Préface d’ « AGIR ICI ET MAINTENANT – Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin » de Floréal M. Romero


Résumé

Agir ici et maintenant est un essai autant qu’un manifeste, une analyse personnelle de la pensée de Murray Bookchin. En guise d’amorce, Floréal Roméro dresse le portrait du fondateur de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Il en fait son histoire, son évolution politique, pour la mettre en miroir avec les enjeux écologiques, sociaux et économiques actuels. De l’Espagne au Rojava, en passant par le Chiapas, à partir d’exemples concrets, l’auteur lance un appel à la convergence des luttes et un cri d’espoir.
Ce livre nous apporte des conseils pratiques pour sortir du capitalisme et ne pas se résigner face à l’effondrement qui vient.

Biographie de Floréal Romero

Floréal M Romero est issu de la tradition anarchosyndicaliste espagnole par son père. Il adhère aux thèses de Bookchin et en devient un des principaux promoteurs en Espagne, mais aussi en France à travers des rencontres, des publications et des articles. Il vit en Andalousie où il est producteur d’avocats et travaille uniquement en lien avec des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP)


Juste après l’apparition, en France, de l’Écologie ou catastropbe1, voici une nouvelle publication autour de la pensée de Murray Bookchin, deses sources d’in-fuences historiques et de ses échos contemporains. Le milieu éditorial français est réputé pour son retard dans la publication d’ceuvres, d’écrivains et de courants qui n’entrent pas dans une certaine rationalité. Bookchin ne fait pas défaut. À l’exception de deux petites publications qui sont restées dans l’ombre2, Bookchin était jusque-làinconnu du lectorat français. Mais depuis 2018, on le lit enfin, on entend son nom dans les journaux, revues,conférences, séminaires, rencontres. Pourquoi mainte-nant? Pourquoi ce changement ?

L’intérêt actuel pour les critiques et propositions de Murray Bookchin n’est pas un hasard. Il y a plusieurs raisons sociopolitiques. Mais d’abord écologiques. Le monde brûle par le réchauffement climatique, par la capacité de destruction et de contrôle des nouvelles technologies utilisées par les dominants, utilisées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes. Le navire prend l’eau : la catastrophe écologique, annoncée par Bookchin il y a plus de 50 ans, se rapproche à grands pas : «Cette réalitéexige une inversion totale » selon Floréal Romero. La crise permanente du système capitaliste, au niveau mon-dial, détruit tout ce qui est en dehors du marché : le ciel s’assombrit chaque jour un peu plus. Même en France,un des pays parmi les plus riches de la planète, nous assistons à une déclaration de guerre sociale et politique. Celles et ceux qui veulent sortir de ce jeu se confrontent à une brutalité grossière de l’État. La destruction violente des communs de la Zad de Notre-Dame-des-Landes n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pourtant les tentatives de création nourries par les débats continuent, et cela,malgré les violences économiques et politiques. Il faut souligner que ces créations sont liées aux questionnements radicaux renforcés par la déception des révolutions. Les graines semées dans les luttes incessantes, depuis de longues années, ont germées. Fleuries. Celles et ceux qui luttent pour un monde joyeux, libre et juste, ont donc beaucoup plus de ressources par rapport aux années 1980. Fini l’époque des doctrines, des prophètes, des théories parfaites. Les sources d’influences théoriques de l’espace des luttes sociales se sont multipliées. Le murissement des analyses critiques découle également des expériences de luttes contre les multiples facettes des systèmes de domination, mais aussi des recherches qui, en outrepassant l’universalisme, adoptent une approche multisituée, pour contextualiser et historiser les structures de pouvoir, les expériences d’oppression et d’exploitation ainsi que les pratiques de résistance.

Cette intelligence collective nous permet de voir que la frontière entre volonté d’intégrité théorique et dogmatisme inflexible est étroite; elle permet également de mieux comprendre les logiques communes, les liens idéologiques et conceptuels de différents systèmes de domination. La civilisation humaine fonctionne avec le postulat de rationalité qui lui donne la légitimité de remettre en « ordre » tout ce qui serait chaotique, marginal et extérieur à elle-même: le désordre, la marginalité et l’altérité doivent être normalisés. La domination de l’Orient par l’Occident, le racisme, l’intervention dans les cultures dites « primitive », le contrôle de la folie, I’homophobie, l’exclusion des enfants de toute sorte de décision, les rapport de la classe, s’appuient sur le même postulat. La psychiatrie et la psychologie servent à contrôler l’ingouvernable « nature intérieure » de l’humanité. Le mâle qui s’est approprié cette mission a réduit la nature en servante de l’être masculin. Dans le système patriarcal, tous les êtres dominés sont assimilés à la nature et tout ce qui se rapporte à la nature se dote de caractéristiques féminines. C’est là que la théorie de l’écologie sociale devient intéressante, car elle interroge toute la civilisation humaine qui imagine une nature dans la limite de sa pensée et ce faisant catégorise le monde par ce modèle. En France, cette interrogation se propage de plus en plus, dans une période de revitalisation politique des luttes antihiérarchiques qui portent les liens forts et transnationaux des pensées utopiques.

En suivant cette interrogation, Floréal Romero, qui écrit, intervient et milite depuis longtemps autour de cette cause, va un peu plus loin : il essaie de repenser l’histoire sous le prisme de l’écologie sociale et de faire dialoguer la pensée de Murray Bookchin avec d’autres analyses et expériences libertaires. Il pose, de façon très honnête, la question : est-ce que cette pensée peut être utile ? Pour ce faire, il questionne ses sources d’influences théoriques et pratiques. Il constate que c’est le caractère anarchiste et antiautoritaire de Bookchin qui le rend intéressant aujourd’hui.

Je trouve séduisant ce dialogue de Floréal Romero,anarchiste franco-espagnol, qui s’est baigné dans les récits des expériences magiques réprimées en Espagne, avec Murray Bookchin, penseur radical juif franco-russe, anarchiste, communaliste, fondateur de l’écologie sociale. Romero lit Bookchin à travers son propre témoignage et sa propre expérience. Il nous montre comment, après la Commune de Paris, la courte révolution espagnole a mis en place une étrange, voire une impossible aventure. Il existe déjà beaucoup de travaux relatant cette expérience d’une forme politique, distincte du modèle de l’État moderne, bureaucratique, telle que l’avait présentée Max Weber. De son côté Floréal Romero se focalise plus particulièrement sur les projets d’urbanisme social, l’équilibre entre la ville et la campagne durant cette révolution. Il pointe du doigt que les luttes anarchistes se distinguaient des luttes marxistes dans le sens où elles englobaient des questionnements, des revendications et des actions sur l’urbanisme, sur les rapports avec l’écosystème, sur l’organisation sociale, sur l’urbanisme écologique. « Retourner aux racines c’est retrouver le fil de la riche histoire de notre épopée révolutionnaire»3, dit-il. S’il faut éviter de construire des mémoires sacrées à travers lesquelles le pouvoir se matérialise et limite notre force critique et créative, Romero analyse,avec clarté, une expérience qui a été considérée très dangereuse par les dominants et qui fut réprimée, bétonnée, effacée par le fascisme, puis de nouveau par ses héritiers. Floréal Romero veut comprendre et changer le monde. Il mène, sans fermer les portes, une discussion au sein de la pensée anarchiste. Il s’engage à approfondir cette pensée, à l’actualiser. La vocation de créer un monde fondé à la fois sur la justice et sur la liberté, s’ils sont efficaces, est un exercice difficile ! « Changer, oui, mais changer comment ? »4 Comment dépasser les hiérarchies politiques, l’économie productiviste ou la centralisation du pouvoir ?Comment vivre ? Comment s’organiser? Comment produire ? Comment cultiver? Comment habiter ? Comment décider ? Comment partager ?

Romero questionne avec Bookchin le refus essentialiste du pouvoir, le dogmatisme, l’individualisme et l’aventurisme par manque d’une véritable réflexion stratégique. À la lumière de ces questionnements, il fait une petite histoire des luttes et des pensées anarchistes / libertaires / antiautoritaires. Ces différents groupcs ont contribué à nourrir la littérature, à travers des réflexions sur l’urbanisme, les rapports aux animaux, la notion de nature, l’éducation, la folie, les corps, le système de santé…

Il explique la construction sociale de la théorie de l’écologie sociale. Dans la première partie de ce livre, on suit le parcours de Murray Bookchin, son enfance à New York, l’évolution de son quartier, son engagement politique dès le plus jeune âge, son militantisme. On continue de le suivre, à travers l’analyse de Romero, passant d’un anarchosyndicalisme à un engagement plus complexe articulant action militante et réflexion poussée sur les multiples rapports de dominations… Même si l’anarchisme est la condition préalable à l’application des principes écologistes, nous voyons que, dans les années 1970-80, il n’était pas si évident de lier les deux.

Les années ne se sont pas écoulées en vain: les graines semées ont poussé, fleuri… Aujourd’hui nous voyons qu’avec toute leur diversité, les groupes libertaires sont des forces, des piliers, pour ne pas dire des colonnes vertébrales, de la plupart des luttes contre les projets inutiles et imposés. Partout en France, les communes, grandes et petites, deviennent la base de multiples organisations politiques. Cette situation pousse l’auteur à poser la question essentielle : en quoi la pensée de Murray Bookchin peut nous inspirer ?

N’oublions pas que, comme plusieurs penseurs en avance sur leur temps, Bookchin n’arrive à concrétiser que peu de choses. Oui il y a des idées, mais il y a aussi la vie : sa biographie écrite par sa compagne Janet Biehl le montre bien5. Le cercle ne s’élargit pas. Durant ses dernières années, l’âge et la maladie le conduisent à travers plusieurs ruptures politiques brutales, vers l’isolement. Par amertume et incapacité à convaincre, il se met en retrait. Janet Biehl, qui s’enferme avec lui dans cette amertume, revient à ses convictions politiques antérieures, la sociale démocratie. Comme elle le précise dans son épilogue, elle met tout son espoir dans le mouvement kurde. Tant que l’écart entre notre utopie et notre réalité grandit, il n’est pas facile de trou-ver ou de retrouver de l’énergie pour créer. C’est ainsi, mais Bookchin a osé développer une pensée politique originale qui refuse les hiérarchies entre les différents rapports de domination et qui fouille tous les détails sans jamais perdre de vue les points d’interrogation. Nous ne sommes pas face à une doctrine, nous parlons d’inspiration. À travers cet ouvrage, Floréal Romero nous explique justement comment il se l’approprie et met l’accent sur la souplesse de la réflexion de Bookchin qui permet d’appréhender les racines de l’ordre social et celles de la création d’un nouveau modèle de vie. Cette réflexion est nourrie principalement par la pensée libertaire antiautoritaire. Elle problématise les rapports cherchant les issues pour s’en sortir. Un chemin fait de solidarité, coopération et liberté et non plus de domination, de compétition ou d’exploitation.

Agir ici et maintenant est une critique du capitalisme. Il décrit comment la crise permanente de ce systeme, au niveau mondial, détruit tout ce qui est en dehors du marché. Il parle du spectacle de la démocratie. Comme le faisaint les situationnistes, il propose d’inverser le processus, le jeu, le spectacle. Quand on finit ce livre, on aperçoit les fleurs sortir du béton. Est-ce que ces fleurs pourront transformer le béton en terre ? Pas évident, mais pas impossible non plus.

Le réalisme veut nous soumettre au reality sbow ! Dès que nous fuyons la scène, c’est-à-dire lorsque nous nous écartons du spectacle, nous sentons l’odeur de la terre. Et si nous nous baignons à la fois dans le féminisme, le situationnisme et l’écologie sociale, nous sentons l’alchimie se propager en nous. Tout devient possible.

Sommes-nous des Doña et des Don Quichotte ? Un peu. Nous partageons en quelque sorte la même folie. Quoique légèrement différente : une folie qui ne domine pas les chevaux, qui ne met pas des vêtements militaires, qui n’utilise pas l’épée et qui ne reproduit pas la culture genrée. Une autre différence et de taille : nous n’agissons pas seuls. Nous sommes des folles et des fous agissant collectivement. Des milliers de sorcières autour d’une marmite. Pour un monde magique.

Avec Floréal Romero, je vous propose d’ajouter la pensée de Bookchin à notre marmite.

Pinar Selek

  1. Biographie de Murray Bookchin écrite par Janet Biehl : Ecologie ou catastrophe. Editions L’Armourier. 2018. ↩︎
  2. Merci à l’Atelier de création libertaire qui a publié ces deux livres en France : Murray Bookchin, Une société à refaire. 1992. et qu’est-ce que l’Écologie sociale ? 2012. ↩︎
  3. op. cit. p. 20. ↩︎
  4. Murray Bookchin et l’écologie sociale. Vincent Gerber. Écosociété. 2013. p. 18. ↩︎
  5. Écologie ou catastrophe op. cit. ↩︎

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