent vierge en moins d’un siècle et qui ont enrichi le vocabu-laire de l’humanité de l’expression «obsolescence incorporée».
Ceci,du moins, est clair: lorsque la révolution industrielle du début du xix°siècle eut besoin de vastes réserves de main-d’æeuvre pour faire tourner les usines et pour faire baisser les salaires, la nouvelle bourgeoisie industrielle salua avec enthousiasme la crois-sance démographique. Et celle-ci eut lieu malgré les journées de travail harassantes, les villes surpeuplées et leurs cortèges de mala-dies pandémiques telles que la tuberculose et le choléra, en Europe et aux États-Unis. Si à cette époque les taux de natalité l’empor-tèrent sur les taux de mortalité, on ne le dut pas à un quelconque progrès de la médecine et de l’hygiène; on le dut à la destruction par l’entreprise capitaliste des structures familiales préindus-trielles, des institutions villageoises, de l’aide mutuelle et des modes de vie traditionnels et stables. La démoralisation sociale fomentée par l’horreur du monde de l’usine, ainsi que la dégrada-tion des paysans traditionnels en prolétaires et en citadins lourde-ment exploités engendrèrent une attitude irresponsable à l’égard de la famille et de la reproduction. Comme le gin de dernière qualité, la sexualité servit à oublier momentanément le travail; avec la même inconscience qu’il sombra dans l’alcoolisme, le nouveau prolétariat se mit à fabriquer des enfants, dont beaucoup produisitégalement lorsque les villages d’Asie, d’Afrique et d’Amé. rique latine furent à leur tour sacrifiés sur l’autel de l’impérialisme.
Aujourd’hui, la bourgeoisie «voit» les choses différemment. Lage d’or de la «libre entreprise», de «la main-d’ceuvre libre», s’estompe. L’ère qui s’ouvre est celle des monopoles,des cartels, des économies étatisées, des formes instituées de mobilisation de la main-d’cuvre (les syndicats) et des équipements automatisés et cybernétiques. Pour pourvoir à ses besoins, l’expansion capita-liste n’exige plus de vastes réserves de chômeurs, et préfère en général négocier les salaires plutôt que de les laisser au libre jeu du marché du travail. De nécessité qu’elle était, l’armée industrielle de réserve est devenue une menace pour la stabilité de l’économie bourgeoise dirigée. La logique de cette nouvelle «perspective» a trouvé son expression la plus terrifiante dans le fascisme allemand. Aux yeux des nazis, l’Europe était déjà «surpeuplée» dans les années 1930 et le «problème démographique» fut «résolu» dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Implicitement, c’est la même logique que l’on retrouve dans nombre de raisonnements néo-malthusiens qui se cachent aujourd’hui sous le masque de l’écologie.Ne nous y trompons pas.
Tôt ou tard, la prolifération aveugle des êtres humains devra s’arrêter. Mais ou bien le contrôle des naissances sera pris en charge par des « contrôles sociaux », c’est-à-dire par des méthodes auto-ritaires, racistes et finalement peut-être par le génocide, ou bien il sera assumé par une société libertaire et écologique, une société qui fonde sur le respect de la vie la recherche d’un nouvel équilibre avec la nature. Telles sont les deux options inconciliables qui s’offrent à la société moderne et entre lesquelles il nous faut choi-sir sans ambiguïté.L’action écologique est fondamentalement une action sociale. Ou bien nous nous attaquerons directement aux racines sociales de la crise écologique actuelle,ou bien nous glisserons vers le totalitarisme.
Les racines de la crise écologique se trouvent-elles en fin de compte dans la consommation irréfléchie de biens par les Améri-cains et plus généralement par les personnes d’origine euro-péenne? Ici, une demi-vérité est utilisée pour créer un mensonge entier. Comme au sujet de la «question démographique», l’«aisance matérielle » et l’incapacité d’une économie basée sur le «croître ou mourir» à imposer des limites à la croissance sont utilisées pour faire porter aux gens ordinaires et sans pouvoir le poids du problème écologique. On a forgé la notion d’un «péché originel» afin de ramener les causes du problème écologique vers la chambre à coucher-où les gens se reproduisent-, ou à la table du dîner -où ils mangent-, ou vers les véhicules, les fournitures domestiques et les vêtements qui, pour la plus grande part,sont devenus indispensables à une vie ordinaire -en fait, à la survie optimale de M. et Mme Tout-le-Monde dans la société actuelle.
Peut-on reprocher aux travailleurs d’utiliser des voitures quand la logistique de la société américaine a été délibérément conçue autour des autoroutes par General Motors et l’industrie de l’éner-gie? Peut-on reprocher aux gens de la classe moyenne d’acheter des maisons en périphérie quand on a laissé les cités se détériorer pour que les démarcheurs de l’immobilier nous vendent le «Rêve américain» sous forme de subdivisions d’habitats de type ranch, avec un garage pour deux voitures ? Peut-on mettre la faute sur les Noirs, les Hispaniques et les autres groupes minoritaires parce qu’ils cherchent à obtenir leurs propres télévisions, appareils électroménagers et autres vêtements alors que tous les moyens matériels de base leur ont été refusés pendant des générations?
L’inflation dévorante orchestrée par l’industrie de l’énergie, les multinationales, les banques et l’agrobusiness n’a pas fini de se moquer des «limites de la croissance» et de la «simplicité volon-taire». Les comptes d’épargne, les économies et les crédits bancaires des travailleurs, des gens de la classe moyenne et des mino. rités ont déjà atteint leurs « limites», et la «simplicité» de leur style de vie n’a tien d’un choix – elle est devenue une nécessité. Ce qui a grandi en taille et en complexité au-delà de toute décence,ce sont bien les incroyables profits, les liens croisés des membres de conseils d’administration et la structure des entreprises aux États-Unisetdans le monde entier. On ne devrait plus aujourd’hui parler en termes de «limites de la croissance», de «simplicité volontaire» et de «conservation», mais plutôt en termes d’expan-sion illimitée, d’accumulation illimitée de capital et de richesses et, au bout du compte, d’une accumulation illimitée de déchets et de matériaux bruts destínés à créer des biens inutiles, parfois même toxiques, tout autant qu’un arsenal d’armes toujours croissant.
Si nous voulons trouver les racines de la crise écologique actuelle, nous ne devons nous tourner ni vers la technique,ni vers la démographie, ni vers la croissance, ni vers le rôle d’un fléau en particulier. Nous devons nous tourner vers les changements ins-titutionnels, moraux et spirituels qui sous-tendent notre société humaine et qui ont produit la hiérarchie et la domination -et pas seulement dans la société bourgeoise, féodale et antique, ni même uniquement dans les sociétés de classes, mais à l’aube même de la civilisation.
ÉCOLOGIE ET SOCIÉTÉ
La conception selon laquelle l’humanité doit dominer et exploi-ter la nature découle de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, et même, plus loin encore dans le temps, de l’assujettissement de la femme à l’homme au sein de la famille patriarcale. A partir de ce moment-là, on considéra de plus en plus les êtrs humains comme de simples «ressources», comme des objets et non comme des sujets. Les hiérarchies, les classes, les modes d’appropriation et les institutions étatiques servirentà défi-nirdans l’esprit de l’homme sa relation avec la nature. Celle-cià son tour se trouva de plus en plus systématiquément ravalée au rang de simple ressource, d’objet, de matière première à exploiter aussi impitoyablement que les esclaves des latifundia 2.Cette conception du monde n’imprégna pas seulement la culture officielle de la société hiérarchisée; elle devintl’image qu’eurent d’eux-mêmes les esclaves, les serfs, les ouvriers ainsi que les femmes de toutes classes. La «morale du travail», l’éthique du sacrifice et du renoncement, la sublimation des désirs érotiques et l’espoir reporté sur l’au-delà (thème que l’Asie partage avec l’Europe), tels furent les moyens par lesquels on amena les esclaves, les serfs, les ouvriers et la moitié féminine de l’humanité à se réprimer eux-mêmes, à forger leurs propres chaînes et à verrouiller eux-mêmes leur propre prison.
Si, dans la société hiérarchique d’aujourd’hui, cette vision du monde commence à se décomposer, c’est principalement parce que l’énorme capacité productive de la technologie moderne a ouvert de nouveaux horizons: la fin de la rareté, une ère d’abon-dance matérielle et de temps libre enfin possible (les prétendus «loisirs»), et cela au prix d’un effort minime. Par «abondance matérielle» nous n’entendons pas l’«opulence» dispendieuse et insensée fondée sur de faux besoins, ni la contrainte subtile exer-cée par la publicité, ni le remplacement des relations humaines authentiques, de l’introspection et de l’épanouissement par de vulgaires objets- des marchandises. Nous désignons par là, moyen-nant un minimum de labeur, une autonomie en ce qui concerne l’alimentation, le toit, le vêtement et les commodités de base de l’existence, qui permette à chaque membre de la société -et non à une caste d’élite- de diriger directement les affaires communes. De plus en plus, la société se trouve en proie à la tension entre « ce qui est» et«ce qui pourrait être», et cette tension est exacerbée par l’exploitation etla destruction, aussi irrationnelles qu’inhumaines, de la Terre et de ses habitants. Le principal obstacle à la résolution de cette tension réside dans l’emprise encore très forte de la société hiérarchique sur nos représentations et sur nos actes. Il est plus facile de se réfugier dans la critique de la technologie et de la crois. sance démographique que de combattre sur son propre terrain ce système social archaïque et destructeur. Depuis la naissance, nous sommes conditionnés par la famille, la religion, l’école et le travail à accepter la hiérarchie, le renoncement et le pouvoir d’Étatcomme les prémisses fondamentales d toutes pensées. S’il ne se situe pas sur des bases entièrement différentes, tout projet de restauration d’un équilibre écologique ne sera qu’un palliatif voué à l’échec.
Du fait de son bagage culturel exceptionnel, la société moderne, la société bourgeoise mue par le profit, porte l’intensité du conflit entre l’humanité et la nature à un niveau beaucoupplus critique que les sociétés préindustrielles. La société bourgeoise ne se contente pas de faire des hommes des objets, elle en fait des marchandises. La concurrence entre ces êtres humains transfor-més en marchandises devient une fin en soi, de même que la production de biens inutiles. La qualité est convertie en quantité, la culture de l’individu en culture de masse, la communication entre les personnes en communication de masse. Le milieu natu-rel devient une immense usine, la ville un marché gigantesque. Toute chose, depuis une forêt de séquoias jusqu’à un corps de femme,«a un prix». Toute chose a son équivalent monétaie,qu’il s’agisse d’une cathédrale sacrée ou de l’honneur d’un homme. La technologie cesse d’être une extension de l’humanité, I’humanité devient une extension de la technologie. La machine n’amplifie pas le pouvoir de l’ouvrier car l’ouvrier est devenu une simple pièce de la machine.
Faut-il s’étonner de ce qu’une société qui exploite, dégrade et quantifie de la sorte, dresse l’humanité contre elle-même et contre lanatured’une manière plus effroyable que nulle autre dans le passe?
Oui, une transformation est nécessaire. Mais une transforma-de révolution et de liberté dont nous avons hérité. On ne peut plus se contenter de parler de techniques nouvelles permettant de conserver et d’entichir l’environnement naturel, nous devons prendre en charge la terre de façon communautaire, en tant que collectivité humaine, et briser les entraves de la propriété privée qui ont faussé notre vision de la vie et de la nature depuis l’éclate-ment de la société tribale. Nous devons éliminer non seulement la hiérarchie bourgcoise,mais la hiérarchie comme telle:non seule-ment la famille patriarcale, mais tous les modes de domination sexuelle et parentale: non seulement la classe bourgeoise et son système d’appropriation mais toutes les classes sociales et toutes les formes de propriété.
L’humanité doit prendre possession d’elle-même,au niveau de l’individu comme de la collectivité, de sorte que tout être humain ait vaiment en main son sort quotidien. Il faut décentraliser les villes en communautés écologiques -en écocommunautés-subtilement et comme artistiquement ajustées aux écosystèmes qui les accueillent.Il faut repenser et perfectionner nos techniques pour en faire une écotechnologie, capable de tirer le meilleur des sources locales d’énergie et de matières premières avec une pol-lution minime ou même nulle. Il nous faut retrouver un sens juste de nos besoins, des besoins nés d’une vie saine et exprimant les penchants personnels, et non pas des «besoins» dictés par les médias de masse. Il nous faut ramener à l’échelle humaine notre environnement et nos activités sociales et, dans la gestion de la société, bannír les intermédiaires en instaurant des relations per-sonnelles et directes. Bref, de l’image que nous avons de nouS-mémes, des autres êtres humains et de la nature, il nous faut chasser toute forme de domination, qu’elle soit sociale ou indivi-duelle. L’administration des choses remplacera l’administration des étres humains. La révolution à laquelle nous aspirons devra subvertir non seulement les institutions politiques et les relations économiques mais aussi la conscience, la vie quotidienne,les désirs érotiques et le sens de la vie.
Ce dont il s’agit ici, c’est d’abolir cet esprit et ces systèmes de domination et de répression qui nous viennent du fond des âges, et qui ont dressé I’homme contre l’homme et contre la nature. Le entre l’hommeetl’homme.Si le mouvement écologiste n’embrasse buera en rien à l’élimination des causes profondes de la crise éco-logique de notre époque.S’il en reste à une lutte réformiste contre la pollution ou pour la conservation de la nature-I’«environnemen-talisme»-sans prendre en compte la nécessité d’une révolution au sens le plus large, il servira seulement de soupape de sécurité au système actuel d’exploitation de la nature et des hommes.
OBJECTIFS
Àbien des égards, la lutte que mène actuellementle mouvement écologiste est une action de retardement contre la destruction effrénée de l’environnement. Mais certains de ses éléments, les plus conscients, se placent dans une perspective créatrice et se sont donné pour but de révolutionner totalement les relations entre les êtres humains et celles de l’humanité avec la nature.
Bien qu’ils se recoupent souvent, il faut distinguer nettement ces deux axes. Le groupe Ecology Action East soutient tout effort pour protéger l’environnement: pour éliminer les centrales et les armes nucléaires, pour préserver la pureté de l’air et de l’eau, pour limiter l’utilisation des pesticides et des additifs alimen-taires, pour réduire la circulation automobile dans les villes et sur les routes, pour améliorer les conditions sanitaires des villes, pour empêcher la dissémination dans l’environnement des déchets radioactifs, pour maintenir et étendre les zones denature préser-vée et défendre les espèces animales contre les déprédations humaines.
Mais Ecology Action East ne se fait aucune illusion: de telles actions de retardement ne constituent en rien la solution du confit Elles sont même incapables d’arrêter l’élan formidable qui pousse cette société sur la voie de la destruction.
Cette société se joue de nous. Elle nous accorde des réformes tout à fait partielles, grossièrement inappropriées et à très long terme afin de détourner notre attention et de distraire nos énergies des entreprises de destruction les plus graves. En un sens, c’est comme si on nous offrait un carré de séquoias en échange de la chaîne des Cascades tout entière, un site nucléaire en échange d’une bombe à neutrons. Replacé dans une perspective plus large, cet effort pour réduire l’écologie à ce type de marchandage qui ne sauve rien du tout est un procédé bon marché pour liquider la plus grande partie de la planète en échange de quelques îlots de nature, des«parcs de poche» dans un désert de béton.
Ecology Action East a deux objectifs primordiaux. Le premier est de développer au sein du mouvement révolutionnaire la conscience du fait que la crise de l’environnement est le mal le plus grave et le plus pressant qu’engendre cette société d’exploitation et d’aliénation, et que tout projet authentiquement révolutionnaire doit s’édifier sur les principes de l’écologie. Le second,c’est de faire prendre conscience, aux millions d’Américains que préoccupe la destruction de l’environnement, des transformations radicales qu’appellent dans notre société et dans notre conception du monde les principes mêmes de l’écologie si on les pousse jusqu’à leur conclusion logique.
Ecology Action East est solidaire de la révolution de la vie quo-tidienne qui, dans ce qu’elle a de meilleur, vise à élargir le champ de l’expérience et de la liberté humaines. Nous soutenons la libé-ration des femmes, des enfants, des homosexuels des deux sexes, des Noirs, des colonisés et des travailleurs de toutes conditions en tant que ces luttes s’inscrivent dans la lutte d’ensemble qui va s’intensifiant contre les traditions et les institutions immémoriales de la domination, car ce sont ces traditions et ces institutions qui structurent les attitudes destructrices à l’égard du monde naturel. Nous soutenons les communautés libertaires et les combats pour la libertéou qu’ils surgissent; nous sommes solidaires de tout effort qui favorise le développement spontané et autonome des jeunes; nous condamnons toute tentative pour réprimer la sexualité recherches pour créer un mode de vie et de travail esthétique et lité; invention de nouvelles écocommunautés et écotechnologies; etnous nous associons àtoutes les revendications du droit de jouir quotidiennement des beautés de la nature, ou d’entretenir avec les autres des relations de plaisir immédiat et sensuel.
En bref, nous aspirons à une révolution d’où naîtront des com. munautés politiquement indépendantes et qui définiront leur étendue et le nombre de leurs habitants selon une conscience écologique nouvelle; des communautés que cette même conscience guidera dans le choix des techniques, des structures sociales, des genres de vie, des arts et de tous les aspects de la vie quotidienne.
Mais nous n’avons aucune illusion quant à la possibilité de réaliser même partiellement un tel mode de vie au sein d’une société de mort. La société américaine d’aujourd’hui est empoi-sonnée parle racisme, et elle écrase le monde entier non seulement en dévorant ses ressources et ses richesses, mais aussi en s’oppo-sant à toute velléité de libération et d’autonomie, que ce soit à l’étranger ou aux États-Unis mêmes. Elle n’a d’autre but que la production pour la production, la perpétuation de la hiérarchie et du travail dans le monde entier, la manipulation et la directiondes masses à l’aide d’institutions étatiques et centralisées. Elle est irrémédiablement incompatible avec un monde épris de vie. Si le mouvement écologiste ne pousse pas sa réflexion jusqu’à de telles conclusions, son effort de conservation de l’environnement natu-rel ne sera que pur obscurantisme. S’il ne se donne pas pour objec-tif principal la révolution dans tous les aspects de la vie-sociale économique aussi bien que culturelle- le mouvement écologiste
Notre espoir est que des groupes comme le nôtre se multiplient à travers tout le pays, organisés comme nous sur des bases huma-nistes et libertaires, et agissent dans un esprit de communauté et d’entraide. Notre espoir est qu’ils s’efforcent de développer une attitude écologique non seulement à l’égard de la nature mais aussi à l’égard des humains, et tendent à instaurer des relations spon-tanées et variées à l’intérieur des groupes et entre les groupes, à l’intérieur de la société et entre les individus.
Nous espérons que les groupes écologistes écarteront tout appel au«chefde l’État» ou aux institutions bureaucratiques nationales et internationales, c’est-à-dire à des criminels qui contribuent matériellement à la crise écologique actuelle. Nous pensons que c’est aux gens eux-mêmes qu’il faut faire appel, à leur capacité d’agir directement et de prendre en main leur propre vie. Car c’est seule-ment ainsi que s’édifiera une société sans hiérarchie et sans domi-nation, une société où chacun sera le maître de son propre destin.
Il est temps de dépasser toutes ces grandes cassures qui ont séparé l’humain de l’humain, ľ’humanité de la nature, l’individu de la société, la ville de la campagne, l’esprit du corps, la raison du sentiment et chaque génération des autres. Le monde de la rareté considérait la satisfaction des aspirations immémoriales à la survie et à la sécurité matérielle comme la condition préalable à la liberté et à l’épanouissement des hommes. Pour vivre, il nous fallait d’abord survivre. Pour reprendre les mots de Brecht, «d’abord la bouffe, ensuite la morale ».
La situation a commencé à se transformer. La crise écologique tend à renverser la maxime traditionnelle. Aujourd’hui, si nous voulons survivre, il nous faut commencer par vivre. Les solutions seront à la mesure du problème, ou alors la nature prendra sur l’humanité une terrifiante vengeance.