Au cœur de l’expérience zapatiste : la construction de l’autonomie #6

« Mandar obedeciendo » et déspécialisation des tâches politiques

Cette organisation politique se caractérise par une articulation entre le rôle des assemblées, qui est très important, et celui des autorités élues, dont il est dit qu’elles savent « gouverner en obéissant » ( mandar obedeciendo ). Mais quelles sont donc les modalités concrètes d’exercice des tâches de gouvernement qui permettent de faire du principe selon lequel « le peuple dirige et le gouvernement obéit » une réalité effective ? La manière dont les décisions sont élaborées est un premier aspect décisif. Pour s’en tenir au niveau le plus large, le conseil de bon gouvernement doit soumettre toutes les décisions importantes, et notamment les projets dans les différents domaines d’activité de l’autonomie, à l’assemblée de zone. Définie comme la « plus haute autorité » de chaque zone, celle-ci se réunit pendant plusieurs jours tous les deux ou trois mois, avec des assemblées extraordinaires, lorsque cela s’avère nécessaire. Elle est composée de toutes les autorités municipales, des représentants de chaque communauté et des responsables des différents domaines de l’autonomie. Dans certains cas, l’assemblée indique d’elle-même au conseil la décision à prendre ; mais s’il s’agit de projets particulièrement importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il est nécessaire de consulter l’ensemble des communautés. Il revient alors aux représentants de celles-ci de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-retours entre conseil, assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée (notons qu’un accord le plus large possible est recherché, sans exclure, à l’occasion, le recours au vote majoritaire). Ceux qui ont participé aux instances autonomes reconnaissent que ce processus n’a pas toujours été respecté et que les conseils de bon gouvernement ont parfois décidé seuls. Or, « un projet qui n’est pas analysé et discuté par les communautés est voué à l’échec. Cela nous est arrivé », a expliqué le maestro Fidel, lors de l’ Escuelita , avant de conclure, « maintenant, tous les projets sont discutés ». Ajoutons que le fonctionnement de l’autonomie suppose de multiples interactions, qui font intervenir d’autres instances encore. Outre le rôle du Comité clandestin révolutionnaire indigène, sur lequel on reviendra, il faut prendre également en compte plusieurs commissions, dont la « commission de surveillance » de chaque zone, principalement chargée de vérifier les comptes que le conseil de bon gouvernement élabore chaque mois et, de manière récapitulative, chaque année ou chaque semestre. Si, pendant ses premières années d’existence, le conseil de bon gouvernement était souvent perçu de l’extérieur comme l’instance presque unique du gouvernement autonome au niveau d’une zone, il est en réalité fortement encadré et soumis à un jeu d’interactions multiples et de surveillance attentive. Comme l’indique la maestra Marisol, « nous avons confiance dans la Junta de buen gobierno , mais il faut la surveiller pour être sûrs ». C’est là l’expression d’une conscience claire des risques de séparation et de substitution, inhérents à toute délégation de la capacité collective de décider, même lorsqu’il s’agit d’un gouvernement du peuple, exerçant des charges non rémunérées, révocables et conçues comme service à la collectivité. En effet, une instance, quelle qu’elle soit, peut avoir la tentation de prendre des décisions sans mener à bien les consultations requises, ne serait-ce que parce que cela demande davantage de temps et d’efforts. La multiplication des instances, qui s’épaulent et se surveillent mutuellement, est donc un moyen essentiel pour lutter contre les risques toujours possibles de dérive dans l’exercice de l’autogouvernement. Un autre trait important permettant la mise en œuvre du mandar obedeciendo tient à la nature des mandats que reçoivent les membres des conseils. Ils sont conçus comme des «charges» ( cargos ) accomplies pour servir la collectivité, sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel. De fait, personne ne « s’auto-propose » pour de telles fonctions; ce sont les communautés elles-mêmes qui sollicitent ceux ou celles de leurs membres qu’elles estiment en mesure de les exercer. Ces charges sont assumées sur la base d’une éthique réellement vécue qui est constitutive du mode de vie communautaire : chacun sait que la communauté ne peut exister que si tous contribuent à sa reproduction, en participant aux tâches collectives, aux « charges » et au réseau d’obligations réciproques qui la nourrit. Contrastant avec une idée du pouvoir coercitif, cette éthique du service communautaire se décline aussi dans les sept principes du mandar obedeciendo , parmi lesquels «servir et non se servir», «proposer et non imposer», «convaincre et non vaincre ». Enfin, il faut ajouter que les charges sont toujours exercées de manière collégiale, sans grande spécialisation au sein des instances et sous le contrôle permanent de l’ensemble de la population, puisque les mandats, non renouvelables, sont révocables à tout moment, « si les autorités ne font pas bien leur travail ». Enfin, il est essentiel que les hommes et les femmes qui exercent un mandat demeurent des membres ordinaires des communautés. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. S’il y a bien un trait qui caractérise l’autonomie zapatiste, c’est qu’elle met en œuvre une déspécialisation des tâches politiques. Des membres des conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont pu dire : « Ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique » (SDR). Cette non-spécialisation conduit à admettre que l’exercice de l’autorité s’accomplit depuis une position de non-savoir. Les membres des conseils autonomes insistent beaucoup sur le sentiment initial d’être démunis face à la tâche qui leur incombe («personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre »). Mais il est aussitôt souligné que c’est précisément en acceptant de ne pas savoir que l’on peut être « une bonne autorité », qui s’efforce d’écouter et d’apprendre de tous, qui sait reconnaître ses erreurs et accepte d’être guidé par la communauté dans l’élaboration des décisions (GA1). Dans l’expérience zapatiste, confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer constitue le sol concret à partir duquel le mandar obedeciendo peut croître ; et c’est là une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés. Il est maintenant possible de mieux comprendre ce que signifie le mandar obedeciendo. On pourrait s’étonner que la relation gouvernement/peuple continue d’être définie en termes de commandement/obéissance et qu’elle maintienne une extériorité que l’idée même d’autogouvernement devrait dissoudre. Mais le mandar obedeciendo établit une conjonction paradoxale des deux relations (commander/obéir) qui en subvertit le sens : le gouvernement ne peut diriger que dans la mesure où il obéit à la volonté des communautés. Il ne peut imposer ses propres décisions et n’exerce donc pas un pouvoir-sur. On ne peut pas non plus parler d’une véritable séparation entre gouvernement et peuple, dès lors que c’est ce dernier qui dirige et que les instances sont les instruments de son autogouvernement. Pour autant, la compréhension du mandar obedeciendo invite à écarter une lecture purement horizontaliste de l’autonomie zapatiste, qui postulerait un primat absolu des assemblées et une égale participation de tous aux processus d’élaboration des décisions. Les explications données durant l’ Escuelita sont allées jusqu’à nuancer la formulation même du mandar obedeciendo afin d’être tout à fait clair à cet égard : « Il y a des moments où le peuple dirige et le gouvernement obéit ; il y a des moments où le peuple obéit et le gouvernement dirige » ( maestro Fidel). Ceci ne dissocie pas entièrement les deux relations inverses, mais les autonomise en partie en distinguant des moments distincts, tels que la relation fonctionne dans un sens ou dans l’autre : le gouvernement obéit, parce qu’il doit consulter et faire ce que demande le peuple ; le gouvernement commande parce qu’il doit appliquer et faire respecter ce qui a été décidé collectivement, mais aussi lorsque l’urgence oblige, dans un contexte de tension avec l’État mexicain et les groupes hostiles qu’il soutient, à prendre des mesures sans pouvoir consulter. Surtout, un rôle particulier est reconnu aux autorités : un devoir de vigilance, d’initiative et d’impulsion. Pour le maestro Jacobo, « l’autorité va en avant, elle oriente et impulse ; mais elle ne décide pas, ni n’impose ; c’est le peuple qui décide ». Si les conseils municipaux et de bon gouvernement ne peuvent mettre en œuvre que ce qui a été débattu et approuvé par les assemblées, on ne saurait ignorer ou sous-estimer le rôle spécial qui revient aux autorités dans l’élaboration de ces décisions. Et il est raisonnable de supposer que ce rôle ne concerne pas seulement le moment initial où une initiative est proposée et qu’une certaine asymétrie se maintient, tout au long du processus, entre ceux qui œuvrent à faire avancer le projet dont ils ont eu l’initiative et ceux qui, tout en ayant la capacité de le discuter ou de le rejeter, n’ont pas pour autant exactement la même prise sur lui. Au total, il s’agit de penser le rôle spécifique de ceux auxquels le collectif confie temporairement la tâche d’« être autorité» – une autorité sans autoritarisme, qui ne doit pas impliquer commandement ou imposition, mais assure un rôle d’impulsion et de pivot permettant d’intensifier la capacité collective de faire. Il ne s’agit donc ni d’un véritable pouvoir-sur qu’une partie du collectif parviendrait à accaparer et à exercer sur d’autres, ni d’une parfaite horizontalité, qui court le risque de se dissoudre par manque d’initiatives ou de capacité à les concrétiser. L’observation de l’expérience zapatiste invite plutôt à reconnaître l’articulation de deux principes : d’un côté, la capacité de décider réside pour l’essentiel dans les assemblées, en leurs différents niveaux ; de l’autre, à ceux qui assument, de manière rotative et révocable, une charge de gouvernement, on reconnaît un rôle spécial d’initiative et d’impulsion, comme médiation entre la collectivité et sa capacité d’autogouvernement, ce qui ne va pas sans ouvrir le double risque d’une déficience ou d’un excès dans l’exercice de ce rôle.

Ainsi, plutôt que de s’en tenir à l’opposition entre démocratie représentative et démocratie directe, l’autonomie zapatiste invite à analyser une articulation spécif ique entre autorités élues, assemblées de délégués (au niveau de la commune et de la zone) et assemblées communautaires. Un enjeu essentiel tient aux modalités qu’assume la délégation, tant pour les autorités que pour les membres des assemblées supra-communautaires. À cet égard, on proposera d’établir une ligne de démarcation entre des formes de délégation structurellement dissociatives et d’autres qui ne le sont pas ou, du moins, aussi peu qu’il est possible. Articulées à d’autres caractéristiques de la structure sociale, les premières ont vocation à reproduire la séparation entre gouvernants et gouvernés et à capturer la puissance collective au bénéfice des premiers : ainsi, la représentation politique au sein de l’État moderne est-elle l’organisation méthodique de l’absence effective des représentés. Au contraire, les secondes tendent à réduire autant que possible la dissociation entre gouvernants et gouvernés. Encore faut-il indiquer ce qui différencie concrètement les unes des autres. L’expérience zapatiste permet d’insister sur les points suivants : mandats courts, non renouvelables et révocables à tout moment ; absence de personnalisation et exercice collégial des charges; contrôle par d’autres instances ; concentration limitée d’une capacité d’élaboration des décisions qui demeure largement partagée avec les assemblées ; éthique du collectif et capacité d’écoute. Mais il faut surtout insister sur la déspécialisation effective des tâches politiques qui, au lieu d’être accaparées par un groupe spécifique (classe politique, caste fondée sur l’argent, personnalités détentrices d’un prestige particulier, etc.), font l’objet d’une circulation aussi généralisée que possible : « Nous devons tous, à notre tour, être gouvernement » ( maestro Jacobo). Comme on l’a dit, cela suppose notamment de renoncer à lier le choix des délégués à l’évaluation d’une compétence individuelle particulière : assumer que les autorités élues n’en savent pas plus que les autres quant à la chose publique est la condition – ô combien difficile à accepter ! – d’une pleine déspécialisation du politique. Enfin, une autre condition, non moins décisive, tient au fait d’empêcher que le mode de vie de ceux qui exercent temporairement une charge ne se dissocie de celui de tous les autres. C’est la raison pour laquelle, tout au long de leur mandat de deux ou trois ans, les membres des conseils de bon gouvernement (situés dans les centres régionaux, les caracoles , dont les villages peuvent se trouver fort éloignés) accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par périodes de dix à quinze jours, ce qui leur permet de ne pas interrompre trop longtemps leurs activités habituelles et de continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres. C’est une condition jugée indispensable pour garantir la non-spécialisation des tâches politiques et pour éviter que ne réapparaisse une séparation entre l’univers commun et la manière de vivre de ceux qui, fût-ce pour un temps bref et de manière très circonscrite, assument un rôle particulier dans l’organisation de la vie collective. Certes, le risque que la dissociation entre gouvernants et gouvernés en vienne à se restaurer n’est jamais absent. Aussi une politique de l’autonomie ne vaut-elle que par les mécanismes pratiques qu’elle invente sans cesse pour lutter contre ce risque et pour entretenir une dynamique de dispersion des fonctions d’autorité. Que la délimitation entre formes de délégation dissociatives et non dissociatives ne soit jamais tout à fait assurée est bien clair, mais cela n’empêche pas de considérer qu’il s’agit là d’une dualité pertinente. On peut même suggérer qu’elle est le cœur de la distinction entre une politique étatique– fondée sur l’organisation méthodique d’une dépossession de la puissance du collectif et sur la condensation de l’autorité en pouvoir-sur – et une politique non étatique, qui tend à éliminer la dissociation entre gouvernants et gouvernés et lutte sans trêve contre sa reproduction, de sorte que l’exercice de l’autorité puisse demeurer, pour l’essentiel, une manifestation de la puissance collective de faire.

✩ À suivre  #7 « Difficultés et limites de l’autonomie » ✩

POSTFACE (2019) – La rébellion zapatiste (Nouvelle édition) par Jérôme Baschet

Évaluation personnelle de l’ouvrage : ⭐⭐⭐⭐⭐

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