Par Philippe Vion-Dury , publié le 21 février 2022
Socialter présente les 10 familles de l’écologie politique dans son hors-série Socialter L’Écologie ou la mort. Découvrez l’Effondrisme.
« La collapsologie […] conduit à la distinction entre le bien et le mal, le bien comme toute action qui réduirait le nombre de morts, le mal comme l’indifférence à ce critère. » — Yves Cochet, postface à Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, 2015.
Encore incongrue il y a quelques années, l’idée que nous vivrons bientôt une rupture historique brutale s’est répandue dans le grand public. En France, cette inquiétude s’est cristallisée autour de la figure de Pablo Servigne. Cet ancien ingénieur agronome est connu pour avoir posé les bases françaises de l’effondrisme, la « collapsologie », néologisme désignant une science du « collapse » – du latin collapsus, « qui est tombé en un seul bloc ». À le lire, nous serions collectivement engagés dans une folle course en avant qui précipite la chute de notre « civilisation thermo-industrielle ».
Retrouvez les présentations des 10 familles de l’écologie politique dans notre hors-série L’Écologie ou la mort.
L’enchevêtrement de nos systèmes économiques, sociaux et financiers nous empêcherait de réagir à temps pour réorienter notre modèle économique et atténuer le chaos climatique qui nous menace. Dès lors, l’effondrement – ce« processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi », selon la définition qu’en donne l’ancien ministre de l’Environnement et collapsologue revendiqué Yves Cochet – serait (quasi) inévitable.
Face à cette perspective, la seule chose à faire serait de développer notre « résilience » pour mieux rebondir lorsque tout se sera écroulé : apprendre à cultiver la terre, raffermir nos liens amicaux et familiaux, nouer des solidarités nouvelles, apprendre des savoirs oubliés et développer une « collapsosophie », une sagesse de l’effondrement pour le moins ésotérique que Pablo Servigne et ses coauteurs tentent d’esquisser dans Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018).
L’effondrisme paraît inédit en France, où il est particulièrement vivace. Ce mouvement, qui s’appuie sur la théorie des systèmes complexes, s’inscrit en fait dans une histoire longue et internationale. Cette vision « mécaniste » d’un système-Terre où tout serait interrelié remonte au moins au Britannique Arthur G. Tansley qui, en 1935, introduit la notion d’écosystème et insiste sur le terme de système qu’il emprunte à la physique, initiant un basculement de l’écologie scientifique hors de la vision « organique » qui dominait jusqu’ici. Mais la pierre angulaire de la théorie effondriste reste le rapport Meadows de 1972 qui, s’il ne considère pas directement des données écologiques, annonce la possibilité d’un effondrement global dans la décennie 2030 en s’appuyant sur la théorie des systèmes et les premières techniques de modélisation informatique.
Une approche directement imprégnée des découvertes en thermodynamique et des travaux cybernétiques initiés par Norbert Wiener après la Seconde Guerre mondiale, où tout est conçu selon des interactions complexes et des boucles de rétroaction positive : un élément produit une perturbation dans le système, et l’effet ainsi produit vient renforcer les causes de la perturbation, aggravant cette dernière, créant possiblement des emballements hors de tout contrôle.
Se réclamant de la famille de l’écologie politique, la collapsologie n’en a pas moins agacé de nombreux écologistes, qu’ils soient militants ou intellectuels. Certains l’accusent de sortir du champ de l’écologie en instrumentalisant la peur, ou d’être une « écologie mutilée ». Le choix du terme d’effondrement a cristallisé à lui seul nombre de critiques. Les chercheurs Yves Citton et Jacopo Rasmi, dans l’ouvrage Générations collapsonautes (Seuil, 2020), s’attaquent à l’imaginaire porté par le mot : « Parmi les différentes modalités de chute ou de fonte, l’effondrement se caractérise par le fait de tout entraîner par le fond d’un seul coup. » Or, quel est donc ce « tout » (toute la société, mais laquelle, et pourquoi pas seulement des parties ?), et pourquoi d’un seul coup (pourquoi certains pans plus faibles ne lâcheraient-ils pas plus tôt que d’autres ?).
Choisir le terme d’effondrement pour définir les processus en cours et à venir, c’est donner à voir l’image d’un immeuble qui s’écroule sur ses bases, alors que rien n’assure que cette analogie soit pertinente. L’effondrisme serait ainsi une simplification radicale, là où ses tenants se réclament des systèmes complexes. Par ailleurs, au-delà du visage que prendrait cet effondrement supposé, c’est son inéluctabilité qui fait bondir nombre d’observateurs. Certes, la civilisation thermo-industrielle disparaîtra, et même l’humanité : il suffit d’attendre assez longtemps. Mais quant à un effondrement prochain, rien ne permet de l’affirmer avec certitude (même si certains collapsologues ont rectifié en parlant de forte probabilité et en soulignant le caractère provocateur du concept).
Certains, comme les philosophes Catherine et Raphaël Larrère, y voient même, dans leur ouvrage Le pire n’est pas certain (Premier Parallèle, 2020), un millénarisme de bon aloi (attendons la fin du monde), car politiquement inoffensif, et le distinguent nettement du « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy, méthodologique, qui enjoint à prendre la catastrophe pour certaine afin de mieux l’éviter et lutter contre elle – ce que ne feraient pas les effondristes.
S’il faut écarter l’effondrisme de l’écologie politique, alors de quoi est-il le nom ? Le philosophe Pierre Charbonnier parle d’un « survivalisme de gauche » qui reproduit l’eschatologie révolutionnaire (vive l’An 1 de la nouvelle ère, et du passé faisons table rase !). La collapsologie entretiendrait une fascination malsaine pour « le choc climatique et les bouleversements écologiques » qui apparaîtraient « in fine comme une justice immanente » puisque « l’effondrement du système industriel va nous débarrasser, brutalement certes, du superflu pour nous forcer à reconnaître l’essentiel ».
Le philosophe Renaud Garcia y voit lui, dans La Collapsologie ou l’écologie mutilée (L’échappée, 2020), le signe d’une nouvelle manifestation du narcissisme contemporain, résumée en cette formule cinglante : « Avant le déluge, le moi. » La collapsosophie, elle, incarnerait une réponse thérapeutique à l’écoanxiété ressentie par un nombre grandissant d’individus, un accompagnement émotionnel « positif » alors même que le refus et la révolte, plus nécessaires que jamais, ont aussi besoin des affects négatifs qui les nourrissent.
Une référence : Jared Diamond
Dans son livre Effondrement (Gallimard, 2006), devenu la bible des collapsologues, le géographe et biologiste Jared Diamond s’interroge sur les causes de l’effondrement des grandes civilisations humaines. Le tour du monde et le travail colossal, quoique critiqué, auquel s’est livré l’auteur mettent en lumière plusieurs facteurs déterminants : des dommages environnementaux, un changement climatique, des voisins hostiles, des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux et les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes.
Une théorie : L’hypothèse Gaïa
Au cœur de la vision « systémique » de l’écologie et du monde vivant, on trouve l’hypothèse Gaïa. Formulée en 1970 par les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis, elle présente la Terre comme une entité évoluant à la façon d’un être vivant, captant les flux solaires pour les redistribuer entre ses composantes en fonction des interactions entre tous les niveaux : vie microscopique, êtres vivants connus, climat, mécanismes géophysiques et climatiques… L’homme, lui, est perçu comme un perturbateur de cet équilibre.
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