Au cœur de l’expérience zapatiste : la construction de l’autonomie #3

Santé et éducation autonomes

L’organisation de l’éducation et de la santé compte assurément parmi les principales avancées de l’autonomie zapatiste. Ainsi, il y a, dans chaque communauté, un(e) « promotor(a) de salud » qui peut apporter des soins élémentaires, tandis que chaque commune dispose d’une micro-clinique et chaque zone d’une clinique. Dans celles-ci, outre les consultations généralistes, existent diverses sections spécialisées et certaines interventions chirurgicales peuvent être réalisées. Des médecins solidaires y collaborent, notamment pour les opérations, mais l’essentiel des tâches est assuré par les promotores de salud . Ce sont eux qui reçoivent les patients en consultation généraliste, pour traiter les pathologies les plus communes (surtout des infections intestinales ou respiratoires), mais aussi dans les sections spécialisées, telles que les analyses cliniques, l’ophtalmologie, la gynécologie ou les soins dentaires – les cas plus délicats étant soumis aux médecins et les maladies les plus graves pouvant impliquer un transfert dans l’un des hôpitaux publics des principales villes du Chiapas. Il est à noter que, même dans un tel cas, l’organisation de la santé autonome a un effet bénéfique, car la discrimination et le manque d’attention bien souvent éprouvés par les patients indiens disparaissent lorsque ce sont les promotores de salud zapatistes qui se rendent sur place pour demander leur prise en charge. Des commissions de santé, au niveau des communes et des zones, épaulent les promotores dans les tâches matérielles, en particulier l’approvisionnement en médicaments et l’organisation des formations. C’est là que se situent les deux principales difficultés de la santé autonome. La première est la nécessité de maintenir en permanence l’effort pour améliorer la formation des promotores . La seconde découle du caractère limité des ressources disponibles, malgré l’organisation des travaux collectifs qui permettent de faire fonctionner cliniques et micro-cliniques. C’est pourquoi, si les consultations sont en principe gratuites pour les zapatistes (mais pas pour les non-zapatistes auxquels les centres de soins autonomes sont cependant ouverts), il s’avère nécessaire, lorsque les circonstances se font plus difficiles, de demander aux patients une contribution partielle aux frais. Parmi les dimensions les plus notables de la santé autonome, on peut souligner la façon d’associer médecine occidentale et médecine traditionnelle, l’une et l’autre également considérées. Si la première est pleinement assumée, la seconde est bien représentée, avec l’intégration, dans les cliniques, d’une section faisant place aux sages-femmes et aux guérisseuses traditionnelles, et plus encore par la connaissance des plantes médicinales dont font preuve certains promotores – d’où l’importance de l’herboristerie, qui fabrique solutions, pommades et autres préparations, ainsi que l’usage abondant des plantes pour diverses pratiques curatives ou préventives, comme les traitements vermifuges périodiques pour enfants et adultes. De plus, l’usage des plantes médicinales est conçu comme un facteur d’autonomie qui réduit la dépendance à l’égard des grandes entreprises pharmaceutiques et il est à supposer que l’effort pour développer davantage de médicaments dans les laboratoires zapatistes ira en se renforçant au fil du temps. Enfin, une autre dimension importante tient à une approche globale de la santé comme de la maladie, ce qui suppose la capacité de les comprendre dans le cadre des conceptions propres du monde indien, ainsi qu’une attention forte à la prévention, en particulier à travers les campagnes de vaccination et l’effort pour améliorer l’alimentation et l’hygiène. Enfin, on peut souligner un processus de déspécialisation partielle des tâches liées à la santé et une diffusion des responsabilités qu’elle implique. S’il est vrai que les promotores de salud en portent l’essentiel, ils demeurent immergés dans les rythmes partagés de la vie rurale et, pour ceux d’entre eux dont la charge s’exerce dans les villages, ils n’abandonnent pas leurs activités agricoles. Quant à la conception même de leurs tâches, elle se décide en interaction avec les communautés et avec l’ensemble du projet zapatiste, à travers les commissions de santé et les instances autonomes. Il s’agit bel et bien d’un effort pour construire des pratiques de santé pensées depuis la réalité même de la vie collective, celle des communautés indiennes rebelles zapatistes. Quant à l’éducation, elle fait l’objet d’une mobilisation considérable, sans doute la plus intense de toutes celles qu’implique l’autonomie zapatiste. Cet effort a permis de construire des centaines d’écoles, d’en définir le projet pédagogique et de former les promotores et promotoras de educación qui y enseignent. Les expériences éducatives autonomes ont commencé à la fin des années 1990 et se sont renforcées à partir de la création des conseils de bon gouvernement, en 2003, selon des processus variables dans les différentes zones (par exemple, si la plupart d’entre elles ont d’abord mis en place des écoles primaires pour passer ensuite au niveau secondaire, le caracol d’Oventic a opté pour la création initiale d’une école secondaire, pensée comme lieu de formation des promotores , notamment pour le primaire mais aussi pour d’autres domaines de l’autonomie). Au total, on a pu estimer en 2008 que dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles environ fonctionnaient, dans lesquelles 1 300 promotores accueillaient quelque 16 000 élèves. Ces chiffres ont augmenté par la suite et les cahiers de l’ Escuelita indiquent qu’en 2013, on comptait, dans la seule zone de Los Altos (Oventic), 157 écoles primaires pour 496 promotores et 4 886 élèves, tandis que de nouvelles écoles primaires et secondaires ont été ouvertes au cours des années suivantes. Au-delà des chiffres qui témoignent de l’ampleur de cet effort collectif, il faut souligner la multiplicité des acteurs engagés dans cette mobilisation éducative : enseignants et élèves, coordinateurs et formateurs, parents et assemblées communautaires, comités d’éducation des communes et des conseils de bon gouvernement, instances de l’EZLN, etc. Entre eux, les interactions sont multiples, même s’il est clair que promotores et communautés ont un rôle central. La fonction d’enseignant est assimilée à une charge, en partie similaire aux cargos communautaires que l’on évoquera plus loin, même si, dans ce cas, elle n’est pas attribuée pour un temps limité. Conçue comme un service rendu à la communauté, elle implique que celle-ci s’engage à aider le (ou la) promotor(a) à couvrir ses besoins matériels, soit en lui fournissant les produits alimentaires de base, soit en l’aidant à cultiver sa parcelle dans le cas où il ou elle en dispose (par ailleurs, les promotores participent à certains travaux agricoles, notamment pour la récolte des caféiers de leur famille, et réalisent divers produits artisanaux). L’interaction entre les promotores et l’assemblée communautaire est décisive et constitue un canal essentiel d’appropriation collective du processus éducatif. C’est dans l’assemblée que le (ou la) promotor(a) et la communauté scellent leurs engagements réciproques ; c’est là que sont discutées les orientations éducatives et que l’on s’efforce de résoudre d’éventuelles difficultés. Ainsi, l’une des principales réussites de cette expérience est de faire en sorte que l’éducation devienne véritablement l’affaire de tous, avec un engagement réel dans la construction d’une pratique éducative qui réinvente en permanence son propre processus. L’expérience éducative zapatiste n’est pas exempte d’une certaine reproduction des modèles scolaires traditionnels. Il est clair qu’elle n’a pas opté pour une logique d’apprentissage déscolarisé. Au contraire, la demande des communautés et des parents semble plutôt avoir incliné vers une appropriation du modèle scolaire préexistant, ce qui implique une double dimension de reproduction et de reformulation. Dans le même temps, la pratique éducative zapatiste a conduit à une profonde subversion du modèle scolaire dominant. En premier lieu, il est évident que cette pratique diffère fortement du système éducatif étatique, dont les enseignants sont généralement ignorants du monde indigène et enclins à reproduire le mépris constitutif du colonialisme interne mexicain. Et tandis que les réformes néolibérales successives ont intensifié la soumission de l’éducation aux logiques de modernisation, ce qui en fait un instrument de l’ethnocide des formes de vie indiennes, l’éducation autonome s’enracine dans la réalité des communautés comme dans la lutte pour d’autres mondes possibles. Dans ce contexte, il y a moins contradiction qu’entrelacement entre l’éducation scolaire, la réalité sociale communautaire et les apprentissages extra-scolaires. Cela implique notamment l’adaptation des rythmes scolaires à ceux de la vie collective (par exemple, la principale période de vacances correspond à la récolte du café qui mobilise tous les membres de la famille, enfants compris). Plus largement, l’enseignement scolaire est en grande partie pensé à partir de la réalité concrète de la vie communautaire et comme une préparation à celle-ci (connaissance des milieux naturels du territoire, santé, valeurs de la communauté, lutte zapatiste, problèmes concrets exigeant l’usage des mathématiques, etc.). Plus important encore est le fait de ne pas séparer l’éducation des autres formes d’apprentissage que les enfants peuvent expérimenter, notamment par la participation aux activités productives familiales et par l’assistance, à partir d’un âge précoce, aux assemblées. Que cela apparaisse comme une préoccupation explicite des adultes permet une étroite association entre éducation scolaire et apprentissages communautaires – ce qui rompt avec l’une des caractéristiques du modèle scolaire classique, à savoir sa prétention au monopole du savoir légitime. Et si l’école s’inscrit dans la communauté, il ne faut pas oublier que la communauté elle-même est école. Une autre dimension remarquable tient au statut des promotores, qui ne sont pas érigés en professionnels de l’éducation ; leur charge n’implique qu’une spécialisation restreinte dont les effets sont encadrés par le maintien d’un mode de vie intégré à la communauté. Les zapatistes expliquent qu’on ne les appelle pas « maestros », parce que ce sont des gens simples et non des « spécialistes de l’éducation » (GA2). Ils restent liés, d’une manière ou d’une autre, au travail de la terre et continuent de partager le mode de vie de la communauté. Leur formation initiale a été relativement brève et ils sont bien souvent très jeunes, ce qui contribue à atténuer la distance entre les élèves et eux. À cela s’ajoute le faible degré d’institutionnalisation du système éducatif qui cherche sa voie au milieu d’importantes difficultés et incertitudes, ce qui implique une reformulation constante du travail des promotores . Ainsi, la relative déspécialisation de la figure enseignante est assurément l’un des vecteurs de la subversion du modèle scolaire conventionnel. On peut aussi insister sur le caractère véritablement interculturel de l’éducation autonome, sans pour autant que ses acteurs aient jamais recours à cette notion (à l’inverse de l’éducation promue par l’État mexicain qui arbore volontiers la bannière de l’interculturalité, mais ne va généralement pas au-delà). L’éducation zapatiste peut être considérée comme interculturelle parce qu’elle part de ce qui est propre, de la valorisation de la communauté et du monde indien, avec ses langues et ses cultures, tout en se refusant à s’enfermer dans cette dimension. La communauté et le monde indien ne sont pas son seul horizon. La lutte zapatiste invite aussi à s’approprier l’histoire du Mexique et à fraterniser avec les luttes d’émancipation de tous les peuples du monde. Elle implique de comprendre le capitalisme comme un phénomène historique devenu planétaire et d’identifier les autres modes de domination dont l’humanité a eu à souffrir à travers les âges. L’éducation autonome se fonde donc à la fois sur la valorisation et la défense de ce qui est propre et sur le désir de s’ouvrir aux autres. Elle est une tâche constante d’articulation et de confrontation entre des cultures différentes, et tout particulièrement entre les cosmovisions indiennes et les savoirs scientif iques. La conjonction entre les diverses dimensions de la lutte zapatiste permet de concevoir un projet éducatif où se combinent la valorisation critique de la culture indigène, le désir d’appartenance à une nation mexicaine refondée et l’ouverture empathique à l’histoire des peuples du monde. Cette interculturalité rebelle permet à la fois d’intensifier la revalorisation de sa propre culture et de susciter le désir de s’ouvrir à la connaissance des autres mondes qui existent dans le monde. Les difficultés de l’éducation autonome ne doivent cependant pas être occultées. Sa mise en œuvre a impliqué des efforts considérables, réalisés avec quelques soutiens extérieurs mais avec des moyens toujours très limités. Et s’il faut insister sur l’impressionnante mobilisation collective et sur l’engagement déterminé des promotores et promotoras , on ne saurait ignorer la dureté de leur condition. Il arrive que la communauté ne tienne pas ses engagements, ce qui peut être le signe d’une insuffisante attention envers l’éducation ou, plus simplement, de difficultés matérielles à le faire. Même si la communauté respecte sa parole, il arrive que l’aide qu’elle apporte au promotor ne suffise pas, surtout s’il a des enfants. Les promotores ressentent bien souvent le caractère extrêmement pesant de leur tâche, à quoi s’ajoutent, pour certains, le sentiment d’une formation et d’une expérience insuffisantes qui leur font éprouver de grandes difficultés dans leurs tâches éducatives. Si la majorité d’entre eux compensent cette situation par le sens de leur responsabilité, par l’appui que leur donne l’organisation collective de l’éducation autonome et par la conviction qu’ils contribuent à fortifier la lutte zapatiste, ces difficultés peuvent conduire certains promotores à renoncer à leur charge. Une telle décision est toujours prise à contrecœur et elle est souvent vécue comme un manquement à ses propres engagements, accompagné d’un sentiment de honte. Pourtant, ces décisions peuvent avoir des effets positifs imprévus. En effet, après un certain temps, la plupart des anciens promotores d’éducation assument des charges dans d’autres domaines de l’autonomie où leur expérience s’avère très utile, de sorte que cette forme non calculée de rotation des tâches permet d’éviter la spécialisation et la fossilisation du corps enseignant, tout en contribuant à une diffusion plus ample des savoirs acquis dans les tâches éducatives. En tout état de cause, en dépit de ses difficultés et de ses limites, les avancées de l’éducation autonome sont manifestes. Elle a permis d’engager une profonde subversion du modèle scolaire, grâce à son appropriation collective, comme enjeu de la lutte pour l’émancipation, à son articulation avec les pratiques communautaires et à l’invention de modalités singulières des tâches d’enseignement. Enfin, la plus grande réussite de cette mobilisation éducative est certainement d’avoir contribué à la formation des jeunes générations qui ont grandi au sein de l’autonomie. Dotées de subjectivités bien différentes de celles des générations précédentes, elles savent affirmer leur adhésion à l’expérience zapatiste autant que leur désir de continuer à la transformer sans cesse.

✩ À suivre  #4 « Lutte des femmes et transformation des relations de genre » ✩

POSTFACE (2019) – La rébellion zapatiste (Nouvelle édition) par Jérôme Baschet

Évaluation personnelle de l’ouvrage : ⭐⭐⭐⭐⭐

Laisser un commentaire

En savoir plus sur BasculeS

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture