On l’entend partout ces jours-ci: c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et là où beaucoup s’affligeaient de ne voir que le marécage stagnant d’une majorité dite silencieuse et passive ont surgi mille torrents impétueux et impré-visibles, qui sortent de leur cours, ouvrent des voies inimaginables il y a un mois encore, renversent tout sur leur passage et, malgré quelques dévoiements initiaux, démontrent une maturité et une intelligence collective impressionnantes. C’est la force du peuple lorsqu’il se soulève, lorsqu’il reprend sa liberté. C’est une force extraordinaire et ce n’est pas pour rien que l’on invoque tant 1789, mais aussi 1793 et les sans-culottes. Ami.e.s gilets jaunes, vous avez déjà écrit une page glorieuse de l’histoire de notre pays. Et vous avez déjà démenti tous les pronostics d’une sociologie compassée sur le conformisme et l’aliénation du grand nombre.
Mais qu’est-ce donc que ce « peuple» qui, d’un coup, se réveille et se met à exister? Rarement comme aujourd’hui le mot aura paru aussi juste, même à ceux d’entre nous qui pourraient le juger périmé, parce qu’il a trop souvent servi à capturer la souveraineté au profit du Pouvoir d’en-haut, et qu’il peut aujourd’hui faire le jeu des populismes de droite ou de gauche. Quoi qu’il en soit, dans le moment que nous vivons, c’est Macron lui-même qui a redonné au peuple à la fois son existence et sa plus juste définition. Le peuple qui se soulève aujourd’hui et qui est bien décidé à ne plus s’en laisser conter, c’est toutes celles et tous ceux qui, dans l’esprit dérangé des élites qui prétendent nous gouverner, ne sont rien1. Cette arrogance et ce mépris de classe, on l’a dit mille fois déjà, sont l’une des raisons les plus fortes pour lesquelles Macron, hier adulé par certains, est aujourd’hui si profondément haï.
Précisons qu’il n’est question ici ni du peuple de l’uniténationale, si souvent dressé contre ceux d’autres nations, ni non plus du peuple de l’identité nationale, communiant dans le rejet et la haine des « étrangers ». Le peuple qui surgit dans un moment comme le soulèvement des Gilets Jaunes n’a rien d’unanimiste. C’est une notion décentrée, dynamique et radicalement politique. Le peuple, cela peut être tout le monde, à l’exception de ceux qui contribuent à opprimer le peuple. ↩︎
Voilà ce que le soulèvement en cours a déjà démontré: celles et ceux qui ne sont rien sont capables de réaffirmer leur dignité et, par la même occasion, leur liberté. Et surtout, ils savent – nous savons désormais que nous préférons n’être rien aux yeux d’un Macron plutôt que de réussir dans son monde cynique et hors-sol. Voilà bien ce qui pourrait arriver de plus merveilleux: que plus personne ne veuille réussir dans ce monde-là et, par la même occasion, que plus personne ne veuille de ce monde-là. Ce monde où, pour que quelques-uns réussissent, il faut que des millions ne soient rien, rien que des populations à gérer, des surplus qu’on balade au gré des indices économiques, des déchets que l’on jette après les avoir pressés jusqu’à la moelle. Ce monde où la folie de l’Économie toute-puissante et l’exigence de profit sans limite aboutissent à un productivisme compulsif et dévastateur, c’est celui qui – il faut le dire aussi – nous conduit vers des hausses des températures continentales de 4 à 6 degrés, avec des effets absolument terribles dont les signes actuels du dérèglement climatique, pour sérieux qu’ils soient déjà, ne sauraient nous donner une idée véritable et que nos enfants et petits-enfants auront à subir. Si ce n’est pas là l’urgence qui nous soulève aujourd’hui, c’est celle qui nous soulèvera demain si le mouvement actuel échoue à changer profondément les choses.
Parmi les autres détonateurs du soulèvement en cours, il y a l’injustice, fiscale d’abord et désormais plus largement sociale, qui est ressentie comme intolérable. Bien sûr, l’accentuation vertigineuse des inégalités résulte des politiques néolibérales menées depuis des décennies, mais jusque-là on avait toléré, accepté. Maintenant, non. Trop c’est trop. Et quand on commence à ne plus accepter l’inacceptable, on ne peut pas s’arrêter à mi-chemin… Il faut cependant ajouter la chose suivante: Macron, notre pauvre Ju-par-terre, il fait juste son job. Il veut seulement être le premier de la classe dans un système où les Etats sont subordonnés aux marchés financiers et où la seule façon pour un gouvernement de s’en sortir un peu moins mal que ses voisins est d’attirer davantage de capitaux. Alors,il faut faire le tapin, racoler en montrant ses plus beaux avantages fiscaux, balancer aux orties toutes les protections sociales, promettre aux investisseurs la main-d’œuvre la plus consentante et le meilleur profit possible. C’est ce qui explique les cadeaux faits aux plus riches et aux grandes entreprises (bien plus que la fameuse théorie du ruissellement qui prend l’eau de toutes parts). La politique de Macron, et qu’un autre mènerait à sa place, est donc l’effet d’un système-monde dominé par la force de l’argent, l’exigence de rentabilité et de performance et la logique productiviste qui en découle. Ce que nous devons abattre va au-delà du petit Macron, tout cul par terre qu’il soit. Qu’il parte ne sera qu’un (très bon) début.
La puissance du soulèvement actuel tient également au refus de la représentation dont il a fait preuve jusqu’à présent. A son refus d’être représenté. A son refus de toute récupération politicienne. A sa conscience que la démocratie représentative est devenue une farce,qui consiste à choisir soi-même ceux qui vous trompent et vous méprisent, à se faire déposséder d’une capacité individuelle et collective dont on découvre maintenant qu’on peut la reprendre. Maintenir cette attitude avec fermeté, face à toutes les manceuvres déjà en cours, sera un rude défi. Mais pour l’heure, les appels à une démocratie véritable se multiplient: en clair, le pouvoir au peuple, pour le peuple, par le peuple. Les initiatives fleurissent partout: appel à former des comités populaires, avec leurs assemblées régulières, à construire des maisons du peuple sur les places publiques pour débattre mais surtout pour s’organiser concrètement. On parle de destitution. On parle de sécession. On parle de communes libres. On souligne qu’il ne faudra surtout pas, une fois Macron parti, le remplacer par un autre, puisqu’il s’agit de reprendre en main, par nous-mêmes, l’organisation de nos vies. On parle de s’inspirer de la cité athénienne, de la Commune de Paris, du Chiapas et du Rojava.
Et c’est pourquoi j’écris cette lettre, depuis le Chiapas. Parce qu’ici, au sud du Mexique, la rébellion fleurit depuis 25 ans. Il y a 25 ans, le 1″ janvier 1994, les indiens mayas zapatistes, ceux qui n’étaient rien,les plus petits, les invisibles de toujours, ceux qui ont dû se couvrir le visage pour qu’on les voie enfin, se sont soulevés au cri de «YA BASTA!». «Ça suffit!» aux politiques néolibérales et au Traité de Libre Commerce d’Amérique du Nord qui entrait en vigueur ce jour-là; « ça suffit!» au pouvoir tyrannique qui s’imposait au peuple depuis 70 ans; «ça suffit!» à cinq siècles de racisme, de mépris et d’oppression coloniale. Pendant un temps, les zapatistes ont dialogué avec les autorités mexicaines et ont même obtenu la signature d’un accord en 1996; mais les gouvernements successifs ne l’ont jamais mis en œuvre. Alors, les zapatistes ont décidé de mettre en pratique par eux-mêmes leur aspiration à l’autonomie, qui n’est pas du tout une manière de se séparer d’un pays qui est le leur, mais une sécession par rapport à une certaine forme d’organisation politique et institutionnelle. Ce qu’ils ont mis en place, c’est précisément un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Un auto-gouvernement des gens ordinaires, impliquant une dé-spécialisation de la politique. Ils ont formé leurs propres instances de gouvernement et leurs assemblées, au niveau des communes libres comme au niveau des régions. Leurs propres instances de justice qui résolvent les problèmes par la médiation. Leurs propres écoles et leurs propres centres de soin, dont ils ont entièrement repensé le mode de fonctionnement.
Et ils le font non pas pour répondre aux nécessités d’un système national et mondial fondé sur le profit et le pouvoir de quelques-uns. Ils ne cherchent pas à être performants. Ils ne cherchent pas à être compétitifs. Ils ne cherchent pas à réussir dans le monde des technocrates et des gestionnaires de tous poils. Ils veulent seulement que toutes et tous puissent vivre modestement mais dignement. Que tous et toutes soient non seulement écouté.e.s mais participent activement à l’organisation de la vie collective. Ils veulent seulement que la logique folle de l’Économie ne laisse pas à leurs enfants et aux nôtres un monde dévastéet invivable; et, pour cela, ils se préparent à résister à la tourmente qui s’approche.
Alors, oui, il est démontré, au Chiapas, mais aussi ailleurs et dans bien des pages de l’histoire de France que le peuple qui se soulève peut reprendre son destin en main. Il n’a pas besoin des hommes politiques ni des institutions représentatives qui ne font rien d’autre que le déposséder de sa puissance. Il peut s’organiser par lui-même, former des communes libres, déterminer à nou-veau frais la manière dont il entend vivre, car il est acquis qu’on ne veut plus vivre comme on I’a fait durant tant d’années. L’exercice de cette liberté n’a rien d’aisé, mais ce que je peux dire, depuis le Chiapas, c’est qu’il donne aux rebelles un formidable sentiment de fierté, fait éprouver la force de la dignité retrouvée et la joie qui s’attache à la découverte de ce que permet la puissance collective.
Justice. Vie digne pour toutes et tous. Pouvoir du peuple. Cela suppose de ne plus se laisser berner par la farce de la démocratie représentative – ni même par les promesses peut-être à venir d’une nouvelle constituante – et de ne plus consentir à reproduire un monde dominé par l’exigence productiviste et consumériste de l’Economie.
Vive la digne rage de celles et ceux qui ne sont rien!
Dehors les Macrons et autres apprentis-jupiter!
Mort au système inique, destructeur et inhumain qu’ils servent!
Vive la puissance du peuple qui se soulève et s’organise par lui-même et pour lui-même!
San Cristobal de Las Casas, décembre 2018
An 25 du soulèvement zapatiste
An 1 du soulèvement des gilets jaunes
et des colères de multiples couleurs
Écrit sous l’effet du soulèvement des Gilets jaunes, le présent livre argumente que ce mouvement, tout comme les mobilisations pour le climat dont l’essor est presque simultané, est annonciateur de nouvelles formes d’explosion sociale qui sont vouées à se multiplier au cours des années à venir. Si l’on récuse l’idée d’un effondrement fatal et déjà acquis, la mise en évidence d’une dynamique de crise structurelle implique que l’emprise du monde de l’économie peut continuer à se perpétuer, quoiqu’au prix d’une décomposition politique et sociale, d’une pression sur les « ressources humaines » et d’une dévastation écologique sans cesse exacerbées.
Aujourd’hui, notre chagrin cherche une place dans vos cœurs.Nos pensées demandent peu, seulement que vous ne reteniez plus votre désir de retrouver cette dignité perdue.Nous demandons seulement qu’un petit morceau de votre cœur soit zapatiste.Qu’il ne sera jamais épuisé.Qu’il ne se rend jamais.Qu’il résiste.Que vous continuiez à vos places et avec vos moyens, à lutter pour toujours pour que la dignité et non la pauvreté soit la moisson aux quatre coins de notre nation.
–extrait d’un communiqué de l’EZLN, 1994.
MaryAnn Tenuto Sánchez a donné une grande partie de son cœur à la cause zapatiste. La dernière fois qu’elle est revenue d’une délégation à la tête d’une rencontre avec les communautés zapatistes du Chiapas, elle a partagé une conversation qu’elle a eue avec des membres d’un conseil zapatiste de bon gouvernement qui lui ont demandé : combien de temps comptez-vous travailler avec les communautés zapatistes ? Elle a répondu : Jusqu’à ma mort.
Et aujourd’hui, notre tristesse se tourne vers ce lieu du cœur zapatiste pour pleurer la perte et célébrer la vie de MaryAnn Tenuto-Sánchez.
Membre fondatrice du Comité de soutien du Chiapas, MaryAnn Tenuto Sánchez est décédée le 1er octobre 2023, après une intense bataille contre le cancer à Oakland, en Californie. Elle était accompagnée de sa famille et de ses amis les plus proches. MaryAnn aurait eu 87 ans en novembre prochain.
Les membres du Comité Chiapas expriment leurs plus sincères condoléances à sa famille et à ses amis et transmettent son courage et son activisme aux communautés zapatistes pour qu’elles restent avec nous.
Le décès de MaryAnn est une profonde perte pour sa famille, notre communauté et le travail de solidarité zapatiste aux États-Unis. Grâce à son travail au sein du Comité de soutien du Chiapas, MaryAnn a créé et soutenu des chemins et des relations entre les communautés zapatistes au-delà des frontières. Elle a travaillé avec ferveur pour dénoncer et mettre fin à la violence et aux guerres menées contre les zapatistes depuis 1994. Et elle a travaillé avec encore plus de ferveur pour organiser et exprimer sa solidarité avec les zapatistes.
MaryAnn était la dirigeante et la fondatrice du Comité de soutien du Chiapas (CSC) à Oakland, en Californie, et était active dans le mouvement de solidarité zapatiste depuis le milieu des années 1990. Elle est devenue active d’abord au sein du Comité Emiliano Zapata de 1995 à 1998. Le Comité Emilano Zapata (CEZ) était un membre fondateur de la Commission nationale zapatiste pour la démocratie au Mexique ( NCDM , un réseau de soutien populaire zapatiste basé aux États-Unis et lancé après le soulèvement de 1994).
MaryAnn a participé aux travaux du CEZ et aux rassemblements nationaux du NCDM. Elle a assisté à la Rencontre intercontinentale de l’EZLN pour l’humanité et contre le néolibéralisme, surnommée l’Intergaláctica, dans la forêt tropicale de Lacandón en juillet 1996 au sein d’une délégation du NCDM. Elle fonde ensuite le Comité de soutien du Chiapas en 1998 et noue d’abord une relation de sœur à sœur avec la communauté de San Manuel, en territoire zapatiste. Puis, avec le CSC, elle travaille à organiser, informer, éduquer et rassembler les gens en solidarité avec les zapatistes. Elle a contribué à collecter des fonds pour soutenir les projets autonomes des communautés zapatistes.
MaryAnn, avec un collectif de membres du CSC, a également organisé et dirigé diverses délégations au Chiapas entre 1998 et 2018 pour rencontrer et apprendre des luttes des communautés zapatistes pour l’autonomie et la justice foncière. Avec le CSC, elle a également facilité les échanges et les rencontres à Oakland avec des dirigeants autochtones basés au Mexique et des militants du Congreso Indígena Nacional (CNI) et d’autres organisations de solidarité et de soutien zapatiste dans la région de la Baie et aux États-Unis.
Au cours des dernières années, elle s’est attachée à suivre de près les développements et les événements au Chiapas et au Mexique. MaryAnn est devenue très bien informée et une autorité sur la dynamique du mouvement zapatiste ainsi que sur la situation et les développements impactant le Chiapas et le Mexique. Elle a été conférencière sur les zapatistes, présentant des analyses et des informations lors de diverses réunions, conférences et organisations du mouvement pour la justice sociale.
MaryAnn a écrit continuellement sur le Chiapas et le Mexique. Elle a publié des traductions opportunes de rapports, d’écrits et d’analyses d’activistes, d’écrivains, d’organisations et de dirigeants clés du mouvement zapatiste et des luttes communautaires sur Compa Manuel , le blog du CSC. MaryAnn a parcouru des rapports en ligne, des journaux, des interviews, des vidéos et des revues pour lire et étudier l’organisation et les analyses des zapatistes, leurs projets autonomes et les différentes initiatives et luttes de construction de mouvements qui ont élevé le pouvoir et les voix autochtones.
MaryAnn a écrit ses propres analyses pointues des luttes cruciales menées par les communautés zapatistes et autochtones. Alors même qu’elle luttait contre le cancer, elle a continué à traduire des articles et des rapports sur l’évolution de la situation au Chiapas jusqu’à quelques semaines avant de tomber trop malade pour le faire.
MaryAnn Tenuto-Sánchez, présente .
MaryAnn Tenuto-Sánchez avec des amis lors d’une réunion de poésie à l’entrepôt AKA Books à la fin des années 1990. ((Photo d’Arnoldo García.)
MaryAnn Tenuto-Sánchez est née le 21 novembre 1936 à Indianapolis, Indiana, et a été adoptée nouveau-née par Catherine et Andrew Goes. Ses parents l’ont élevée dans une communauté rurale et lui ont inculqué des valeurs qui ont façonné son engagement de toute une vie à œuvrer pour la justice dans les communautés ouvrières.
Elle a passé son enfance à South Bend, Indiana et a déménagé au Michigan avec ses parents. Là, MaryAnn a fréquenté l’Université du Michigan où elle a obtenu un baccalauréat en travail social en 1958. Elle a déménagé à Chicago où elle s’est mariée en 1959 et a été assistante sociale pour des œuvres caritatives catholiques. Elle a donné naissance à quatre fils : Frank, John, Michael et Robert.
Elle retourne ensuite avec sa famille à Indianapolis où elle vécut jusqu’en 1968 avant de retourner à nouveau à Chicago.
Dans l’Indiana, elle a travaillé comme bénévole lors de la campagne présidentielle de Robert F. Kennedy en 1968, ce qui a stimulé son activisme. MaryAnn s’est inspirée des mouvements pour les droits civiques et contre la guerre de la fin des années 1960 et du début des années 1970 pour en devenir une participante active. MaryAnn a divorcé en 1971 et a déménagé avec ses quatre fils à Oakland, en Californie, plus tard cette année-là, dans le but exprès de se rapprocher de l’un des centres nationaux d’organisation du mouvement anti-guerre américain.
En Californie, MaryAnn a continué à travailler comme travailleuse sociale, fournissant des services dans le comté de Contra Costa et s’est impliquée dans les négociations collectives de son syndicat. Émue par son expérience mais aussi par les différentes luttes auxquelles sont confrontés sa famille et sa communauté, elle a décidé d’aller à la faculté de droit et de devenir avocate. Elle a obtenu son diplôme en droit de la Golden Gate University de San Francisco en 1979.
MaryAnn a d’abord travaillé pendant dix ans comme conseillère juridique en chef du syndicat des employés de l’Université de Stanford. Ensuite, elle a travaillé comme avocate pour le National Treasury Employees Union (NTEU) pendant les années suivantes, représentant les travailleurs de l’IRS jusqu’à sa retraite en 1998.
Après avoir pris sa retraite, MaryAnn a consacré sa vie à plein temps au mouvement indigène zapatiste du Chiapas jusqu’à sa mort.
MaryAnn laisse dans le deuil son mari, José Sánchez; ses quatre fils, Frank, John, Michael et Robert ; et cinq petits-enfants et six arrière-petits-enfants. (Voir le témoignage de son fils pour plus de détails.)
Le Comité de soutien du Chiapas poursuivra le travail et le dévouement dont a fait preuve MaryAnn Tenuto Sánchez. Et, en imitant son exemple, nous continuerons à renforcer les relations entre nos communautés d’ici et les communautés zapatistes du Mexique.
MaryAnn Tenuto Sánchez, présente .
Hommages à MaryAnn Tenuto-Sánchez de la part de son fils et des membres du Comité de soutien du Chiapas
Oui, vous pouvez emprunter deux voies, mais à long terme,il est encore temps de changer de route…
Michael Tenuto : Je suis le fils de Mary Ann Tenuto-Sánchez. Vous trouverez ci-dessous l’histoire de la vie de notre mère. Nous avons pensé qu’il serait approprié de la partager avec les gens, comme nous avons partagé notre mère avec les habitants du Chiapas, au Mexique.
MaryAnn Tenuto-Sánchez est née le 21 novembre 1936. Adoptée par Catherine et Andrew Goes en 1936 dans l’Indiana. Sa petite enfance s’est déroulée à South Bend, Indiana, où elle a fréquenté des lycées et des lycées catholiques. Elle a déménagé à Lake Charlevoix, Michigan avec ses parents et a fréquenté l’Université du Michigan dont elle a obtenu son diplôme avec distinction en 1958. MaryAnn a déménagé à Chicago pour travailler comme assistante sociale, s’est mariée et a eu quatre enfants, tous des garçons.
Mary Ann laisse dans le deuil ses fils Frank Tenuto 64 ans, John Tenuto 62 ans, Michael Tenuto 61 ans, Robert Tenuto 60 ans et cinq petits-enfants, Steven, Christina, Alyssa, Michael Jr., Daphné, et six arrière-petits-enfants, Mason, Allison, Madison. , Liam, Kenah, Halle et son deuxième mari José Sánchez. MaryAnn et José se sont mariés en avril 2001.
En 1971, MaryAnn a déménagé à Oakland, en Californie, avec ses quatre garçons. MaryAnn a travaillé de 1972 à 1979 comme assistante sociale pour le comté de Contra Costa, en Californie. MaryAnn est allée à la faculté de droit du Golden Gate en 1981 et a été admise au barreau de Californie en 1984. MaryAnn a travaillé à l’Université de Stanford pour représenter les travailleurs de l’Université de Stanford entre 1979 et 1989. MaryAnn a pris sa retraite en 1999, après avoir travaillé comme avocate au sein du National Treasury Employees Union (NTEU) pendant 10 ans. Au NTEU, elle a représenté les travailleurs fédéraux auprès de l’IRS de Fresno, en Californie, et d’Ogden, dans l’Utah.
MaryAnn avait la passion d’aider les personnes défavorisées et défavorisées, peu importe qui et où elles se trouvent.
MaryAnn s’est particulièrement intéressée à la population du Chiapas au Mexique en 1994. Elle a fondé le Comité de soutien du Chiapas en 1998. MaryAnn s’est rendue au Chiapas à plusieurs reprises entre 1994 et 2015. Elle collecterait des fonds avec les autres membres du Comité de soutien du Chiapas, apporterait l’argent aux habitants du Chiapas Mexique pour financer des cliniques, des fournitures pour les cliniques, un entrepôt, des camions, des toros.
Une amie chère de notre mère nous a raconté une belle histoire sur les toros. Notre mère avait apporté beaucoup d’argent aux habitants du Chiapas et ils ont acheté un tas de toros (taureaux). Comme les gens avaient besoin d’argent pour construire la clinique, ils vendaient les toros. Pendant la construction de la clinique, les toros s’accoupleraient et formeraient des bébés toros, ce que l’on appelle les intérêts sur l’investissement initial. MaryAnn a visité le Chiapas et s’est demandé où se trouvait la clinique et le leader de la communauté a montré les toros. Mary Ann s’inquiétait de ce qu’elle allait dire au Comité de soutien du Chiapas. Finalement, la clinique a été construite et il restait des taureaux à la communauté du Chiapas au Mexique. C’est un bon exemple de laisser la communauté décider comment allouer ses propres ressources.
Notre mère aimait les habitants du Chiapas au Mexique, tout autant qu’elle aimait ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Elle a toujours choisi la grande route et a dit à tous ceux qu’elle rencontrait : « vous pouvez toujours changer la route sur laquelle vous êtes », une phrase de sa chanson préférée Stairway to Heaven .
Quelle vie incroyable ! Vous avez mis la barre haute. Repose en paix, maman.
MaryAnn Tenuto-Sánchez, à droite, dirigeant une discussion lors de l’un des ateliers éducatifs « Gaufres et zapatisme » du CSC en 2019. (Photo : Arnoldo García.)
Evette Padilla : Je n’oublierai jamais la première fois que j’ai rencontré MaryAnn. C’était peut-être pendant l’hiver du début de 2018. C’était pour Waffles & Zapatismo un samedi matin dans le sous-sol froid d’Omni Commons à Oakland. José préparait des gaufres à l’arrière et MaryAnn faisait la présentation. La présentation claire, factuelle et sérieuse de MaryAnn m’a immédiatement fait comprendre qu’elle était une véritable source de zapatisme global et je suis sûr que je n’étais pas le seul membre captivé du public. Sa présentation m’a immédiatement fait savoir que son groupe, le Comité de soutien du Chiapas, était une ressource zapatiste avec laquelle il fallait compter. La richesse de l’histoire zapatiste que MaryAnn a apportée non seulement à mon cerveau et à mon esprit, mais aussi à un grand nombre d’autres membres de la communauté de soutien zapatiste, est réelle et d’une grande importance. Elle a si généreusement partagé sa richesse de connaissances avec beaucoup d’entre nous et je crois que cela fait partie de son héritage et je suis très chanceuse d’avoir été en sa compagnie. Bénédictions pour le voyage avec les ancêtres, MaryAnn.
Roberto Martínez : Ce fut une véritable source d’inspiration d’être témoin du dévouement de toute une vie de MaryAnn à la cause, à la lutte, aux compas zapatistes. En tant que membre du Comité de soutien du Chiapas, j’ai eu l’occasion de travailler aux côtés de MaryAnn et d’en apprendre beaucoup sur le travail acharné, la rigueur et le cœur qui sous-tendent le puissant mouvement que MaryAnn a contribué à mettre en mouvement. Ce n’est pas une tâche simple que de travailler au sein de l’hydre capitaliste et de ses structures extractives et de construire un réseau de soutien à la lutte zapatiste pour l’autonomie. MaryAnn était un pont entre le Chiapas et Oakland – deux endroits où la digna rabia vit et nous pousse à lutter pour un monde meilleur, deux endroits similaires mais différents dans nos luttes et nos approches, mais deux endroits que MaryAnn considérait comme son chez-soi.
MaryAnn a montré l’exemple et nous a montré à quoi ressemblaient la force et le dévouement. Pendant plus de 30 ans, elle a aidé à construire le Comité de soutien du Chiapas et maintenant, alors qu’elle nous tient dans ses bras ancestraux, nous continuerons à faire le travail d’organisation locale, en soutenant les projets zapatistes d’autonomie et en renforçant le pont entre les communautés zapatistes et nous. ici à Oakland.
Merci à MaryAnn. Votre héritage continue.
Elizama Rodas : Je me souviens de MaryAnn comme d’une femme qui racontait des histoires. À travers ces histoires, elle a recherché la compassion et la poursuite de la justice sociale, consacrant d’innombrables heures et étant déterminée à faire connaître au monde les souffrances et les attaques constantes contre la population du Chiapas. Sa mémoire et ses paroles vivront toujours. MAryAnn était une guerrière jusqu’à sa mort.
Repose en paix, MaryAnn
Todd Davies : J’ai connu MaryAnn pendant environ 21 ans, juste avant ma première visite au Chiapas en tant que campeur de la paix en décembre-janvier 2002-2003 jusqu’à sa mort récente. En tant que participante à l’événement, puis membre des délégations du Comité de soutien du Chiapas dans les territoires zapatistes, et en tant que membre du conseil d’administration du CSC pendant 9 ans, j’ai connu MaryAnn comme beaucoup – en tant que fervente défenseure et travailleuse de la cause de l’autonomie zapatiste, et pour la solidarité d’en bas à travers les États-Unis et le Mexique. Sur le plan personnel, elle a été pour moi une amie et un mentor extraordinairement gentil, car j’ai appris de ses années d’expérience en tant que militante. Nous avons voyagé ensemble, participé à d’innombrables réunions et événements et passé du temps avec d’autres militants pendant plus d’une décennie. Et même si elle n’a pas pu s’y rendre elle-même en 2013, MaryAnn a obtenu des invitations pour moi et d’autres personnes pour assister à l’ Escuelita zapatiste qui a changé ma vie cet été-là. Je n’oublierai jamais ces expériences.
Je pense que la plus grande leçon que MaryAnn m’a apprise dans ma propre vie a été l’exemple de sa retraite. Lorsque je l’ai rencontrée, elle avait 65 ans et s’organisait depuis près de 5 ans avec le Comité de soutien du Chiapas. Elle m’a dit qu’elle avait pris une retraite anticipée afin de se consacrer à sa plus grande passion politique. En commençant par son implication au sein du Comité Emiliano Zapata au milieu des années 90, et en continuant avec la fondation du CSC en 1998, MaryAnn a contribué à construire une communauté et un mouvement autour de la solidarité zapatiste qui lui ont désormais survécu. Depuis 25 ans, le CSC est une organisation incontournable en matière de plaidoyer, de soutien matériel, d’éducation, de partage d’informations et de relations personnelles entre la Californie du Nord et les zapatistes, et fait partie d’un réseau d’activistes solidaires du monde entier. Le dévouement de MaryAnn au travail du SCC — jusqu’à son décès — m’inspire chaque jour, alors que j’approche de ma propre retraite. J’espère pouvoir utiliser mes propres années d’or de la même manière.
Même si MaryAnn aimait beaucoup sa famille et son mari et parlait souvent d’eux, elle était également dévouée aux gens et aux luttes loin de là où elle vivait. J’en suis venu à comprendre son travail ultérieur comme un beau mélange d’amour sans vergogne pour un peuple et sa terre, et la conviction que la lutte des Mayas pour la liberté est aussi notre lutte. MaryAnn connaissait et pouvait transmettre le sens du zapatisme pour nos propres vies dans la région de la Bahía , et je m’efforce de porter ses principes avec moi dans tout ce que je fais.
Merci pour toujours, MaryAnn. ¡La lucha est là !
Vanessa Nava : À la mémoire de MaryAnn. Pour leur dévouement et leur passion : Rest In Peace
Arnoldo García : Je me souviens de la première fois que j’ai parlé avec MaryAnn au téléphone. Je lui retournais son appel. C’était à la fin de 1995 ou au début de 1996. Et depuis lors, nous avons assisté à des réunions publiques et privées, à des piquets de grève et à des manifestations, à des forums, au rassemblement intergalactique zapatiste au Chiapas à l’été 1996 – où elle a attrapé la grippe et je l’ai aidée à se faire vacciner. à l’arrière d’un petit camion rempli d’autres militants du monde entier qui retournaient à San Cristóbal pour la même raison.
Le dévouement et la volonté de MaryAnn de faire avancer les choses ont toujours été impressionnants. Très peu de personnes pouvaient la suivre et cela n’était pas nécessaire car elle connaissait le travail à accomplir. MaryAnn a réalisé de nombreuses traductions d’analyses et d’informations d’actualité provenant du Chiapas et du Mexique, tenant littéralement des milliers de personnes pleinement informées avec des détails méticuleux. Personne ne pourra remplacer vos chaussures.
Et MaryAnn l’a fait. L’année dernière, elle a partagé l’une de ses dernières conversations avec les compas zapatistes de San Manuel. Lorsqu’on lui a demandé : combien de temps allez-vous faire ce travail de solidarité et d’accompagnement des communautés zapatistes ? MaryAnn a répondu : Jusqu’à ma mort. Même au cours de ces derniers mois, MaryAnn n’a jamais abandonné et a continué à publier des traductions et sa propre analyse. J’apprécie profondément son dévouement et son engagement envers la cause zapatiste et ses communautés.
Je crois que MaryAnn nous accompagnera toujours dans cette lutte de toute une vie et dans ces mouvements pour la vie et la libération. Merci, MAryAnn, d’être vous et de toujours faire de votre mieux pour concrétiser ce en quoi vous croyez
Je vous envoie, vous et tous vos proches, abrazos sin fronteras.
MaryAnn Tenuto-Sánchez, présente ! (21 novembre 1936-1er octobre 2023) Photo : Arnoldo García
Le Comité de soutien du Chiapas souhaite remercier José Sánchez, le mari de MaryAnn, qui a contribué aux détails de l’histoire de MaryAnn. Et à ses fils, petits-enfants et arrière-petits-enfants pour avoir partagé leur vie avec le CSC, la cause et les communautés zapatistes.
La famille Tenuto Sánchez a fait de grands sacrifices et a montré un profond amour à MaryAnn, en l’aidant à partager son cœur et elle avec les zapatistes.
Il faut maintenant, avant de conclure, préciser quels sont les principes de l’autonomie, en tant que politique se construisant hors des formes constitutives de l’État. On a déjà insisté sur la non-séparation entre gouvernants et gouvernés, et notamment sur l’importance d’une modalité non dissociative de la délégation. De manière plus générale, la logique même de l’autonomie a été efficacement condensée par la maestra Eloisa, lors de l’ Escuelita : «Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes. » Elle en confirme ainsi le principe essentiel : nous, les gens ordinaires, sommes capables de nous gouverner nous-mêmes « découverte » qui a comme fâcheuse conséquence, pour ceux d’en haut et pour tous les experts autoproclamés de la politique, de démontrer leur nuisible inutilité ! Surtout, par cette affirmation, qui n’est nullement rhétorique mais exprime l’expérience de la construction de l’autonomie, la maestra Eloisa ne fait rien moins que ruiner les fondements de l’État moderne. Dans le frontispice du Léviathan de Hobbes, villes et campagnes sont vidées de leurs habitants, tandis que la foule des sujets apparaît englobée dans le corps gigantesque du souverain qui domine le territoire : manière de signifier que le peuple n’existe que dans le moment où il se dessaisit de son pouvoir souverain au profit de celui qui incarne l’État. Comme l’analyse G. Agamben, « le peuple est donc l’absolument présent qui, en tant que tel, ne peut jamais être présent et peut donc seulement être représenté. Si à partir du terme grec désignant le peuple, demos , nous appelons adémie l’absence de peuple, alors l’État hobbésien, comme tout État, vit en condition d’adémie perpétuelle ». Dans les formes postérieures de l’État moderne, l’absence du peuple assume des modalités en partie différentes, mais non moins puissantes. Pour Hegel, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner par lui-même ; étant « la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut », il doit s’en remettre, du fait de son ignorance, aux «fonctionnaires supérieurs», seuls capables d’agir dans l’intérêt général ( Philosophie du droit, 301). Aujourd’hui, malgré les principes affichés de la démocratie formelle, il est manifeste que le pouvoir des experts ne fait que s’amplifier toujours davantage. Qu’ils soient plutôt adeptes de la planification par l’État ou davantage portés à célébrer les libertés du Marché, ils sont les agents du monde de l’Économie, de l’aménagement idoine des territoires et de la conduite des populations qu’elle requiert. Dans ce contexte, les mécanismes de la démocratie formelle assurant le choix des gouvernants et des représentants ne font que légitimer un dessaisissement de la puissance collective auquel un zeste de démocratie participative ne changerait rien d’essentiel. On en conclura que l’adémie est consubstantielle à l’État (fût-il « démocratique », au sens restreint de la désignation par élection des gouvernants et des représentants). On pourra alors caractériser l’État comme appareil de capture de la puissance collective – laquelle n’est dénommée «souveraineté» et située, en principe, dans le peuple que pour mieux garantir que ce dernier en soit pratiquement dépossédé. L’État est donc cette machine à consolider la séparation entre gouvernants et gouvernés, à produire l’absence du peuple, afin d’accroître sa oumission à des normes de vie hétéronomes qui, aujourd’hui, sont celles du monde de l’Économie. L’autonomie constitue l’exact opposé d’une politique centrée sur l’État. Elle a pour base la capacité de toutes et tous à se gouverner ; elle est l’art de faire par nousmêmes , à partir d’une dignité partagée qui récuse toute suspicion d’incompétence ou d’ignorance, utilisée pour justifier dépossession et mise à l’écart. Elle suppose aussi de restituer aux tâches de gouvernement une extrême modestie, bien étrangère aux arcanes des structures administratives et aux dispositifs de la gouvernementalité moderne visant la gestion des populations et la conduite des conduites. Un observateur perspicace a pu décrire l’activité des conseils de bon gouvernement de la manière suivante : « Toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par les conseils, formés essentiellement de simples paysans (…) qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement, à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformaient les fonctions publiques en fonctions réelles des communautés , au lieu qu’elles soient les attributs occultes d’une caste spécialisée. » Telle est la description que Marx donne de la Commune de Paris et qui, à quelques mots près (on a tout juste remplacé «Commune» par « conseils » et « travailleurs » par « paysans » ou « communautés »), semble taillée sur mesure pour les instances autonomes zapatistes. Cette déconcertante (et heureuse) simplicité est intimement liée au fait que la mise en œuvre d’un autogouvernement n’a de sens que si elle permet de défendre et de faire croître des formes de vie éprouvées comme propres. Pour toutes ces raisons, il est possible de caractériser les conseils de bon gouvernement des territoires autonomes zapatistes comme des formes non étatiques de gouvernement . D’autres caractéristiques d’une politique de l’autonomie méritent d’être également soulignées. Comme l’a indiqué l’un des maestros de l’ Escuelita, la construction de l’autonomie «n’a pas de fin». Cette affirmation témoigne d’une salutaire conscience de l’incomplétude de l’expérience en cours, en dépit de toutes les avancées de l’autonomie. Mais elle dit davantage : la construction de l’autonomie ne pourra jamais être considérée comme parfaite et achevée – écartant par là toute prétention à créer une société idéale qui pourrait, un jour, proclamer avoir atteint son but et trouvé sa forme pleinement réalisée. Selon toute vraisemblance, une telle proclamation signifierait la mort même de l’autonomie, raison pour laquelle prendre conscience que celle-ci n’a pas de fin s’avère littéralement vital. Affirmer l’impossibilité d’une réalisation achevée de l’autonomie est ce qui nous prémunit contre le risque d’une utopie normative qui prétendrait à la réalisation parfaite de principes définis préalablement et abstraitement. De fait, l’expérience zapatiste suggère la nécessité de remettre sans cesse sur le métier les formes mêmes de l’autonomie, afin de lutter contre le danger toujours latent de séparation entre gouvernants et gouvernés et contre le risque de pétrification de toute réalité instituée. La lutte contre ce qui pourrait porter atteinte à l’autonomie ne peut donc avoir de fin. Et s’il y a bien quelque chose de surprenant dans l’expérience zapatiste, c’est sa capacité à maintenir la fluidité des formes d’organisation collective. Tant dans le domaine de l’éducation ou de la santé qu’en ce qui concerne le fonctionnement des instances de gouvernement, les pratiques ne cessent de se modifier et de s’adapter pour répondre aux difficultés rencontrées en cours de route (par exemple, à La Realidad, les membres du conseil de bon gouvernement sont passés de 12 à 24 pour mieux organiser la rotation entre les différentes équipes qui se relaient tous les quinze jours ; la conjonction des charges de membre du conseil de bon gouvernement et de l’un des conseils municipaux, initialement tentée, a finalement été jugée trop lourde et abandonnée, etc.). Pas de forme figée, pas de fétichisme de l’institué : prévaut au contraire une inquiétude permanente, faite d’insatisfaction, de vigilance face aux erreurs et de capacité à les rectifier. Bref, il s’agit d’une expérimentation en quête de son chemin, selon le principe du caminar preguntando . L’autonomie est une politique de la processualité qui construit et transforme incessamment les formes d’organisation collective, en même temps qu’elle est lutte permanente contre ce qui pourrait la remettre en cause. Récusant la possibilité d’atteindre une forme pleinement réalisée et supposément idéale, l’autonomie est une politique sans fin. L’autonomie est aussi une politique située, ancrée dans la singularité des lieux et des expériences. Partant des situations concrètes et récusant toute résolution a priori , abstraite et générale, elle est intrinsèquement une politique de la multiplicité. Ainsi, il n’existe pas de forme unique du gouvernement autonome zapatiste : non seulement ses modalités ne cessent de se modifier, mais elles diffèrent d’un caracol à l’autre, d’une commune à l’autre. La construction de l’autonomie ne peut en aucun cas être l’application de recettes préétablies et ceux qui en sont les artisans ne cessent de souligner qu’ils n’ont jamais disposé de manuels pour leur indiquer comment procéder (« nous n’avons pas de livre que nous pourrions suivre » [GA1]). Il s’agit plutôt de chercher, dans la pratique, comment apporter des solutions spécifiques et concrètes aux problèmes à mesure qu’ils se présentent : « Tout ce que nous faisons est un pas ; il faut voir si cela fonctionne et, sinon, il faut le changer. » C’est ce que les zapatistes nomment « chercher la manière » ( buscar el modo ) – une manière de cheminer pas à pas, sans aucune certitude préétablie. En ce sens, buscar el modo est une manifestation de la logique du caminar preguntando (avancer en posant des questions). Le chemin n’est pas tracé, mais se fait en marchant. Nous avançons sans avoir de solution prédéf inie, ni de certitude préétablie ; à chaque pas, surgissent des questions et des doutes ; c’est en les assumant comme tels, sans s’en remettre à la facilité d’une science préalable, que l’on peut découvrir comment avancer. Certes, celui qui avance ne réinvente pas le monde à chaque pas : il est armé de choix éthiques, d’expériences accumulées, et le désir de ce qui n’est pas encore le met en mouvement. Mais le caminar preguntando et le buscar el modo suggèrent une relation entre pratique et théorie dans laquelle la première ne saurait être subordonnée à la seconde. Ils indiquent le primat de la processualité sur toute vérité figée, supposément établie une fois pour toutes. Il s’agit donc de récuser le surplomb d’une approche théorique préalable, pour faire place à une manière de résoudre les difficultés qui cherche son chemin dans l’activité même du faire, dans une démarche créative et adaptée à la particularité des situations. Il est essentiel d’accepter qu’il n’y a jamais UNE solution à un problème général, mais plutôt une multiplicité d’options toujours en devenir, inscrites dans la diversité des situations concrètes à partir desquelles les dynamiques d’autonomie se construisent. En ce sens, la logique politique de l’autonomie est homologue au désir de construire un monde où il y ait place pour de nombreux mondes : non seulement elle part de la singularité des expériences, mais elle invite à reconnaître qu’il ne saurait exister une seule manière de penser la sortie du capitalisme. Elle en appelle donc à la reconnaissance de la multiplicité des mondes, mais aussi à l’art de l’écoute, de la traduction et de la proportionnalité, afin que ces mondes soient en mesure de se coordonner, d’apprendre les uns des autres et de maîtriser leurs possibles divergences. Récusant le primat de la généralisation et de l’abstraction, l’autonomie inscrit le politique dans les singularités concrètes des situations et dans la processualité même du faire. En cela aussi, elle s’oppose aux logiques constitutives de l’État. * Malgré le fait qu’elle se développe dans un contexte hostile et avec des moyens matériels fort limités, l’autonomie zapatiste connaît des avancées remarquables. Elle démontre qu’il est possible d’ouvrir une brèche, un espace partiellement libéré dans lequel construire une réalité qui s’efforce d’échapper à l’hétéronomie du capitalisme et de l’État, même si la pression qu’ils exercent l’un et l’autre limite et menace en permanence une telle expérience. Il faut dire aussi que la construction de l’autonomie zapatiste est le fruit d’une histoire spécifique qui l’a rendue possible et qui explique ses traits particuliers. Ainsi, elle n’aurait pu se déployer sans le soulèvement du 1 er janvier 1994 qui a permis d’ouvrir l’espace politique que l’EZLN a su ensuite préserver et transformer en condition de possibilité de l’autonomie. Et encore faut-il souligner que c’est par la conjonction d’une capacité d’autodéfense propre, d’une grande inventivité politique et stratégique, ainsi que de la vitalité d’un réseau solidaire national et international qu’elle a pu se maintenir sur une telle durée. L’autonomie implique l’expérimentation de modalités d’autogouvernement fondées sur la non-spécialisation et la dispersion des tâches politiques, avec des modalités de délégation restreintes, contrôlées et aussi peu dissociatives que possible, non sans devoir lutter en permanence contre le risque que se reproduise une séparation entre gouvernants et gouvernés. Mais l’autogouvernement ne saurait consister à reproduire ce que d’autres faisaient auparavant à notre place ou à gérer le désastre provoqué par le productivisme compulsif du monde de l’Économie, auquel cas il ne serait qu’une manière de se soumettre soimême à des logiques hétéronomes. Il ne peut avoir de sens que s’il part d’une réalité éprouvée comme propre et s’il contribue à fortifier des formes de vie libérées de la destruction capitaliste. C’est pourquoi l’autonomie zapatiste doit être perçue à la fois comme l’invention de formes non étatiques du politique (autogouvernement) et comme le déploiement de formes de vie autodéterminées. Comme le dit un membre des communes rebelles zapatistes, habile à donner à la notion d’autonomie sa dimension la plus ample : « L’autonomie est la construction d’une nouvelle vie. » À la fin de l’ Escuelita (dont le cours de premier niveau avait pour nom « La liberté selon les zapatistes »), l’un des maestros a demandé aux élèves : « Et vous, est-ce que vous vous sentez libres ? » (EZ). Pour les zapatistes, la éponse ne fait pas de doute, même si le sous-commandant Moisés a précisé, lors d’un séminaire tenu en avril 2017, qu’il ne s’agissait que d’une « toute petite liberté ( nuestra chiquita libertad ) ». Il est permis de penser que c’est dans l’exercice de cette liberté – c’est-à-dire dans le fait de faire croître collectivement une manière de vivre éprouvée comme propre – que se trouve une bonne part de l’énergie subjective nécessaire pour tracer, jour après jour, le difficile chemin du devenir autonome. C’est en cela aussi que l’autonomie engage tous les aspects de la vie, jusqu’aux manières d’être et à l’émergence de subjectivités nouvelles. Celles-ci se manifestent tout particulièrement au sein des jeunes générations zapatistes, dont la détermination dans la lutte et le désir de transformation sont à la fois l’une des plus belles réussites de l’autonomie et sa meilleure promesse pour l’avenir.
✩ Fin ✩ … vers de nouvelles idées rebelles, à vous de voir !
POSTFACE (2019) – La rébellion zapatiste (Nouvelle édition) par Jérôme Baschet
En même temps qu’ils soulignent les avancées de l’autonomie, les zapatistes écartent toute posture d’autosatisfaction. Et s’ils considèrent que leur expérience vaut d’être partagée, car elle peut inspirer d’autres luttes, ils se refusent à en faire un modèle et invitent à ne pas idéaliser l’autonomie zapatiste. Ainsi, il est remarquable de constater que les cahiers de l’ Escuelita accordent une place considérable aux difficultés, aux limites et aux erreurs dans la construction de l’autonomie. Une bonne part de ces difficultés dérive d’un contexte marqué par les politiques gouvernementales contre-insurrectionnelles. Après le déploiement massif de l’armée fédérale en 1994-1995 et les agissements criminels de groupes paramilitaires particulièrement actifs entre 1995 et 2000, des modalités moins visibles mais non moins pernicieuses ont été privilégiées. Elles visent à attiser des divisions et des conflits dans les communautés, notamment en profitant du fait que les terres récupérées par l’EZLN n’ont pas été régularisées et en incitant des groupes appartenant à d’autres organisations à envahir ces terres, voire à attaquer les biens et les maisons des familles zapatistes. Un autre mécanisme tient à l’usage contre-insurrectionnel des programmes sociaux dont la mise en œuvre s’intensifie tout particulièrement à proximité des territoires zapatistes : on offre ainsi des projets productifs, des maisons ou des bourses scolaires dans l’espoir d’inciter certains zapatistes à quitter leur organisation (puisque la première règle de l’autonomie est de ne recevoir aucun financement de l’État). Si l’EZLN dénonce des promesses trompeuses, ainsi que les effets délétères de programmes gouvernementaux qui impliquent un fort contrôle bureaucratique et une déstructuration de l’organisation communautaire, la tentation, parfois, peut se faire sentir. Il faut en effet prendre en compte l’autre difficulté principale mentionnée par les zapatistes, notamment dans les cahiers de l’ Escuelita , à savoir l’exiguïté de leurs ressources propres. Si les besoins familiaux sont satisfaits au prix d’un labeur soutenu, l’autonomie doit se construire dans une lutte permanente contre le manque de moyens. Devoir affronter cette situation n’a certes pas empêché les importantes avancées de l’autonomie, qui apparaît à cet égard comme un art de faire beaucoup avec très peu ; mais cela implique une haute intensité d’effort, qui peut entraîner une certaine fragilité. Construire l’autonomie dans un contexte de harcèlement contre-insurrectionnel et avec des moyens limités implique une lutte ardue et parfois pesante. Les hommes et les femmes zapatistes la mènent avec une grande ténacité. Ils sont, en cela, soutenus par la conviction que leur lutte est juste et par la satisfaction que donne le fait de construire par soi-même le monde dans lequel on souhaite vivre. Ils sont donc portés par la joie qui s’attache au faire collectif et par la légitime fierté que leur inspirent les réalisations de l’autonomie. Il n’en reste pas moins que la charge de travail est très forte, puisque se conjuguent les tâches productives dans le cadre familial, les travaux collectifs, les responsabilités dans les commissions et instances autonomes, les assemblées et les réunions de tous types. Et il peut arriver que la fatigue devienne insoutenable, au point parfois de conduire à renoncer à l’appartenance à l’EZLN. Qu’il y ait eu des zapatistes qui quittent l’organisation est un fait que l’EZLN n’a jamais cherché à occulter. Les raisons en sont variées. Outre l’excès de fatigue, un conflit interpersonnel peut jouer un certain rôle, ou une autre situation relationnelle qui affaiblit le sentiment d’intégration ou rend plus difficile de concilier les exigences de la lutte et celles de la vie familiale, par exemple en cas de mariage avec un(e) non-zapatiste. Les effets ne le sont pas moins. Si certains de ceux qui acceptent les aides gouvernementales peuvent être conduits à adopter des attitudes franchement anti-zapatistes, une bonne partie de ceux qui ont quitté l’EZLN maintiennent de bonnes relations avec leurs anciens compagnons dont ils continuent de respecter la lutte ; bien souvent, ils regrettent une décision inspirée par des difficultés personnelles parfois conjoncturelles et il arrive même qu’ils souhaitent réintégrer l’organisation (JA). Enfin, il faut contrebalancer ce phénomène, sans doute inévitable au sein d’une expérience dont la durée traverse plusieurs décennies, par le fait que le zapatisme attire de nouveaux membres et par l’affirmation des nouvelles générations nées au sein de l’autonomie.
Une autre difficulté est celle de la migration. À partir de l’an 2000, la migration vers les États-Unis, demeurée jusqu’alors très réduite au Chiapas, est devenue un phénomène massif dans l’ensemble de l’État. Les zapatistes ne sont pas restés imperméables à cet appel du « rêve américain» qui se diffusait parmi la jeunesse des communautés indiennes. À l’argument économique, s’ajoutaient le désir d’aventure et la curiosité d’un autre mode de vie. Dans un premier temps, les responsables zapatistes ont eu tendance à considérer la migration comme une trahison du projet collectif, avant d’adopter une attitude plus flexible. La migration est alors apparue comme une expérience temporaire qui, pour des raisons pratiques, devait entraîner une suspension de l’adhésion à l’organisation, avec la possibilité de s’y réincorporer une fois de retour. En tout état de cause, l’engouement du début des années 2000 s’est ensuite atténué, avant même l’élection de Donald Trump, sans doute du fait d’une meilleure appréciation des risques du voyage et des conditions d’exploitation des travailleurs sans papiers aux États-Unis. Depuis, c’est plutôt la migration saisonnière, quelques semaines par an, vers les grands centres touristiques de la péninsule du Yucatán, tels que Cancún, qui apparaît, notamment pour les jeunes disposant de trop peu de terres, comme un moyen de surmonter leurs diff icultés économiques. Il faut maintenant revenir sur les difficultés rencontrées au sein même du fonctionnement de l’autonomie, et notamment dans l’exercice du mandar obedeciendo . Le risque que soient prises des décisions incorrectes ou insuffisamment débattues, et que se reproduise une séparation entre ceux qui assument des charges de gouvernement et les autres membres des communautés ne peut être entièrement écarté. Ainsi, lorsqu’il affirme qu’«il faut toujours être bien collé au peuple», un ancien membre d’un conseil de bon gouvernement reconnaît implicitement que la situation inverse pourrait advenir et que gouvernement et peuple pourraient à nouveau «être séparés» (GA1). Parmi les erreurs mentionnées dans les cahiers, l’une des plus graves concerne la commune autonome de San Andrés Sakamch’en de los Pobres, l’une des premières à s’être formée, dès 1995. Il s’agit de l’unique commune qui ait été en mesure de récupérer et de s’installer dans ce qui était auparavant le siège de la présidence municipale constitutionnelle, au centre du chef-lieu. Dans ce contexte particulier, le conseil autonome accepta de collaborer avec les autorités constitutionnelles pour la remise à neuf de la place principale de la ville. La dépense s’est avérée disproportionnée et, surtout, totalement déconnectée des besoins réels de la population (GA1). L’erreur ayant été dénoncée, les responsables furent sanctionnés et le conseil municipal resta soumis, pendant plusieurs années, à une sévère sanction et notamment à l’impossibilité de recevoir des appuis solidaires pour la commune. Même s’il s’agit d’un cas tout à fait exceptionnel, il n’en invite pas moins à une réflexion sur la gravité des erreurs qui peuvent être commises dans l’autonomie. Contre celles-ci, il n’existe aucune garantie absolue : ni la conception des charges comme service à la collectivité, ni l’existence de mécanismes de consultation, ni la collégialité des conseils, ni non plus les interactions entre les différentes instances de gouvernement ou les commissions de surveillance. La concentration de la capacité d’impulser et de proposer dans les mains de ceux qui reçoivent des charges temporaires et révocables, même au sein d’une organisation égie par le mandar obedeciendo , comporte toujours un risque de séparation entre l’action des gouvernants et les besoins réels de la collectivité. Aucune forme de gouvernement ne peut se considérer par principe préservée de ce danger. Il est donc plus sage de le reconnaître, afin d’œuvrer à l’élaboration de mécanismes qui permettent de lutter concrètement contre un tel risque. Un autre point important concerne la relation entre la construction civile de l’autonomie et la structure politico-militaire de l’EZLN. Lors de la création des conseils de bon gouvernement, il a été indiqué qu’il s’agissait de créer des autorités civiles, indépendantes de la structure politico-militaire de l’EZLN, de sorte que l’exercice de responsabilités au sein de celle-ci était incompatible avec l’accès à une charge dans les instances autonomes (juillet 2003). Cette règle a été respectée, mais la présence active du Comité clandestin révolutionnaire indigène, aux côtés des conseils de bon gouvernement, a vite été dénoncée comme excessive. Le bilan dressé au terme de la première année d’activité des conseils de bon gouvernement souligne les interventions abusives des commandants : « L’accompagnement se convertit parfois en direction, le conseil en ordre et l’appui en gêne (…) Le fait que l’EZLN soit une organisation politico-militaire et clandestine contamine encore des processus qui doivent être démocratiques. Dans certains caracoles , il est arrivé que des commandants du CCRI prennent des décisions qui ne leur reviennent pas et mettent en difficulté le conseil de bon gouvernement. Le mandar obedeciendo est une tendance qui continue à se heurter aux murs que nous avons nous-mêmes dressés » (août 2004). Par la suite, la situation a été corrigée afin d’éviter de telles impositions et la sixième Déclaration de la Selva Lacandona a pu se montrer moins sévère : « la direction de l’EZLN ne se risque pas à donner des ordres », mais « elle accompagne et appuie ». Dans les cahiers de l’ Escuelita , l’accompagnement des membres du CCRI est reconnu sans ambages : « Ce sont eux qui nous orientent. Cela ne veut pas dire qu’ils commandent. Simplement, ils nous épaulent» (GA1). Il ne s’agit pas de supposer une subordination des conseils de bon gouvernement à la direction politique de l’EZLN mais, pour autant, on ne saurait minimiser le rôle des commandants. Il n’est guère difficile d’imaginer l’importance de ce rôle de conseil et d’orientation, surtout si l’on prend en compte le prestige des membres du CCRI, ainsi que leur expérience et leur connaissance suivie des situations. En outre, les instances de direction de l’EZLN ont leur propre domaine de responsabilité, en particulier en ce qui concerne les initiatives nationales et internationales du zapatisme, tandis qu’aucun conseil de bon gouvernement n’a la faculté de parler au nom de l’EZLN dans son ensemble ; et il est assez clair que la délimitation entre ces sphères de compétence peut s’accompagner de bien des chevauchements. Au total, il faut souligner que deux structures parallèles soutiennent le déploiement de l’expérience zapatiste : d’un côté, l’organisation civile de l’autonomie et, de l’autre, l’EZLN en tant qu’organisation politico-militaire. Le renforcement progressif de l’autonomie, surtout à partir de 2003, a impliqué un processus de restitution du pouvoir qui s’était concentré dans les instances de direction de l’EZLN, afin qu’il revienne au sein des communautés zapatistes et de leurs formes d’autogouvernement. Ce processus ne peut être tenu pour achevé ; il est toujours en cours. Si sa dynamique est claire, il n’est certainement pas exempt de tensions. Ainsi, tandis que l’autonomie se fonde sur les principes du mandar obedeciendo , le caractère clairement vertical de l’EZLN en tant qu’organisation n’a jamais été occulté (« la partie politico-militaire de l’EZLN n’est pas démocratique, puisque c’est une armée », affirme sans détour la sixième Déclaration de la Selva Lacandona). Il en découle que la construction de l’autonomie a impliqué une articulation entre une structure verticale et une forme d’organisation plus horizontale. Et il faut comprendre que le changement d’équilibre entre l’organisation politico-militaire de l’EZLN et l’organisation civile de l’autonomie signifie un passage progressif de la verticalité de la chaîne de commandement aux formes démocratiques d’exercice du mandar obedeciendo . Rompre avec des pratiques et des attitudes modelées par les habitudes militaires n’a rien d’aisé : « C’est facile à dire, mais en pratique il en coûte beaucoup, parce que (…) le politico-militaire devient une habitude», indique la sixième Déclaration. Cela suppose un processus de rééducation collective permettant d’écarter toutes les formes d’autoritarisme et de démocratiser l’ensemble des pratiques au sein de l’autonomie, afin que la capacité à « donner son avis, étudier, analyser, proposer, débattre et décider » soit véritablement collective (septembre 2014). À cet égard, on peut indiquer que les nouvelles générations zapatistes, qui n’ont pas connu la préparation du soulèvement armé et se sont formées dans l’autonomie, ont certainement la capacité de pousser plus loin encore ce processus, afin de faire en sorte que, dans tous les espaces de l’autonomie, toutes et tous puissent éprouver pleinement qu’ils agissent selon leurs propres décisions.
✩ À suivre #8 « L’autonomie, une politique sans l’État » ✩
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« Mandar obedeciendo » et déspécialisation des tâches politiques
Cette organisation politique se caractérise par une articulation entre le rôle des assemblées, qui est très important, et celui des autorités élues, dont il est dit qu’elles savent « gouverner en obéissant » ( mandar obedeciendo ). Mais quelles sont donc les modalités concrètes d’exercice des tâches de gouvernement qui permettent de faire du principe selon lequel « le peuple dirige et le gouvernement obéit » une réalité effective ? La manière dont les décisions sont élaborées est un premier aspect décisif. Pour s’en tenir au niveau le plus large, le conseil de bon gouvernement doit soumettre toutes les décisions importantes, et notamment les projets dans les différents domaines d’activité de l’autonomie, à l’assemblée de zone. Définie comme la « plus haute autorité » de chaque zone, celle-ci se réunit pendant plusieurs jours tous les deux ou trois mois, avec des assemblées extraordinaires, lorsque cela s’avère nécessaire. Elle est composée de toutes les autorités municipales, des représentants de chaque communauté et des responsables des différents domaines de l’autonomie. Dans certains cas, l’assemblée indique d’elle-même au conseil la décision à prendre ; mais s’il s’agit de projets particulièrement importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il est nécessaire de consulter l’ensemble des communautés. Il revient alors aux représentants de celles-ci de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-retours entre conseil, assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée (notons qu’un accord le plus large possible est recherché, sans exclure, à l’occasion, le recours au vote majoritaire). Ceux qui ont participé aux instances autonomes reconnaissent que ce processus n’a pas toujours été respecté et que les conseils de bon gouvernement ont parfois décidé seuls. Or, « un projet qui n’est pas analysé et discuté par les communautés est voué à l’échec. Cela nous est arrivé », a expliqué le maestro Fidel, lors de l’ Escuelita , avant de conclure, « maintenant, tous les projets sont discutés ». Ajoutons que le fonctionnement de l’autonomie suppose de multiples interactions, qui font intervenir d’autres instances encore. Outre le rôle du Comité clandestin révolutionnaire indigène, sur lequel on reviendra, il faut prendre également en compte plusieurs commissions, dont la « commission de surveillance » de chaque zone, principalement chargée de vérifier les comptes que le conseil de bon gouvernement élabore chaque mois et, de manière récapitulative, chaque année ou chaque semestre. Si, pendant ses premières années d’existence, le conseil de bon gouvernement était souvent perçu de l’extérieur comme l’instance presque unique du gouvernement autonome au niveau d’une zone, il est en réalité fortement encadré et soumis à un jeu d’interactions multiples et de surveillance attentive. Comme l’indique la maestra Marisol, « nous avons confiance dans la Junta de buen gobierno , mais il faut la surveiller pour être sûrs ». C’est là l’expression d’une conscience claire des risques de séparation et de substitution, inhérents à toute délégation de la capacité collective de décider, même lorsqu’il s’agit d’un gouvernement du peuple, exerçant des charges non rémunérées, révocables et conçues comme service à la collectivité. En effet, une instance, quelle qu’elle soit, peut avoir la tentation de prendre des décisions sans mener à bien les consultations requises, ne serait-ce que parce que cela demande davantage de temps et d’efforts. La multiplication des instances, qui s’épaulent et se surveillent mutuellement, est donc un moyen essentiel pour lutter contre les risques toujours possibles de dérive dans l’exercice de l’autogouvernement. Un autre trait important permettant la mise en œuvre du mandar obedeciendo tient à la nature des mandats que reçoivent les membres des conseils. Ils sont conçus comme des «charges» ( cargos ) accomplies pour servir la collectivité, sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel. De fait, personne ne « s’auto-propose » pour de telles fonctions; ce sont les communautés elles-mêmes qui sollicitent ceux ou celles de leurs membres qu’elles estiment en mesure de les exercer. Ces charges sont assumées sur la base d’une éthique réellement vécue qui est constitutive du mode de vie communautaire : chacun sait que la communauté ne peut exister que si tous contribuent à sa reproduction, en participant aux tâches collectives, aux « charges » et au réseau d’obligations réciproques qui la nourrit. Contrastant avec une idée du pouvoir coercitif, cette éthique du service communautaire se décline aussi dans les sept principes du mandar obedeciendo , parmi lesquels «servir et non se servir», «proposer et non imposer», «convaincre et non vaincre ». Enfin, il faut ajouter que les charges sont toujours exercées de manière collégiale, sans grande spécialisation au sein des instances et sous le contrôle permanent de l’ensemble de la population, puisque les mandats, non renouvelables, sont révocables à tout moment, « si les autorités ne font pas bien leur travail ». Enfin, il est essentiel que les hommes et les femmes qui exercent un mandat demeurent des membres ordinaires des communautés. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. S’il y a bien un trait qui caractérise l’autonomie zapatiste, c’est qu’elle met en œuvre une déspécialisation des tâches politiques. Des membres des conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont pu dire : « Ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique » (SDR). Cette non-spécialisation conduit à admettre que l’exercice de l’autorité s’accomplit depuis une position de non-savoir. Les membres des conseils autonomes insistent beaucoup sur le sentiment initial d’être démunis face à la tâche qui leur incombe («personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre »). Mais il est aussitôt souligné que c’est précisément en acceptant de ne pas savoir que l’on peut être « une bonne autorité », qui s’efforce d’écouter et d’apprendre de tous, qui sait reconnaître ses erreurs et accepte d’être guidé par la communauté dans l’élaboration des décisions (GA1). Dans l’expérience zapatiste, confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer constitue le sol concret à partir duquel le mandar obedeciendo peut croître ; et c’est là une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés. Il est maintenant possible de mieux comprendre ce que signifie le mandar obedeciendo. On pourrait s’étonner que la relation gouvernement/peuple continue d’être définie en termes de commandement/obéissance et qu’elle maintienne une extériorité que l’idée même d’autogouvernement devrait dissoudre. Mais le mandar obedeciendo établit une conjonction paradoxale des deux relations (commander/obéir) qui en subvertit le sens : le gouvernement ne peut diriger que dans la mesure où il obéit à la volonté des communautés. Il ne peut imposer ses propres décisions et n’exerce donc pas un pouvoir-sur. On ne peut pas non plus parler d’une véritable séparation entre gouvernement et peuple, dès lors que c’est ce dernier qui dirige et que les instances sont les instruments de son autogouvernement. Pour autant, la compréhension du mandar obedeciendo invite à écarter une lecture purement horizontaliste de l’autonomie zapatiste, qui postulerait un primat absolu des assemblées et une égale participation de tous aux processus d’élaboration des décisions. Les explications données durant l’ Escuelita sont allées jusqu’à nuancer la formulation même du mandar obedeciendo afin d’être tout à fait clair à cet égard : « Il y a des moments où le peuple dirige et le gouvernement obéit ; il y a des moments où le peuple obéit et le gouvernement dirige » ( maestro Fidel). Ceci ne dissocie pas entièrement les deux relations inverses, mais les autonomise en partie en distinguant des moments distincts, tels que la relation fonctionne dans un sens ou dans l’autre : le gouvernement obéit, parce qu’il doit consulter et faire ce que demande le peuple ; le gouvernement commande parce qu’il doit appliquer et faire respecter ce qui a été décidé collectivement, mais aussi lorsque l’urgence oblige, dans un contexte de tension avec l’État mexicain et les groupes hostiles qu’il soutient, à prendre des mesures sans pouvoir consulter. Surtout, un rôle particulier est reconnu aux autorités : un devoir de vigilance, d’initiative et d’impulsion. Pour le maestro Jacobo, « l’autorité va en avant, elle oriente et impulse ; mais elle ne décide pas, ni n’impose ; c’est le peuple qui décide ». Si les conseils municipaux et de bon gouvernement ne peuvent mettre en œuvre que ce qui a été débattu et approuvé par les assemblées, on ne saurait ignorer ou sous-estimer le rôle spécial qui revient aux autorités dans l’élaboration de ces décisions. Et il est raisonnable de supposer que ce rôle ne concerne pas seulement le moment initial où une initiative est proposée et qu’une certaine asymétrie se maintient, tout au long du processus, entre ceux qui œuvrent à faire avancer le projet dont ils ont eu l’initiative et ceux qui, tout en ayant la capacité de le discuter ou de le rejeter, n’ont pas pour autant exactement la même prise sur lui. Au total, il s’agit de penser le rôle spécifique de ceux auxquels le collectif confie temporairement la tâche d’« être autorité» – une autorité sans autoritarisme, qui ne doit pas impliquer commandement ou imposition, mais assure un rôle d’impulsion et de pivot permettant d’intensifier la capacité collective de faire. Il ne s’agit donc ni d’un véritable pouvoir-sur qu’une partie du collectif parviendrait à accaparer et à exercer sur d’autres, ni d’une parfaite horizontalité, qui court le risque de se dissoudre par manque d’initiatives ou de capacité à les concrétiser. L’observation de l’expérience zapatiste invite plutôt à reconnaître l’articulation de deux principes : d’un côté, la capacité de décider réside pour l’essentiel dans les assemblées, en leurs différents niveaux ; de l’autre, à ceux qui assument, de manière rotative et révocable, une charge de gouvernement, on reconnaît un rôle spécial d’initiative et d’impulsion, comme médiation entre la collectivité et sa capacité d’autogouvernement, ce qui ne va pas sans ouvrir le double risque d’une déficience ou d’un excès dans l’exercice de ce rôle.
Ainsi, plutôt que de s’en tenir à l’opposition entre démocratie représentative et démocratie directe, l’autonomie zapatiste invite à analyser une articulation spécif ique entre autorités élues, assemblées de délégués (au niveau de la commune et de la zone) et assemblées communautaires. Un enjeu essentiel tient aux modalités qu’assume la délégation, tant pour les autorités que pour les membres des assemblées supra-communautaires. À cet égard, on proposera d’établir une ligne de démarcation entre des formes de délégation structurellement dissociatives et d’autres qui ne le sont pas ou, du moins, aussi peu qu’il est possible. Articulées à d’autres caractéristiques de la structure sociale, les premières ont vocation à reproduire la séparation entre gouvernants et gouvernés et à capturer la puissance collective au bénéfice des premiers : ainsi, la représentation politique au sein de l’État moderne est-elle l’organisation méthodique de l’absence effective des représentés. Au contraire, les secondes tendent à réduire autant que possible la dissociation entre gouvernants et gouvernés. Encore faut-il indiquer ce qui différencie concrètement les unes des autres. L’expérience zapatiste permet d’insister sur les points suivants : mandats courts, non renouvelables et révocables à tout moment ; absence de personnalisation et exercice collégial des charges; contrôle par d’autres instances ; concentration limitée d’une capacité d’élaboration des décisions qui demeure largement partagée avec les assemblées ; éthique du collectif et capacité d’écoute. Mais il faut surtout insister sur la déspécialisation effective des tâches politiques qui, au lieu d’être accaparées par un groupe spécifique (classe politique, caste fondée sur l’argent, personnalités détentrices d’un prestige particulier, etc.), font l’objet d’une circulation aussi généralisée que possible : « Nous devons tous, à notre tour, être gouvernement » ( maestro Jacobo). Comme on l’a dit, cela suppose notamment de renoncer à lier le choix des délégués à l’évaluation d’une compétence individuelle particulière : assumer que les autorités élues n’en savent pas plus que les autres quant à la chose publique est la condition – ô combien difficile à accepter ! – d’une pleine déspécialisation du politique. Enfin, une autre condition, non moins décisive, tient au fait d’empêcher que le mode de vie de ceux qui exercent temporairement une charge ne se dissocie de celui de tous les autres. C’est la raison pour laquelle, tout au long de leur mandat de deux ou trois ans, les membres des conseils de bon gouvernement (situés dans les centres régionaux, les caracoles , dont les villages peuvent se trouver fort éloignés) accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par périodes de dix à quinze jours, ce qui leur permet de ne pas interrompre trop longtemps leurs activités habituelles et de continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres. C’est une condition jugée indispensable pour garantir la non-spécialisation des tâches politiques et pour éviter que ne réapparaisse une séparation entre l’univers commun et la manière de vivre de ceux qui, fût-ce pour un temps bref et de manière très circonscrite, assument un rôle particulier dans l’organisation de la vie collective. Certes, le risque que la dissociation entre gouvernants et gouvernés en vienne à se restaurer n’est jamais absent. Aussi une politique de l’autonomie ne vaut-elle que par les mécanismes pratiques qu’elle invente sans cesse pour lutter contre ce risque et pour entretenir une dynamique de dispersion des fonctions d’autorité. Que la délimitation entre formes de délégation dissociatives et non dissociatives ne soit jamais tout à fait assurée est bien clair, mais cela n’empêche pas de considérer qu’il s’agit là d’une dualité pertinente. On peut même suggérer qu’elle est le cœur de la distinction entre une politique étatique– fondée sur l’organisation méthodique d’une dépossession de la puissance du collectif et sur la condensation de l’autorité en pouvoir-sur – et une politique non étatique, qui tend à éliminer la dissociation entre gouvernants et gouvernés et lutte sans trêve contre sa reproduction, de sorte que l’exercice de l’autorité puisse demeurer, pour l’essentiel, une manifestation de la puissance collective de faire.
✩ À suivre #7 « Difficultés et limites de l’autonomie » ✩
POSTFACE (2019) – La rébellion zapatiste (Nouvelle édition) par Jérôme Baschet