![L’été en France – J’aime Paris quand il tombe](https://bascules.blog/wp-content/uploads/2024/06/capture-decran-2024-06-29-174057.png?w=1024)
Murray Bookchin – juillet 1968
Les barricades ont été enlevées et les pavés remplacés dans leur conception traditionnelle en arc de cercle le long des rues. Les affiches révolutionnaires sont toujours accrochées aux murs, mais elles se détériorent rapidement et nombre d’entre elles sont presque masquées par les tristes appels électoraux du Parti communiste et des gaullistes. Si vous cherchez des radicaux avec lesquels vous vous êtes liés d’amitié avant les événements de mai, beaucoup d’entre eux ont disparu. Dans la plupart des cas, ils se cachent et pas en prison. Porté sur les grands boulevards par le dernier flot de touristes estivaux, on commence à se demander si la réaction n’a pas complètement triomphé de l’esprit de révolution, jusqu’à ce que l’on rencontre ses premiers étudiants universitaires français.
Après avoir discuté pendant des heures avec plus d’une douzaine d’entre eux lors de mes premiers jours à Paris, une chose peut être dite avec certitude : ils ont l’intention de réessayer. Il n’y a aucune preuve de désespoir ou de malaise ; au contraire, une phrase sort de la bouche de chaque étudiant : « Attendez la prochaine fois… » « La prochaine fois » signifie généralement octobre, lorsque les universités et les lycées rouvrent.
Comme pour confirmer ces prédictions, des combats de rue éclatent depuis la veille du 14 juillet le long du boulevard Saint-Michel, de la place de Bastille et le long du boulevard Saint-Germain. Dans la nuit du 13 juillet, l’air au pied de Saint Michel était âcre par les gaz lacrymogènes et les CRS casqués, les « gendarmes » parcouraient le boulevard en formations serrées, arrêtant des personnes jusqu’à trois heures du matin. Sur la place de la Bastille, la foule, composée principalement de jeunes chômeurs, brandissait des drapeaux rouges et était soumise aux gaz et aux matraquages. Les drapeaux rouges n’avaient rien à voir avec les communistes, qui menaient leur propre manifestation du 14 juillet sur l’île de Saint-Louis, bureaucratiquement inconscients des affrontements sur leurs flancs.
La nuit suivante, des rixes réapparaissent près d’Odéon, le long de Saint-Germain, et les affrontements reprennent. Ils ont brûlé un drapeau tricolore en frappant dans leurs mains au rythme du calypso qui signifie « Ce/n’est/qu’un debut/continuons/le combat ! (« Ce n’est que le début. Continuons le combat ! ») Encore des gaz lacrymogènes, des matraquages, des escarmouches dans les rues, des arrestations. L’élan, l’enthousiasme, le courage et la fête de ces foules sont absolument contagieux. Vous savez désormais avec certitude que les gaullistes ont remporté une fausse victoire aux urnes. Le succès électoral du régime n’est qu’une chose faible comparée à cette ardeur révolutionnaire.
En regardant la France depuis l’Amérique, il est difficile de mesurer l’ampleur et l’intensité du mouvement de mai. Quelles qu’aient pu être les revendications initiales qui ont amené les étudiants dans la rue, elles ont depuis longtemps été transcendées par des objectifs d’un caractère extrêmement révolutionnaire. Ces objectifs représentent une rupture décisive par rapport aux exigences soulevées par les révolutionnaires « classiques » de l’histoire. Les révolutions du passé étaient centrées sur le « pain », c’est-à-dire sur la rareté, la survie et le besoin. Le soulèvement étudiant prend son point de départ dans une époque d’abondance potentielle. Ses appels réclament la liberté, la vie, le désir. Les murs de Paris, griffonnés de peinture noire et rouge, proclament des slogans enivrants comme :
- « De l’imagination au pouvoir »
- « La vie sans temps morts »
- « La culture est l’inversion de la vie »
- « La société est une fleur carnivore »
- « Fin du travail »
- « Créativité, spontanéité, vie »
À l’intérieur même de la Sorbonne, un slogan dessine le contour d’une grande alcôve classique au pied de l’escalier menant à l’auditorium principal. « Je prends mes désirs pour la réalité, car je crois en la réalité de mes désirs. » Les slogans de ce genre sont si nombreux qu’ils constituent le contenu de plusieurs livres récemment publiés. En effet, des livres sur Mai, des collections de photographies et d’affiches, des recueils de manifestes et de documents, un excellent bi-hebdomadaire, les Cahiers de Mai, qui fouille les détails du mouvement étudiant-ouvrier dans toute la France, de nouveaux périodiques comme L’Enragé et le fougueux , plus authentique L’Action, s’entassent sur les librairies et les kiosques. Le Magazine Littéraire, l’équivalent du Saturday Review en Amérique, a découvert les anarchistes et la couverture de son dernier numéro proclame « Les anarchistes, d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?
La fièvre de la lecture s’est emparée de la ville. Tout le monde achète ce matériel – en partie exploité de manière évidente par l’industrie de l’édition, mais en grande partie étonnamment bon et informatif. Les œuvres de Marcuse, pratiquement inconnues de la plupart des étudiants français jusqu’aux événements de mai, ont été présentées par la presse bourgeoise comme la principale « influence » intellectuelle de la révolte. Alors maintenant, il y a une soudaine ruée vers les traductions françaises de ses livres.
Le fait est bien sûr que les événements de mai sont passés d’un effet à une cause. Non seulement il s’agit d’événements à part entière, mais ils ont également accéléré le métabolisme social du pays tout entier, ajoutant ainsi une dynamique encore plus grande à la crise. Loin de clore cette phase remarquable du développement révolutionnaire de la France, ils ont ouvert une nouvelle ère d’espoir, de passion et de découverte de soi. Des millions de personnes en France ont été éveillées à un nouveau sentiment de pouvoir sur le système social, et pour un nombre incalculable, cet éveil révolutionnaire a convergé vers une résolution visant à aborder le conflit à un niveau encore plus avancé.
Le gouvernement le sait et a tenté d’empêcher la diffusion des informations sur la révolte. La presse n’a pas été touchée, mais les films retraçant les événements sont de facto interdits. La police recherche les images cinématographiques des événements tournées par des cameramen radicaux, et si elles sont trouvées, ces images seront sûrement confisquées. Les projections publiques sont interdites.
Le gouvernement a également interdit le Mouvement du 22 mars (le plus militant et le plus authentique des groupes étudiants issus des événements de mai), un certain nombre de groupes anarchistes, la JCR trotskyste (Jeunesse communiste révolutionnaire), les maoïstes et, curieusement, le FER (Fédération des étudiants révolutionnaires), un autre groupe trotskyste qui est aujourd’hui profondément détesté en raison de ses méthodes de manipulation bureaucratique et de ses efforts pour détourner les étudiants des combats de barricades vers des manifestations ordonnées.
Depuis les événements de mai, même si la répression n’a pas été dure. De violents passages à tabac ont eu lieu lors des premiers combats de rue sur les barricades et dans les prisons. Les articles de presse faisant état de brutalités policières, abondamment rapportés dans presque tous les journaux, ont grandement embarrassé le régime et une certaine retenue est désormais manifeste. Le travail de la police s’est principalement concentré sur la recherche de l’identité des « nouveaux » radicaux et sur les « nouveaux » mouvements qui ont contribué au soulèvement. Ayant soudain découvert une menace à son existence même, l’État s’empare de l’ensemble du corps étudiant, rassemblant des informations sur ses « dirigeants », sur les « fauteurs de troubles » et sur les « enragés ». Apparemment, ce sont ces personnes que la police prévoit de « récupérer » si ou quand la « prochaine fois » arrivera.
La futilité de cette enquête est évidente : « eux », les « dirigeants », sont partout. En cas de nouveau soulèvement, la police devrait arrêter la plupart des huit millions de jeunes français âgés de 16 à 21 ans – et pas seulement les étudiants qui ont initié le soulèvement, mais aussi les jeunes travailleurs qui ont dirigé le soulèvement, la grève générale et saisie des usines. Il faudrait pour cela changer les bases mêmes de la société française, voire dissoudre l’appareil d’État lui-même. Car ce que veulent aujourd’hui ces jeunes ne peut plus être satisfait par une voiture, une petite boîte en banlieue ou une carrière sûre dans une société bureaucratique et manipulée. Ce qu’ils veulent, selon les mots de Stephen Spender, c’est une révolution qui soit assimilée « à la spontanéité, à la participation, à la communication et à l’amour de la jeunesse ». Les relations nouvellement nouées entre étudiants et jeunes travailleurs « met en scène une lutte non pas tant entre les intérêts prolétariens et capitalistes qu’entre les forces de la vie et le poids mort et oppressif de la bourgeoisie. Ils sont contre la société de consommation, le paternalisme, la bureaucratie, les programmes impersonnels des partis et les hiérarchies statiques des partis. La révolution ne doit pas se figer. C’est la révolution permanente.
C’est cette révolution permanente – conçue non comme une formule sectaire mais comme une totalité, comme une révolution envahissant et changeant tous les aspects et tous les recoins de la vie – qui s’infiltre désormais à travers la France. La jeunesse française ne réclame pas la « prise du pouvoir », mais sa dissolution : elle ne réclame pas la conquête de « l’histoire », mais le droit de chaque individu à contrôler toutes les conditions de sa vie quotidienne.