Le confédéralisme démocratique

  1. Le confédéralisme démocratique
    1. Introduction
    2. L’État-nation
      1. Principes de base
      2. Les origines religieuses de l’État
      3. État-nation et bureaucratie
      4. L’homogénéité de l’État-nation
      5. Les fondations idéologiques de l’État-nation
        1. Le nationalisme
        2. La science positiviste
        3. Le sexisme
        4. La religiosité
      6. Les Kurdes et l’État-nation
    3. Le confédéralisme démocratique
      1. Participation et diversité du paysage politique
      2. L’héritage de la société et l’accumulation du savoir historique
      3. La société morale et politique
      4. Le confédéralisme démocratique et la politique démocratique
      5. Le confédéralisme démocratique et l’autodéfense
      6. Le confédéralisme démocratique face à la quête d’hégémonie
      7. L’Union mondiale démocratique et confédérée
      8. Conclusion
    4. Les principes du confédéralisme démocratique

Introduction

Voilà plus de trente ans que le Parti des travailleurs du Kurdistan lutte pour la reconnaissance des droits légitimes du peuple kurde. Notre lutte, notre combat pour la liberté a donné à la question kurde une résonance internationale et a permis de se rapprocher d’une résolution de cette question essentielle pour l’ensemble du Moyen-Orient.

À l’époque de la formation du PKK, dans les années 1970, le climat politique et idéologique international se caractérisait par un monde bipolaire, celui de la guerre froide, et un conflit entre le socialisme et le capitalisme. Le PKK s’était alors inspiré de l’essor des mouvements de décolonisation à travers le monde entier. Nous avions tenté de tracer notre propre voie, en accord avec les spécificités propres à la situation de notre pays. Le PKK n’a jamais considéré la question kurde comme un simple problème d’ethnicité ou de nationalité ; nous concevions notre mouvement comme un projet visant à révolutionner et à démocratiser la société. Depuis les années 1990, nos actions ont été principalement déterminées par ces objectifs.

Nous avions également mis au jour le lien de causalité entre la question kurde et la domination mondiale imposée par le système capitaliste moderne. Sans remettre en question ce lien, toute solution relevait à nos yeux de l’impossible – nous continuerions à être dépendants, sous de nouvelles formes. Quant aux questions d’ethnicité et de nationalité kurdes, dont les origines sont profondément enracinées dans l’histoire et les fondations mêmes de la société, une seule solution viable était envisagée : créer un État-nation, paradigme de la modernité capitaliste d’alors.

Toutefois, nous ne voyions pas, dans les modèles politiques existants, une possibilité d’amélioration durable de la situation des peuples de la région. Le nationalisme et les États-nations n’étaient-ils pas, en effet, à l’origine de nombre des problèmes du Moyen-Orient contemporain ?

Examinons de plus près le contexte historique de ce paradigme, afin de concevoir une solution qui évite le piège du nationalisme et corresponde davantage à la situation régionale.

L’État-nation

Principes de base

En se sédentarisant, les peuples ont commencé à se faire une idée de la région dans laquelle ils habitaient, de son étendue et de ses frontières, principalement définies par la nature et les caractéristiques du paysage. Les clans et tribus installés de longue date dans un territoire donné ont développé les notions d’identité commune, de patrie. Les limites de ce que les tribus considéraient comme leur ­territoire n’étaient pas encore des frontières fixes ; le commerce, la culture ou la langue n’étaient donc pas restreints par celles-ci. Longtemps, les frontières territoriales sont demeurées fluctuantes. À peu près partout dans le monde, les structures féodales prédominaient et, de temps à autre, apparaissaient des monarchies dynastiques ou de grands empires multiethniques, aux frontières changeantes et aux différentes langues et communautés religieuses, tels que l’Empire romain, l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman ou l’Empire britannique. Ils se sont maintenus dans la durée, et ce malgré les nombreux changements de régime : leur base féodale leur permettait de distribuer le pouvoir à un large éventail de centres secondaires du pouvoir, plus petits.
État-nation et pouvoir

Avec l’émergence du commerce entre États-nations, les secteurs commerciaux et financiers se sont mis à participer à la vie politique, renforçant ainsi les structures traditionnelles de l’État. Il y a deux siècles environ, la révolution industrielle a coïncidé avec le développement de l’État-nation, développement effectué de pair avec, d’une part, l’accumulation non régulée de capital, et, de l’autre, l’exploitation illimitée d’une population croissante. La nouvelle bourgeoisie issue de cette révolution souhaitait, elle aussi, prendre part au processus décisionnel et intégrer les structures de l’État. Son système économique, le capitalisme, s’est dès lors transformé en élément essentiel de l’État-nation nouvellement créé. La bourgeoisie et le pouvoir du capital ont permis à l’État-nation de remplacer l’ordre féodal et son idéologie, fondée sur des structures tribales et des droits hérités des aïeux, par l’idéologie nationale, unifiant tous les clans et tribus sous le toit de la nation. Capitalisme et État-nation en sont venus à être si intimement liés que l’existence de l’un sans l’autre semble aujourd’hui inimaginable. Ainsi, l’État, non content de cautionner l’exploitation, s’est mis à encourager et à faciliter celle-ci.

L’État-nation est la forme de pouvoir maximale. Aucun des autres types d’État ne possède une capacité de pouvoir équivalente. La principale raison de ce pouvoir réside dans le fait que les classes moyennes supérieures ont été progressivement rattachées au processus de monopolisation. L’État-nation est lui-même le plus complet des monopoles – il s’agit en réalité d’une unité de monopoles : commerce, industrie, finance, pouvoir. Le monopole idéologique est quant à lui indivisible du monopole du pouvoir.

Les origines religieuses de l’État

Les origines religieuses de l’État ont déjà fait l’objet d’une analyse approfondie15. Les concepts religieux et théologiques sont à l’origine de nombre de concepts politiques contemporains. Un examen minutieux révèle que la religion et l’imaginaire divin sont au fondement des premières identités sociales de l’histoire ; ils ont formé le ciment idéologique de nombreuses tribus et autres communautés pré-étatiques, définissant leur existence même en tant que communautés.

À la suite du développement des structures étatiques, les liens traditionnels unissant État, pouvoir et société ont commencé à se déliter. Les idées et pratiques du sacré, présentes dès les origines de la communauté, se sont vidées de leur sens en tant qu’identité collective et ont été transférées sur les structures du pouvoir, tels les monarques ou dictateurs. On s’est mis à établir un lien de causalité entre le pouvoir de l’État et la volonté divine : le souverain est ainsi devenu un élu de Dieu, représentant de son pouvoir sur la Terre.

La plupart des États modernes s’affirment laïcs et revendiquent d’avoir coupé les liens entre la religion et l’État, et séparé la première du second. Cela n’est que partiellement vrai. Certes, les institutions religieuses et autres représentants du clergé ne participent plus au processus décisionnel sociopolitique, mais ils continuent d’influencer les décisions prises tout en se trouvant eux-mêmes sous l’influence des idées et des évolutions sociopolitiques. Par conséquent, la laïcité contient toujours en son sein des éléments religieux. La séparation de la religion et de l’État résulte d’une décision politique ; elle ne s’est pas produite naturellement, et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, État et pouvoir nous apparaissent comme des phénomènes donnés, voire « tombés du ciel ». Les notions d’État laïc ou encore de pouvoir laïc demeurent ambiguës.

L’État-nation s’est également doté d’un certain nombre d’attributs, tels que la nation, la patrie, le drapeau, l’hymne, et bien d’autres encore, qui servent à remplacer ceux, anciens, que fournissait la religion. La notion d’unité de l’État et de nation transcende les structures matérielles et politiques, et nous renvoie à l’unité avec Dieu des sociétés pré-étatiques. Ces notions ont donc été choisies pour se substituer au divin.

Aux époques précédentes, lorsqu’une tribu en soumettait une autre, les membres de la tribu conquise devaient vénérer les dieux des vainqueurs. Ce processus n’est autre qu’un processus de colonisation, voire d’assimilation. L’État-nation est un État centralisé, aux attributs quasi divins, qui a totalement désarmé la société et monopolise l’usage de la force.

État-nation et bureaucratie

Transcendant sa base matérielle, c’est-à-dire les citoyens, l’État-nation adopte une existence propre, bien au-delà de ses seules institutions politiques. Il a donc besoin d’institutions supplémentaires qui lui soient spécifiques, et ce afin de protéger sa base idéologique ainsi que ses structures juridiques, économiques et religieuses. La bureaucratie civile et militaire qui remplit ce rôle, en perpétuelle expansion, se révèle coûteuse et ne sert, du reste, qu’à assurer la préservation de l’État, qui hisse en retour la bureaucratie au-dessus du peuple.

La modernité européenne a fourni à l’État tous les moyens nécessaires à l’expansion de sa bureaucratie, dans l’ensemble des couches de la société. Il se développa comme une tumeur, infectant toutes les forces vives de cette dernière. État-nation et bureaucratie ne peuvent exister l’un sans l’autre. Si l’État-nation est la colonne vertébrale de la modernité capitaliste, il est aussi une prison pour la société naturelle. Sa bureaucratie garantit le fonctionnement du système, la base de la production des biens ainsi que les profits engrangés par les acteurs économiques concernés, qu’il s’agisse d’un État-nation socialiste réel ou bien à économie de marché. Au nom du capitalisme, l’État-nation domestique la société et aliène la communauté de ses fondations naturelles. Toute analyse visant à localiser et résoudre les problèmes sociaux doit donc procéder à un examen approfondi de ces relations.

L’homogénéité de l’État-nation

Dans sa forme originelle, l’État-nation avait pour but de monopoliser tous les processus sociaux. L’idée selon laquelle diversité et pluralité doivent être combattues à tout prix a ouvert la voie aux politiques d’assimilation et de génocide. En plus d’exploiter les idées et la force de travail de la société et de coloniser les esprits au nom du capitalisme, l’État-nation assimile également toutes sortes de cultures et d’idées intellectuelles et spirituelles, et ce afin de préserver sa propre existence. Il vise à créer une culture et une identité nationales uniques, ainsi qu’une seule communauté religieuse unifiée. Pour ce faire, il impose également une citoyenneté homogène. La notion même de citoyen est le résultat de cette quête d’homogénéité : la citoyenneté moderne n’est rien d’autre qu’un passage de l’esclavage de la sphère privée à l’esclavage public de la sphère étatique. Le capitalisme ne peut dégager de bénéfices sans ces armées d’esclaves modernes. La société nationale homogène est la société la plus artificielle jamais créée ; elle résulte d’un immense « projet d’ingénierie sociale ».

De tels objectifs sont généralement atteints par la force ou l’argent. En résultent souvent l’annihilation physique des minorités, de leurs cultures ou de leurs langues, ou bien leur assimilation forcée. L’histoire des deux derniers siècles regorge d’exemples à même d’illustrer la violence déployée pour tenter de créer une nation conforme à la réalité imaginaire d’un véritable État-nation.
État-nation et société

On dit souvent que l’État-nation se soucie du sort du peuple. Voilà qui est faux. Il est surtout un gouverneur national du système capitaliste mondial, un vassal de la modernité capitaliste lié aux structures dominantes du capital autrement plus profondément qu’on ne le croit. Il est une colonie du capital. Aussi nationaliste qu’il se présente, l’État-nation sert de la même manière les processus capitalistes de l’exploitation – rien d’autre ne saurait expliquer les terribles guerres de redistribution que l’on a connues à l’époque de la modernité capitaliste. L’État-nation n’est pas aux côtés du peuple : il est son ennemi.

Les relations entre les différents États-nations et les monopoles internationaux sont coordonnées par les diplomates desdits États-nations. Sans reconnaissance mutuelle, aucun d’entre eux ne pourrait survivre. La raison se trouve dans la logique du système capitaliste mondial. Les États-nations qui font faux bond à ce dernier connaîtront le même sort que le régime de Saddam Hussein en Irak, ou bien seront mis à genoux par le biais d’embargos économiques.

Forts de l’exemple de la République de Turquie, nous allons à présent évoquer quelques caractéristiques de l’État-nation.

Les fondations idéologiques de l’État-nation

Dans le passé, l’histoire des États se confondait avec celle de leurs dirigeants, qui se voyaient affublés de qualités presque divines. L’essor de l’État-nation a changé cette pratique. C’est maintenant l’État tout entier qui est idéalisé et élevé à un rang divin.

Le nationalisme

Si l’on compare l’État-nation à un dieu, alors le nationalisme est sa religion. En dépit de certains éléments en apparence positifs, l’État-nation et le nationalisme présentent des caractéristiques ­métaphysiques. Le profit capitaliste et l’accumulation de capital font ainsi figure de catégories qu’un voile de mystère entoure ; existe, entre ces termes, tout un réseau de relations contradictoires fondé sur la force et l’exploitation. Leur quête d’un pouvoir hégémonique sert la maximalisation des profits. En ce sens, le nationalisme apparaît comme une justification quasi religieuse. Sa mission réelle consiste cependant à servir l’État-nation presque divinisé et sa vision idéologique, qui imprègne tous les domaines de la société. Arts, science, conscience sociale : rien de tout cela n’est indépendant. Un véritable éveil intellectuel nécessite donc une analyse fondamentale de ces éléments de la modernité.

La science positiviste

Le paradigme d’une science positiviste ou descriptive est un autre des piliers idéologiques de l’État-nation. Il nourrit l’idéologie nationaliste ainsi que la laïcité, qui a pris la forme d’une nouvelle religion. Il s’agit, par ailleurs, de l’un des fondements idéologiques de la modernité – ses dogmes ont influencé les sciences sociales de manière pernicieuse.

Le positivisme se réduit à une approche philosophique strictement limitée à l’apparence des choses, laquelle est assimilée à la réalité elle-même. Puisque le positivisme confond apparence et réalité, les choses non apparentes ne peuvent pas faire partie de la réalité.

Grâce à la physique quantique, à l’astronomie, à certains pans de la biologie et à l’essence même de la pensée, nous savons que la réalité se produit également dans des mondes qui dépassent le seul fait observable. La vérité, dans la relation qu’elle entretient entre l’observateur et l’observé, s’est mystifiée jusqu’à ne plus rentrer dans aucune définition ni échelle physique. Le positivisme nie ce fait et, partant, ressemble dans une certaine mesure à l’idolâtrie de jadis, où l’idole constituait une image de la réalité.

Le sexisme

Le sexisme, qui contamine l’ensemble de la société, est un autre pilier idéologique de l’État-nation. De nombreux systèmes civilisés ont mobilisé le sexisme afin de préserver leur pouvoir, imposant l’exploitation des femmes et les utilisant comme réservoir de travail bon marché. Les femmes sont également considérées comme une ressource précieuse : elles produisent la progéniture et assurent la reproduction des hommes. La femme est donc à la fois vue comme un objet sexuel et une marchandise. Elle est un outil pour la préservation du pouvoir masculin et peut, au mieux, accéder au statut d’accessoire de la société masculine et patriarcale.

D’une part, le sexisme de la société de l’État-nation renforce le pouvoir des hommes ; de l’autre, l’État-nation, en exploitant les femmes, transforme la société en colonie. À cet égard, les femmes peuvent être considérées comme une nation exploitée.

Au cours de l’histoire de la civilisation, le patriarcat a consolidé le cadre traditionnel des hiérarchies, lequel, dans un État-nation, est alimenté par le sexisme. Ancré dans la société, le sexisme est, à l’instar du nationalisme, un produit idéologique du pouvoir et de l’État-nation. Il n’est pas moins dangereux que le capitalisme. Le patriarcat tente toutefois de dissimuler ceci à tout prix. Cela se comprend aisément puisque l’ensemble des relations de pouvoir et des idéologies étatiques sont nourries par des concepts et des comportements sexistes. L’oppression de la société tout entière est inconcevable sans l’oppression des femmes. Le sexisme de la société de l’État-nation donne, d’une part, les pleins pouvoirs à l’homme tout en transformant, de l’autre, la société en la pire des colonies. La femme est la nation colonisée de la société historique ; elle se trouve dans la pire des positions à l’intérieur de l’État-nation. Toutes les idéologies du pouvoir et de l’État ont leurs origines dans des comportements et des attitudes sexistes. L’esclavage de la femme est le champ social le plus profond et le plus dissimulé ; tous les types d’esclavage, d’oppression et de colonisation s’y produisent. Le capitalisme et l’État-nation agissent ainsi en pleine conscience. Sans l’esclavage de la femme, aucune autre modalité d’esclavage ne peut exister, ni a fortiori se développer.

Le capitalisme et l’État-nation représentent l’institutionnalisation ultime du mâle dominant. Pour parler plus crûment encore, le capitalisme et l’État-nation sont le monopole du mâle despotique et exploiteur.

La religiosité

Bien qu’agissant, en apparence, comme un État laïc, l’État-nation ne se prive pas de mélanger le nationalisme à la religion pour parvenir à ses fins. La raison est simple : la religion continue de jouer un rôle important dans certaines sociétés, ou dans certaines parties de celles-ci. À cet égard, l’islam se montre particulièrement agile.

La religion ne joue toutefois plus son rôle traditionnel, ère moderne oblige. Qu’elle prenne les atours de la modération ou de la radicalité, la religion n’a, au sein de l’État-nation, plus de mission à remplir : elle ne peut faire que ce qu’il lui permet. Son influence et sa fonctionnalité persistantes peuvent néanmoins être utilisées à mauvais escient afin de promouvoir le nationalisme – de quoi intéresser l’État-nation. Dans certains cas, la religion prend même la place du nationalisme : en Iran, le chiisme est l’une des armes idéologiques les plus puissantes ; en Turquie, l’idéologie sunnite joue un rôle similaire, bien que plus limité.

Les Kurdes et l’État-nation

Suite à cette courte introduction à l’État-nation et à ses fondements idéologiques, nous allons maintenant tenter de démontrer pourquoi un État-nation kurde se révélerait inadapté aux besoins du peuple kurde. Depuis des décennies, les Kurdes luttent non seulement contre l’oppression exercée par les puissances dominantes et pour la reconnaissance de leur existence, mais également dans le but de libérer leur société de l’emprise du féodalisme. Il serait donc illogique de se libérer pour s’enchaîner à nouveau, voire pour subir une oppression plus grande encore. Dans le contexte de la modernité capitaliste, fonder un État-nation reviendrait pourtant à cela. Tant que l’on ne s’opposera pas à cette modernité, la libération des peuples demeurera impossible. Voilà pourquoi la fondation d’un État-nation kurde est à mes yeux inenvisageable.

L’appel à la création d’un État-nation séparé représente les intérêts de la classe dirigeante et ceux de la bourgeoisie mais ne reflète nullement les intérêts du peuple : un État supplémentaire ne ferait que renforcer l’injustice et entraver plus encore le droit à la liberté.

Dès lors, solutionner la question kurde passe par l’affaiblissement ou le rejet de la modernité capitaliste. Il est des raisons historiques, des caractéristiques sociales et des évolutions concrètes à cela – à quoi il faut ajouter le déploiement des populations kurdes sur le territoire de quatre pays. Tout ceci rend d’autant plus indispensable une solution démocratique. Il importe en outre de se rappeler que l’ensemble du Moyen-Orient souffre d’un manque cruel de démocratie. De par la position géostratégique de la zone de peuplement kurde, le succès du projet démocratique porté par les Kurdes assurerait le développement démocratique de l’ensemble du Moyen-Orient. Ce projet démocratique, nous l’avons baptisé le « confédéralisme démocratique ».

Le confédéralisme démocratique

On peut qualifier ce type de gouvernance d’administration politique non étatique ou encore de ­démocratie sans État. Les processus démocratiques de prise de décision ne doivent pas être confondus avec les processus auxquels les administrations publiques nous ont habitués. Les démocraties gouvernent, là où les États se contentent d’administrer. Les États sont fondés sur la force, les démocraties se basent sur le consensus collectif. Les postes de responsabilité de l’État sont attribués par décret, bien qu’ils soient en partie légitimés par des élections ; les démocraties fonctionnent avec des élections directes. L’État considère légitime l’usage de la coercition tandis que les démocraties reposent sur la participation volontaire.

Le confédéralisme démocratique est ouvert aux autres groupes et factions politiques. Il s’agit d’un système flexible, multiculturel et antimonopoliste fondé sur le consensus. L’écologie et le féminisme sont au nombre de ses piliers majeurs. Dans ce type d’auto-administration, il sera nécessaire de mettre en place une économie alternative qui permette d’accroître les ressources de la société au lieu de les exploiter, répondant ainsi à ses multiples besoins.

Participation et diversité du paysage politique

Le caractère contradictoire de la composition de la société exige des groupes politiques qu’ils soient organisés en formations à la fois verticales et horizontales. Qu’il s’agisse de groupes locaux, régionaux ou centraux, il est important que cet équilibre soit respecté. Seuls ces groupes, qui se représenteront eux-mêmes, seront en mesure de gérer les situations concrètes auxquelles ils se trouvent confrontés et de développer les solutions adéquates aux problèmes sociaux les plus divers. Exprimer son identité culturelle, ethnique ou nationale par le biais d’une association politique est un droit naturel, qui ne peut cependant s’exercer qu’au sein d’une société éthique et politique. Qu’il s’agisse d’États-nations, de républiques ou de démocraties, le confédéralisme démocratique est ouvert au compromis en matière de traditions étatiques ou gouvernementales : il permet la coexistence égalitaire.

L’héritage de la société et l’accumulation du savoir historique

Le confédéralisme démocratique repose sur l’expérience historique et l’héritage collectif de la société. Il ne s’agit pas d’un système politique moderne et arbitraire mais bien du résultat de l’histoire et de l’expérience accumulées par la société – c’est-à-dire de son vécu.

L’État n’en finit pas d’avancer vers toujours plus de centralisation, et ce afin de soutenir les intérêts des monopoles du pouvoir. Le confédéralisme fonctionne de manière exactement inverse. Dans ce système, ce ne sont pas les monopoles mais la société qui est au centre de la réflexion politique. La structure hétérogène de la société entre en contradiction avec toutes les formes de centralisation, et une centralisation prononcée ne fait que provoquer des révoltes sociales.

Aussi loin que l’on remonte, les humains ont formé des groupes flexibles tels que les clans, tribus ou autres communautés aux caractéristiques fédéralistes. C’est ainsi qu’ils parvenaient à préserver leur autonomie interne. Les gouvernements impériaux eux-mêmes employaient différentes méthodes d’auto-administration dans les diverses parties de l’empire – il pouvait s’agir d’autorités religieuses, de conseils tribaux, de royaumes, voire même de républiques. Il est donc important de comprendre que même les empires en apparence centralisateurs fonctionnaient en réalité selon une structure organisationnelle confédérée. La société ne veut pas du modèle d’administration centralisateur, qui n’est, en vérité, qu’un modèle administratif nécessaire aux besoins des monopoles.

La société morale et politique

La division de la société en catégories et en termes correspondant à un modèle donné n’est que le produit artificiel des monopoles capitalistes. Il n’existe pas de telles sociétés en dehors de leur propagande. Les sociétés sont essentiellement morales et politiques. Les monopoles économiques, politiques, idéologiques et militaires ne sont que des constructions, contredisant la nature de la société en se contentant de viser l’accumulation de surplus. Ils ne créent pas de valeurs, tout comme une révolution ne peut créer une nouvelle société – elle peut simplement jouer un rôle positif dans la restauration du tissu moral et politique d’une société gagnée par l’érosion. Le reste est déterminé par le libre arbitre de la société morale et politique.

Comme évoqué précédemment, la modernité capitaliste contribue à renforcer la centralisation de l’État. Les centres du pouvoir politique et militaire au sein de la société ont été privés de leur influence. L’État-nation, substitut moderne à la monarchie, a laissé derrière lui une société affaiblie et sans défense. À cet égard, l’ordre juridique et la paix publique ne renvoient qu’à la domination de la classe bourgeoise. Le pouvoir se concentre au sein de l’État central et devient alors l’un des paradigmes fondamentaux de la modernité. Ceci place l’État-nation en contradiction avec la démocratie et le républicanisme.

Notre projet de « modernité démocratique » se veut une proposition alternative à la modernité telle que nous la connaissons. Le confédéralisme démocratique est son paradigme politique fondamental. La modernité démocratique est le cadre d’une société morale et politique. Tant que nous ferons l’erreur de croire que les sociétés doivent être des entités homogènes et monolithiques, il nous sera difficile de comprendre le confédéralisme. L’histoire de la modernité représente quatre siècles de génocide physique et culturel au nom d’une société unitaire imaginaire. Le confédéralisme démocratique est, en revanche, un acte d’autodéfense contre cette histoire et met l’accent sur la constitution de formations politiques diverses, multiethniques et multiculturelles.

La crise du système financier est une conséquence inhérente à l’État-nation capitaliste. Tous les efforts déployés par les néolibéraux pour transformer l’État-nation sont cependant demeurés sans succès – le Moyen-Orient en est un exemple édifiant.

Le confédéralisme démocratique et la politique démocratique

Contrastant avec l’interprétation centraliste, linéaire et bureaucratique de l’administration et de l’exercice du pouvoir au sein de l’État-nation, le confédéralisme démocratique propose un type de formation politique dans lequel la société se gouverne elle-même. Tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles y ont la possibilité de s’exprimer par le biais de réunions locales, de conventions générales et de conseils. L’important réside dans la capacité de prise de décision issue de ces conseils et de ces débats – toute administration élitiste et éloignée de ces principes devient alors illégitime. La gouvernance démocratique et le contrôle du travail social s’effectuent par des groupes de conseils multistructurés qui s’efforcent de s’unir dans la diversité, qu’il s’agisse des conseils centraux de coordination globale (assemblées, commissions ou congrès) ou des conseils locaux.

La société démocratique permet la construction du confédéralisme démocratique, qui tire son caractère démocratique de celle-ci. La modernité capitaliste détruit l’espace politique en tentant de se maintenir par le pouvoir d’appareils étatiques toujours plus centralisés et diffus au sein du tissu social. Par ­conséquent, la politique démocratique réforme la société politique en offrant à différents groupes et identités au sein de la société l’opportunité de s’exprimer et de s’organiser en forces politiques. La politique redevient dès lors partie intégrante de la vie sociale. Sans la politique, la crise de l’État, alimentée par la négation de la société politique, ne saurait être résolue.

Le confédéralisme démocratique, modèle simple et facile à établir, possède le potentiel pour surmonter les problèmes issus du système de l’État-nation, tout en constituant l’outil le plus adéquat de politisation de la société. Chaque communauté, ethnie, culture, communauté religieuse, mouvement intellectuel, unité économique, etc., peut ainsi s’organiser de manière autonome et s’exprimer en tant qu’unité politique.

Le concept du « soi » doit être compris dans ce cadre, qu’il soit fédéré ou autonome. Chaque entité a l’opportunité de former une confédération, de l’échelon le plus local au plus global. Le facteur le plus fondamental qui en découle, sur le plan local, réside dans le droit au débat libre et à la prise de décisions. Chaque entité ou unité fédérée est unique et bénéficie de la possibilité d’établir une démocratie directe ou participative, dont la faisabilité donne toute sa force à ce système. Tandis que l’État-nation est en contradiction avec la démocratie directe, qu’il ignore, le confédéralisme démocratique est la forme de constitution de la démocratie directe, qui y devient fonctionnelle.

Tout comme l’État-nation opprime et homogénéise la société, tout en l’éloignant de la démocratie, le modèle du confédéralisme démocratique la libère, la diversifie et la démocratise. Les unités fédérées, ­cellules souches de la démocratie directe et participative, sont également uniques et idéales, en cela qu’elles ont la souplesse nécessaire pour se transformer, au besoin, en unités confédérées. Toute unité politique fondée sur la démocratie directe et participative est démocratique ; en ce sens, nous pouvons qualifier ce fonctionnement politique, sous sa forme d’unité locale ou de formation globale, de politique démocratique. Un véritable système démocratique réside dans la formulation de l’expérience de tous ces processus. Il est donc important de comprendre que les unités confédérées sont nécessaires au sein même d’un village ou dans les rues d’une ville. Des unités de démocratie directe telles que l’unité écologique ou la fédération du village, associées à l’unité des femmes libres, de l’autodéfense, de la jeunesse, de l’éducation, des arts, de la santé, de la solidarité et de l’économie, doivent par exemple s’unir au sein d’une unité nouvelle – que l’on peut qualifier d’unité ou d’union confédérée. Une fois ce système appliqué à un niveau local, régional, national et mondial, l’inclusivité du confédéralisme démocratique devient manifeste.

Le confédéralisme démocratique et l’autodéfense

L’État-nation est une entité dont la structure est principalement militaire. Les États-nations sont toujours plus ou moins les produits de guerres intérieures et extérieures. Aucun des États-nations existants n’est apparu de lui-même : ils ont invariablement un historique de guerres à leur actif. Ce processus n’est pas limité à l’étape de leur fondation mais s’appuie bel et bien sur la militarisation de l’ensemble de la société. Le gouvernement civil de l’État n’est qu’un accessoire de l’appareil militaire. Les démocraties libérales vont encore plus loin en camouflant leurs structures militaristes sous des couleurs libérales et démocratiques – cela ne les empêche pas de rechercher des solutions autoritaires à l’apogée d’une crise provoquée par le système lui-même. L’exercice fasciste du pouvoir est dans la nature de l’État-nation : le fascisme est la forme d’État-nation la plus pure.

Seule l’autodéfense peut permettre de repousser cette militarisation. Les sociétés qui ne possèdent pas de mécanisme d’autodéfense perdent leur identité, leur capacité à la prise de décision démocratique et leur nature politique. Dès lors, l’autodéfense de la société ne se limite pas qu’à l’aspect militaire des choses ; elle présume également la préservation de l’identité, l’existence d’une conscience politique propre et un processus de démocratisation. Alors seulement peut-on parler d’autodéfense.

Dans ce contexte, on peut qualifier le confédéralisme démocratique de système d’autodéfense de la société. L’autodéfense ne peut être une réponse appropriée à l’hégémonie que dans la mesure où celle-ci est fondée sur la politique démocratique et un système de réseaux confédérés. Tout comme il existe de nombreux réseaux et bandes hégémoniques (monopoles du commerce, de la finance, de l’industrie, du pouvoir de l’État-nation et de l’idéologie), il doit exister, en même nombre, des réseaux confédérés dans le cadre de l’autodéfense et de la politique démocratique.

En particulier, cela signifie que le paradigme social du confédéralisme n’implique pas que les forces armées aient le monopole de la chose militaire, celles-ci ayant pour seule tâche d’assurer la sécurité intérieure et extérieure. Elles sont placées sous le contrôle direct des institutions démocratiques. La société elle-même doit être capable de déterminer leurs devoirs, et une de leurs tâches principales sera donc de défendre le libre arbitre de la société contre les interventions intérieures et extérieures. Les structures de commandement des unités doivent être sous le double contrôle des organes de la politique démocratique et des membres mêmes de chaque unité afin, si besoin est, de formuler des propositions et de les accepter, puis d’opérer les changements adéquats.

Le confédéralisme démocratique face à la quête d’hégémonie

Le confédéralisme démocratique est fermement opposé à tout type d’hégémonie, et ce notamment dans le domaine idéologique. Tandis que les civilisations classiques s’appuient généralement sur le principe d’hégémonie, les civilisations démocratiques refusent les puissances et les idéologies hégémoniques. Toute forme d’expression dépassant les limites de l’autogouvernance démocratique réduirait jusqu’à l’absurde les principes même de l’autogouvernance et de la liberté d’expression. La gestion collective des affaires de la société nécessite la compréhension et le respect des opinions divergentes, associés à des processus de prise de décision démocratiques. Par contraste avec la gouvernance de la modernité capitaliste, où les institutions dirigeantes des États-nations prennent des décisions bureaucratiques arbitraires, l’approche de la gouvernance portée par la civilisation et la modernité démocratiques agissent en accord avec les fondements moraux de la société. Les institutions dirigeantes du confédéralisme démocratique n’ont pas besoin de légitimation idéologique et, par conséquent, elles ne recherchent pas l’hégémonie.

L’Union mondiale démocratique et confédérée

Bien que le confédéralisme démocratique se concentre sur le niveau local, il n’est pas exclu d’organiser le confédéralisme à l’échelle mondiale. Au contraire, il nous faut établir une plate-forme de sociétés civiles nationales, c’est-à-dire une Union mondiale démocratique et confédérée, afin de s’opposer aux Nations unies, qui sont une association d’États-nations sous la direction de superpuissances. Il est nécessaire de rassembler des communautés plurielles au sein d’une Confédération démocratique mondiale si nous voulons progresser vers un monde plus sûr, pacifique, écologique, juste et productif.

Conclusion

Le confédéralisme démocratique est un type d’autogouvernance qui contraste avec l’administration par un État-nation. La relation entre ­confédération démocratique et États-nations ne rime ni avec guerre continue ni avec assimilation : c’est une relation de principe qui repose sur la coexistence admise de deux entités séparées. En cas d’interventions et d’attaques, non seulement par les États-nations mais par la modernité capitaliste en général, le confédéralisme démocratique doit toujours disposer de forces d’autodéfense.

Le confédéralisme démocratique n’est en guerre avec aucun État-nation, mais il ne restera pas passif face aux tentatives d’assimilation. Des changements durables ne peuvent être accomplis par une révolution ni par la création d’un État-nation supplémentaire. Sur le long cours, la liberté et la justice ne peuvent prévaloir qu’au sein d’un processus dynamique de démocratie confédérée.

Ni le rejet total de l’État ni sa reconnaissance pleine et entière ne servent les efforts démocratiques de la société civile. Le triomphe sur l’État, et notamment sur l’État-nation, est un processus de longue haleine.

L’État ne sera vaincu que lorsque le confédéralisme démocratique aura prouvé sa capacité à résoudre les questions sociales. Cela ne signifie cependant pas que l’on doive se soumettre aux attaques des États-nations. Les confédérations démocratiques maintiendront en permanence des forces d’autodéfense et ne seront pas forcées de s’organiser au sein d’un territoire unique. Elles pourront prendre la forme de confédérations transfrontalières lorsque les sociétés concernées le souhaiteront.

Les principes du confédéralisme démocratique

  1. Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations unies, fondé sur les États-nations, a prouvé son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés.
  2. Le confédéralisme démocratique est un paradigme social non étatique. Il n’est pas contrôlé par un État. Le confédéralisme démocratique représente également l’organisation de la démocratie et de la culture.
  3. Le confédéralisme démocratique est fondé sur la participation de la population : ce sont les communautés concernées qui y maîtrisent le processus décisionnel. Les niveaux les plus élevés ne sont présents qu’afin d’assurer la coordination et la mise en œuvre de la volonté des communautés qui envoient leurs délégués aux assemblées générales. Pour un an, ils font office à la fois de porte-parole et d’institution exécutive. Cependant, le pouvoir décisionnel de base est dévolu aux institutions populaires.
  4. La démocratie au Moyen-Orient ne peut être imposée par le système capitaliste et ses puissances impériales, qui causent au contraire du tort à celle-ci. La diffusion de la démocratie au niveau des masses est essentielle, car il s’agit de la seule approche permettant d’intégrer différents groupes ethniques, religions et classes sociales. Elle se marie également très bien avec la structure confédérée et traditionnelle de la société.
  5. Le confédéralisme démocratique au Kurdistan est également un mouvement antinationaliste. Il vise à accomplir le droit à l’autodéfense des peuples en contribuant à la progression de la démocratie dans toutes les parties du Kurdistan, sans toutefois remettre en cause les frontières politiques existantes. La fondation d’un État-nation kurde ne fait pas partie de ses objectifs. Le mouvement a pour but l’établissement de structures fédérales en Iran, en Turquie, en Syrie et en Irak, structures ouvertes à tous les Kurdes et formant, dans le même temps, une confédération globale pour les quatre parties du Kurdistan.

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