- Par Floréal M. Romero , publié le 03 février 2022 – Socialter présente les 10 familles de l’écologie politique dans son hors-série L’Écologie ou la mort. Découvrez l’Écologie sociale.
« Une économie structurée autour de la maxime “croître ou mourir” doit nécessairement prendre le monde naturel comme adversaire et semer la ruine écologique. » – Murray Bookchin, Une société à refaire, 1989.
C’est à Murray Bookchin (1921-2006), ancien ouvrier syndiqué engagé dans toutes les luttes pour l’émancipation, que revient la conceptualisation de l’écologie sociale et du communalisme, les branches les plus libertaires de l’écologie politique. Dès 1950, il s’attelle à une double enquête historique sur la crise écologique : ses causes et la manière d’en sortir. En 1960, il renvoie dos à dos l’environnementalisme superficiel et l’extrémisme de l’écologie profonde (lire p. 110) qui souhaiterait fusionner et, en un sens, soumettre les humains à la nature non humaine. Pour Bookchin, ces deux courants présentent une même carence de fond : ils ne s’attaquent pas à la racine sociale des problèmes. En soulignant que « presque tous les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux », il veut éviter ce réductionnisme écologique qui rend responsable l’« être humain », sorte d’entité abstraite, de la dégradation du milieu naturel, faisant fi des rapports sociaux capitalistes.
Au cœur de ces derniers, il y a la recherche de la valorisation monétaire, qui se traduit par la marchandisation forcée du monde. Les entreprises se voient obligées de baisser leurs coûts de production afin de rester compétitives sur le marché. « Croître ou mourir » devient le leitmotiv managérial, entraînant l’exploitation effrénée et sans limites des « ressources humaines » et naturelles. Ainsi, ce capitalisme globalisé finit par exercer sa domination sur le milieu naturel. Dès lors « protéger la nature » suppose de viser avant tout l’émancipation sociale.
La seconde partie de son enquête, qui porte sur la manière de surmonter cette crise, le mène à intégrer pleinement l’écologie à la tradition socialiste révolutionnaire. Ce qui implique de dépoussiérer celle-ci, de la débarrasser de mythes comme celui du « Grand Soir ». Il faudrait lui préférer une organisation de la lutte ici et maintenant, poursuivre les objectifs fixés et créer des institutions alternatives en tension avec celles de l’État. Et puisque les sociétés de classes trouvent leur germe dans les sociétés hiérarchiques, l’un des objectifs de cette politique sera de dissoudre toute domination – dont le patriarcat. D’une certaine manière, il s’agit d’un même mouvement de lutter contre la domination de l’homme sur l’homme, de l’homme sur la femme et de l’homme sur la nature.
Bookchin actualise ainsi le communalisme du XIXe en y intégrant l’écologie, non pas comme un ajout – la nécessité de « préserver l’environnement » – mais comme un ancrage dans sa problématisation du politique. Se nourrissant de la pensée anarchiste et de celle de Marx, il les dépasse en se saisissant de l’écologie pour faire du communalisme une synthèse de ces trois fondements théoriques. En favorisant l’interaction entre les êtres humains en tant qu’êtres pleinement sociaux et les éléments des écosystèmes auxquels ils appartiennent, le communalisme place le lien social au cœur de son organisation, fondement d’une écocommunauté reposant sur le principe de « l’unité dans la diversité ». Cette écocommunauté est un projet collectif, politique entendu dans son sens premier : un autogouvernement démocratique de la cité par les citoyens eux-mêmes. Aux antipodes du système représentatif et étatique, la démocratie est ici « déspécialisée » afin de devenir populaire, directe, avec des mandats révocables et rotatifs.
Bookchin appelle de ses vœux un mouvement révolutionnaire capable de stimuler la création d’assemblées décisionnelles par quartier, cité, ville et village, articulés de façon fédérale et en tension avec les institutions de l’État centralisé. Afin d’acquérir une autonomie progressive, ces nouvelles entités devront mettre en place des circuits courts d’approvisionnement les plus directs possibles avec les paysans et villages des campagnes afin de ne pas sombrer dans la pénurie alimentaire. Le politique, enfin, comme le lieu de pouvoir, devra déterminer l’économie, et non le contraire. Il s’agit de créer ensemble, de décider du partage des tâches et de leurs fruits en fonction de nos besoins authentiques, en interaction directe avec le milieu naturel que nous habitons, de manière à le soigner et l’enrichir. Après une évaluation exhaustive des possibilités locales, les communes et régions interdépendantes et organisées en confédération devront « compter les unes sur les autres pour la satisfaction d’importants besoins matériels ».
Comme beaucoup d’autres penseurs de l’écologie politique, Murray Bookchin a dû se confronter à la question centrale de la technologie. Peut-elle être mise au service de l’émancipation humaine ou est-elle une force contraire à tout projet d’autonomie ? Va-t-elle nous servir ou nous asservir ? La surabondance matérielle qu’elle génère au sein du capitalisme, en plus de dévaster le milieu naturel, reste toujours insuffisante par la création compulsive de nouveaux besoins, aliénants car jamais assouvis. La « technologie pour tous » qui gouverne désormais nos vies accentue l’atomisation sociale et intensifie le contrôle social. « Standardisé par les machines, l’être humain est devenu une machine. L’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique », résume ainsi Bookchin. Pourtant, il ne désespère pas.
Outre le fait qu’elle protège les êtres humains de la pénurie, qu’elle leur épargne des efforts et leur libère du temps, la technologie permettrait de charpenter le communalisme, au niveau régional et bien au-delà. « Une technologie au service de la vie peut jouer un rôle décisif dans l’association entre plusieurs collectivités; elle peut servir de nerf à la notion de confédération », écrit-il. En somme, la technologie peut devenir « libératrice », à condition de la contrôler : « Une société libérée ne cherchera pas à nier la technologie : précisément parce qu’étant libre elle pourra trouver un équilibre. »
Une inspiration : Pierre Kropotkine
S’il fallait trouver une ascendance directe au communalisme, ce serait certainement le communisme libertaire théorisé par Pierre Kropotkine. Fait intéressant, ce « prince anarchiste » russe qui vécut dans la deuxième partie du XIXe siècle fut aussi un géologue, anthropologue et zoologue hors pair à qui l’on doit un ouvrage majeur, L’entraide, un facteur de l’évolution, résolument hostile aux théories d’inspiration darwinienne centrées sur la compétition.
Une lutte : le Rojava
Dans le nord de la Syrie, une expérience révolutionnaire a poussé dans les décombres de la guerre civile. La région autonome du Rojava (Kurdistan occidental) fut à la pointe du combat contre les djihadistes, mais a surtout mis en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » (ou « communalisme kurde »). Chef historique du mouvement kurde, Abdullah Öcalan n’a jamais caché que sa lecture de Murray Bookchin en prison était l’un des éléments qui l’avaient conduit à renoncer au marxisme-léninisme au profit d’une approche libertaire et localiste.
Retrouvez les 10 familles de l’écologie politique dans notre hors-série : L’Écologie ou la mort.