«C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné.» – Walter Benjamin1

Le mal-être actuel n’est pas un phénomène cyclique issu d’une crise habituelle du capitalisme, comme certains l’avancent. Nous ne pouvons plus nier que la trajectoire historique de l’humanité désormais prise en main par un capitalisme de plus en plus débridé est parvenue à un point limite proche du non-retour. Nous ne pouvons plus récuser qu’au-delà de la crise de la démocratie et de l’expansion tous azimuts du numérique comme instrument de désinformation et de contrôle, nous nous trouvons désormais sous la menace imminente d’un triple effondrement : climatique, énergétique et sociétal (société thermo-industrielle).

Dans un présent obscurci par les prévisions de catastrophe écologique, le grand défi actuel consiste à imaginer un futur qui ne soit pas une contre-utopie du genre transhumaniste. Nous oublions souvent que le présent est aussi l’avenir que nous sommes capables d’imaginer, et que relier passé et futur constitue le moyen de redonner un sens au temps présent. Comment sortir de ce que les zapatistes appellent le « présent perpétuel » ? Un « présent sans présence », comme le signale Jérôme Baschet2, où le moment vécu disparaît « sous la domination du futur immédiat. La tyrannie de l’urgence qui y règne est, en fait,la tyrannie de l’instant d’après »3. Finalement, épuisé en lui-même, le présent devient insupportable.

Répondre à ce mal-être existentiel, c’est aussi relever un défi sans précédent. Nous avons la nécessité vitale de redonner un sens au rôle de l’humanité sur cette planète. Renouer avec le fil des grands récits émancipateurs ne peut découler d’une curiosité purement intellectuelle, pas plus que d’une nostalgie romantique passéiste et paralysante. Au-delà d’un acte de reconnaissance de nos potentialités, de nos capacités créatives intrinsèques en tant qu’humanité, renouer avec nos racines et incorporer la sève de ce legs dans nos pratiques actuelles, dans notre présent vécu, nous redonne dignité et confiance et, par là même, efficience. Il est vrai que tout au long de ce parcours émancipateur le sang a coulé, mais ce ne sera pas en vain si nous sommes en mesure d’en tirer des leçons, non seulement des mérites mais aussi des erreurs. Ce sont les graines de cet héritage qui nous permettent à présent de semer des utopies tangibles, autant au coeur du chaos des «périphéries »4 du capitalisme que dans cet authentique « désert de spi-ritualité politique »5 qui est le nôtre, dans sa « zone piétonne »6 (centre du capitalisme). Mais s’il est vrai que l’épopée de nos prédécesseurs et de nos penseurs révolutionnaires nous apporte des éléments précieux et indispensables pour notre projet émancipateur, elle est loin de nous apporter les réponses à cet actuel défi d’un monde capitaliste qui évolue et se complexifie de plus en plus et de plus en plus vite. Le défi reste entier, mais déjà des utopies tentent de fleurir, là-bas dans la périphérie, au Chiapas et au Rojava, et des germes se développent dans d’autres pays tout comme ici, dans cette zone piétonne du capitalisme. Dans nos contrées du centre, où le cancer de la métropolisation des villes dévore toujours plus de nature et de culture, où la massification et l’atomisation qui s’ensuivent écartent nos concitoyens de l’accès à la terre nourricière et détruisent leurs liens élémentaires, une autre trajectoire sociale et politique se dessine, une autre approche de la nature s’affirme. Mais comment les développer, faire en sorte qu’elles s’installent et perdurent en submergeant ce vieux monde à l’agonie ? Comment faire émerger toute leur puissance créatrice, afin que vive la vie dans toute sa plénitude et sa diversité ? Comment repérer les failles dans ce tissu social chaotique où s’entremêlent tellement d’éléments contradictoires, afin d’y faire ger-mer ces graines de sens et d’utopies ?

«Premièrement, nous devons nous efforcer de comprendre cette situation intellectuelle radicalement nouvelle. Deuxièmement, nous devons comprendre que le monde est confronté à un défi moral fondamental. Le chaos ne durera pas toujours. Nous arriverons à un point où un ou deux nouveaux systèmes mondiaux émergeront : un qui reproduira les pires caractéristiques du capitalisme (hiérarchie, exploitation et polarisation) sous une nouvelle forme non capitaliste ou un qui,pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sera relativement démocratique et égalitaire. Il n’y a pas de sortie intermédiaire. Troisièmement, une fois que nous avons fait notre choix moral, nous devons définir la stratégie politique qui nous aide à réussir. Je pense que cela devrait impliquer une large coalition des forces de la gauche mondiale. J’espère que nous pourrons mener à bien ces trois tâches interdépendantes : la probité analytique, le choix moral et une stratégie politique efficace. »7

Pour relever ce nouveau défi mondial qui nous oblige à choisir des stratégies déterminantes, nous rependrons cette attitude que les Grecs anciens nommaient « attitude tragique ». Une attitude mettant dos à dos le pessimisme et l’optimisme, le premier nous menant à la défaite certaine et l’autre à des erreurs de calcul qui nous seront fatales. Tout doit être désespérément mis en æuvre pour bien analyser la situation, en comprendre les enjeux vitaux et avancer sur des bases les plus sûres possible. C’est en accumulant de petites victoires dans nos luttes et en recueillant progressivement les fruits de nos expérimentations alternatives collectives que nous pourrons alimenter un projet émancipateur. Ce dernier sera capable de conjuguer, au plus près, présent et futur et de relier, de la façon la plus cohérente possible, les moyens et les fins.

  1. Cette sitation de Walter Benjamin clôt le livre de Herbert Marcuse sans qu’il ne signale d’où il la puise : L’homme unidimentionnel. Ediditions de minuit. 1968. p. 281. ↩︎
  2. Défaire la tyrannie du présent. Temporalités, emmergences et futurs inédits. Jérôme Baschet. Paris. La découverte. 2018. ↩︎
  3. https://journals.openedition.org/temporalites/5067 ↩︎
  4. Sur la distinction entre le « centre » et les « périphéries », voir la théorie de la dépendance qu’Immanuel Wallerstein développe dans Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde. La découverte. 2006. Cette théorie, conçue dès les années 1950, montre que les pays les plus riches ont besoin des plus pauvres afin d’assurer la continuité de leur croissance. Wallerstein rejette complètement la notion de « Tiers-Monde » et estime que tous les pays étant globalisés, ils font partie d’un même « système-monde » capitaliste. Cependant loin d’être homogène, que ce soit culturellement, politiquement ou économiquement parlant, il y a une division du travail fondamentale et institutionnelle entre le coeur et la périphérie et leurs échanges économiques sont inégaux : tandis que le coeur constitué des grandes puissances de l’OCDE (les États-Unis en tête) a un niveau de développement technique de haut niveau et vend au prix fort ses produits manufacturés de haute complexité, le rôle de la périphérie, comprenant les pays en développement (Asie, Afrique, Amérique latine), se limite à fournir les matières premières, des produits agricoles et de la main-d’œuvre bon marché aux acteurs en croissance du centre. Cette inégalité, une fois établie, tend à se stabiliser en raison de contraintes quasi déterministes : en effet, pour les théoriciens de la dépendance, ces pays périphériques sont intégrés mais sont structurellement maintenus dans un état de subordination aux pays du centre, qui s’explique historiquement par la colonisation et diverses formes de néocolonialisme. ↩︎
  5. Voir Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes.op. cit. ↩︎
  6. « Remarques sur la contestation de la modernité capitaliste» extrait de La commune du Rojava, l’alternative kurde face à l’État-nation. Immanuel Wallerstein. Éditions Syllepse. 2017.pp. 33-34. ↩︎
  7. Idem. ↩︎

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Cet extrait est l’introduction de la deuxième partie d’  » AGIR ICI ET MAINTENANT – Penser l’écologie sociale de Murray  » de Floréal M. Romero (2019). Les chapitres qui suivent sont autant d’analyses et de propositions que je vous invite vivement à découvrir via la lecture de cet ouvrage et/ou en entrant directement en contact avec les membres du Réseau E.S.C. : Ecologie Sociale et Communalisme ( echoreclus@riseup.net ou resc@riseup.net ).

Vous pouvez également lire la feuille de route du Réseau ESC ( pdf téléchargable en anglais ou en français) en suivant ce lien : https://observatoiresituationniste.com/2022/05/21/roadmap-for-the-social-ecology-and-communalism-sec-network-feuille-de-route-du-reseau-ecologie-sociale-et-communalisme/

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Résumé

Agir ici et maintenant est un essai autant qu’un manifeste, une analyse personnelle de la pensée de Murray Bookchin. En guise d’amorce, Floréal Roméro dresse le portrait du fondateur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Il en fait son histoire, son évolution politique, pour la mettre en miroir avec les enjeux écologiques, sociaux et économiques actuels. De l’Espagne au Rojava, en passant par le Chiapas, à partir d’exemples concrets, l’auteur lance un appel à la convergence des luttes et un cri d’espoir.
Ce livre nous apporte des conseils pratiques pour sortir du capitalisme et ne pas se résigner face à l’effondrement qui vient.

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