Famille, dynastie et État

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J’ai évoqué la relation intense qui existe entre les relations de pouvoir au sein de la famille patriarcale et celles qui existent au sein de l’État. Examinons ce point de plus près.

Les tournants de l’idéologie dynastique sont la famille patriarcale, la paternité et la conception de nombreux enfants mâles – autant d’idées que nous pouvons faire remonter à l’appréhension du pouvoir politique au sein du système patriarcal. Tandis que le prêtre établissait son pouvoir par sa soi-disant capacité de sens et d’interprétation, l’« homme fort » a instauré son leadership par le pouvoir politique. Ce dernier peut être conçu comme l’usage de la force lorsque le pouvoir du chef ne rencontre pas d’adhésion. D’un autre côté, le pouvoir du prêtre repose sur le « courroux divin » en cas de désobéissance : ce pouvoir spirituel confère un effet stimulant. La véritable source du pouvoir politique est l’entourage militaire de l’« homme fort ».

La dynastie, comme idéologie, comme pratique, s’est développée suite au renversement de ce système. Au sein de l’ordre patriarcal, la gouvernance patriarcale s’était profondément enracinée du fait de l’alliance entre « l’ancien » expérimenté, l’« homme fort » doté de son entourage militaire et le chaman qui, en sa qualité de leader sacré, était le précurseur du prêtre.

Le système dynastique doit être compris comme un tout intégré, au sein duquel idéologie et structure sont indissociables. Il s’est développé au sein du système tribal mais s’est établi comme noyau de la famille administrative dans les couches supérieures, niant ainsi le système tribal. Sa hiérarchie est extrêmement stricte. Il s’agissait d’une proto-classe dirigeante : le prototype du pouvoir et de l’État. La dynastie dépendait de l’homme et des enfants mâles – il était important d’en avoir beaucoup afin de conserver le pouvoir. Ceci a entraîné la polygamie, le harem et le système de concubinage. La création du pouvoir et de l’État était la première priorité de la dynastie. Plus important encore, la dynastie a été la première institution à assurer l’accoutumance de ses propres clans et tribus, mais aussi des autres systèmes tribaux, à la division de classes et à l’esclavage. Au sein de la civilisation moyen-orientale, la dynastie est si profondément enracinée qu’il n’existe pratiquement aucun pouvoir ni aucun État qui ne soit pas fondé sur une dynastie. S’agissant d’un terrain d’entraînement au pouvoir et à l’État, elle a tendance à se perpétuer indéfiniment et, dès lors, s’avère très difficile à renverser.

Chaque homme de la famille se conçoit comme le propriétaire d’un petit royaume. Cette idéologie dynastique est la raison effective pour laquelle la question de la famille est si importante. Plus le nombre de femmes et d’enfants appartenant à la famille est important, plus l’homme atteint un haut degré de sécurité et de dignité. Il est également nécessaire d’analyser la famille actuelle en tant qu’institution idéologique. Si nous éliminions la femme et la famille du système civilisationnel, de son pouvoir et de ses États, il ne resterait plus grand-chose pour en constituer l’ordre social. Mais le prix en est l’existence pauvre, douloureuse, dégradée et défaite de la femme au sein d’un perpétuel état de guerre de basse intensité. Le monopole masculin maintenu tout au long de l’histoire sur la vie et le monde féminin n’est pas sans rappeler la chaîne de monopole maintenue par les monopoles capitalistes sur la société. Plus déterminant encore, il s’agit du plus ancien ­monopole de pouvoir. Nous pourrions sans doute arriver à des conclusions plus réalistes en considérant l’existence de la femme comme le plus ancien des phénomènes coloniaux – sans doute serait-il plus juste de qualifier les femmes de « plus ancien peuple colonisé à n’être jamais devenu une nation ».

Au sein de ce contexte social, la famille s’est développée comme le petit État de chaque homme. L’institution familiale a été continuellement perfectionnée au cours de l’histoire de la civilisation, et ce en raison du renfort qu’elle fournit au pouvoir et à l’appareil étatique. Premièrement : la famille est transformée en cellule souche de la société étatique lorsqu’une part de pouvoir lui est confiée via l’homme de la famille. Deuxièmement : le travail illimité et gratuit de la femme est assuré. Troisièmement : elle élève les enfants afin de remplir les besoins de la population. Quatrièmement : elle sert d’exemple à la diffusion de l’esclavage et de l’immoralité à l’ensemble de la société. Ainsi constituée, la famille est l’institution qui rend fonctionnelle l’idéologie dynastique.

Les problèmes les plus importants pour la liberté dans un contexte social sont donc la famille et le mariage. Lorsque la femme se marie, elle est en réalité réduite en esclavage. Il est impossible d’imaginer une institution plus esclavagiste que le mariage. Les formes d’esclavage les plus profondes sont établies par l’institution du mariage, des formes d’esclavage qui prennent davantage encore racine au sein de la famille. Il ne s’agit pas d’évoquer la vie en commun ni les ­relations entre partenaires, qui peuvent s’avérer pleines de sens en fonction de la perception que l’on a de la liberté et de l’égalité ; nous parlons ici des formes classiques et bien enracinées de la famille et du mariage. La propriété absolue de la femme renvoie à son retrait de toutes les sphères politique, intellectuelle, sociale et économique, retrait sur lequel il est très difficile de revenir. Il est donc nécessaire de revoir de manière radicale la famille et le mariage, et de développer des lignes directrices communes visant à la démocratie, la liberté et l’égalité entre les sexes. Les mariages ou les relations issus de besoins sexuels individuels et de concepts familiaux traditionnels peuvent conduire aux déviations les plus dangereuses sur le chemin d’une vie libre. Nous n’avons pas besoin de ce type d’associations ; nous devons atteindre l’égalité des sexes et la démocratie par la société, et avoir la volonté de former une vie propice et commune. Ceci ne peut être fait qu’en analysant la mentalité et l’environnement politique qui conduit à de telles associations.

Les cultures dynastique et familiale qui restent, encore aujourd’hui, si puissantes au sein de la société moyen-orientale sont l’une des principales sources de problèmes de la région : d’où un excès de population, de pouvoir et d’ambitions visant au partage du pouvoir étatique. La dégradation des femmes, l’inégalité, la non-éducation des enfants, les rixes familiales et les questions d’ :honneur » sont toutes liées à la question de la famille. C’est comme si un modèle réduit des problèmes inhérents au pouvoir et à l’État était mis en place au sein de la famille. Il est dès lors essentiel d’analyser la famille afin d’analyser le pouvoir, l’État, les classes et la société.

Les centres de pouvoir et d’État ont donné un double de leur propre autorité à l’homme-père au sein de la famille, et lui ont fait jouer ce rôle. La famille est ainsi devenue le plus important instrument de légitimation des monopoles – elle fut, tout à fois, la source d’origine des esclaves, des serfs, des agriculteurs, des soldats et des fournisseurs des services de toute sorte exigés par les cercles capitalistes et dirigeants. Raison pour laquelle ils ont attribué une telle importance à la famille et l’ont sanctifiée. Bien que le travail de la femme soit la plus importante source de profit pour les cercles capitalistes, ils ont dissimulé cette réalité en plaçant sur la famille des fardeaux supplémentaires : transformée en assurance-vie du système, la perpétuation de la famille est inévitable.

La critique de la famille est vitale. Les restes des sociétés étatiques et patriarcales du passé, associés aux schémas de la civilisation occidentale moderne, n’ont pas encore produit de synthèse au Moyen-Orient, mais ont, au contraire, conduit à une impasse. Le goulot d’étranglement créé au sein de la famille est encore plus refermé que celui qui existe au sein de l’État. Si la famille continue à maintenir sa force, au regard des autres formes de liens sociaux plus rapidement détricotés, c’est parce qu’elle est le seul abri social disponible. Nous ne devons pas minimiser l’importance de la famille : précisément analysée, elle peut devenir le pilier de la société démocratique. Non seulement la femme, mais l’ensemble de la famille doivent être analysés comme cellules souches du pouvoir ; faute de quoi, nous priverons la civilisation démocratique, dans sa pratique comme dans son idéal, de son élément le plus important.

La famille n’est pas une institution sociale qui doit être renversée – mais elle doit être transformée. La revendication de propriété sur la femme et les enfants, transmise par la hiérarchie, doit être abandonnée. Le capital (sous toutes ses formes) et les enjeux de pouvoir ne doivent jouer aucun rôle dans les relations de couples. La reproduction en tant que motivation du maintien de cette institution doit être abolie. Pour approcher de façon idéale l’association homme-femme, il convient de se baser sur la philosophie de la liberté appliquée à la société morale et politique. Au sein de ce cadre de référence, la famille transformée sera l’assurance la plus robuste de la civilisation démocratique et l’une des relations fondamentales tissées dans la toile de cet ordre. Le compagnonnage naturel est plus important que le partenariat officiel. Les partenaires doivent toujours accepter le droit de l’autre à vivre seul. Au sein d’une relation, on ne peut se comporter de manière servile ou inconsidérée.

Clairement, la civilisation démocratique verra la famille traverser sa transformation la plus significative. Si la femme, privée de la majorité de sa force et de son respect, ne les récupère pas, il est impossible de voir se développer des unions familiales porteuses de sens. Une famille établie sur l’ignorance n’inspire aucun respect. La famille a un rôle vital à jouer dans la construction de la civilisation démocratique.

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