Avant-propos d’Olivier Besancenot

Ce recueil de textes est une invitation à découvrir et à comprendre l’ampleur de l’évolution des positions stratégiques du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, organisation politique qui combat, armes à la main, depuis près de quarante ans, pour le droit à l’autodétermination du peuple kurde en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak. Les contributions proposées sont toutes rédigées de la main d’Abdullah Öcalan, emprisonné par l’État turc depuis plus de vingt ans.

Cet ouvrage nous convie surtout à nous forger notre propre point de vue, en connaissance de cause, sur la base de ses écrits originaux et sans le filtre habituel de la critique ou de l’apologie. C’est un accès direct à la source théorique de cette formation marxiste et révolutionnaire qui a effectué de profonds changements d’orientation sans jamais rien renier de ses convictions fondatrices. Une invitation, aussi, à cerner au plus près les motivations humanistes de ces milliers de femmes et d’hommes qui résistent vaillamment au Rojava, cet endroit du monde coincé entre la dictature d’Erdogan, le régime tortionnaire d’Assad et le califat obscurantiste et meurtrier de l’État islamique. Chacune de ces terres demeurant en outre le terrain de jeu des intérêts des principales puissances économiques que sont les États-Unis, la Russie ou la France. C’est en ces lieux, contre vents et marées et avec un courage sans faille, que ces combattants et ces combattantes persistent à féconder le ventre en feu de ce monde malade d’une expérience de vie collective singulière, baptisée « confédéralisme démocratique ». Un projet politique qui revendique son aspiration à l’émancipation sociale, démocratique, écologiste et féministe. Vivre, et non pas seulement survivre dans le purgatoire de la société moderne, selon des règles distinctes de celles édictées par l’ordre dominant, tel est le pari stratégique revendiqué par ce courant dont les idées sont devenues progressivement hégémoniques au sein du peuple kurde, et au-delà, à mesure de leur mise en œuvre. Des expériences parfois chaotiques du fait de la situation qui pèse sur la région, la guerre, l’état de siège ou l’occupation militaire. Une amorce concrète de société qui a le mérite de tenter d’exister, en dépassant le fonctionnement tribal sans pour autant devenir capitaliste.

Le confédéralisme démocratique n’a pas vocation à présenter un modèle d’organisation clés en main, ni à faire office d’utopie réalisée, parfaite et aboutie ; il n’a d’autres ambitions que de démontrer dans les faits qu’une autre organisation sociale et démocratique est possible. Et, en filigrane, qu’un autre monde peut être envisagé et bâti. Dans ce contexte, il est donc important de le tenir en estime pour ce qu’il est : une des rares expérimentations humaines qui constitue, à grande échelle, une dissidence contemporaine aux diktats d’un capitalisme universellement déployé.

Lire les travaux d’Öcalan est aussi l’occasion de dépasser certains préjugés relatifs à la question kurde en général et au PKK en particulier. Les idées ou jugements préconçus sont tenaces et souvent liés aux survivances partisanes d’hier, aux désaccords tactiques du moment, parfois à l’ignorance sincère, sans malveillance déplacée. Beaucoup gardent en mémoire des images raccourcies de ce parti, généralement en noir et blanc, telles des réfractions d’une histoire révolue – tout au plus un drapeau, délavé bien qu’en couleur, et aussi un visage, ou une ombre, celui ou celle d’Öcalan. Les silhouettes de combattantes surgissent parfois de ces brouillards pour faire une fugace apparition sur nos écrans télévisés. D’autant que les enjeux sont de taille. Comment oublier qu’une part de notre sort s’est jouée là-bas à maintes reprises, et s’y jouera probablement encore ? Pourrions-nous effacer de nos consciences les actes et les événements qui viennent nous rappeler à quel point nos destins sont liés ? Fin janvier 2015, quelques jours après les premiers attentats qui allaient endeuiller durablement la société française, les troupes des YPG, organisation sœur du PKK en Syrie, parvenaient, dans le nord du pays, à libérer la ville de Kobané de la mainmise de Daech, et ce au prix de nombreuses vies héroïques. L’espace d’un instant, Kobané était devenu le centre du monde, plus exactement d’un monde meurtri qui frémissait face à l’extension de l’État islamique. Durant d’interminables heures, notre salut commun semblait dépendre de la reprise par les YPG de chacune des ruelles et des quartiers de la ville. Qui s’en souvient ? Qui se soucie des idéaux de celles et ceux partis mourir au front ?

Ce livre permet également de poser des mots politiques sur la force collective qui soulève le peuple kurde. Il se peut que la lecture vous déroute et vous surprenne. J’espère qu’elle vous troublera autant que ce fut le cas pour moi, pourtant héritier d’une tradition révolutionnaire – quoique différente de celle d’Öcalan et sur laquelle j’avais mes propres idées arrêtées.

Ce qui est d’abord inattendu tient du fait qu’il s’agit moins de vérités édictées ou de recommandations psalmodiées que d’une réflexion énoncée à haute voix. À travers ces textes, Öcalan nous fait ouvertement part de ses questionnements et de sa maturation politique. Il livre in extenso le résultat de ses réflexions, sans détour, dans l’objectif de nous convaincre du bien-fondé de ses positions progressivement renouvelées dans le cadre d’une discussion ouverte sur l’Histoire et les grands enjeux en cours dans le monde. Le débat porte ici sur le temps long, autour de sujets éminemment stratégiques, tels la question nationale, l’État ou encore l’écologie et le féminisme. Quiconque prend soin de lire ces pages est frappé par l’accessibilité de son propos, dont le style direct permet d’entrer plus facilement dans le domaine d’une discussion resserrée et existentielle : comment bâtir effectivement une société affranchie des impasses du système actuel. Pour étayer ses réflexions, Öcalan s’emploie à rapporter toutes les considérations tactiques sur le terrain des objectifs fondamentaux. Ce qui englobe le choix de la lutte armée, car les armes ne suffisent pas dès lors qu’on entend construire et non pas seulement résister : « Le PKK a cru que la lutte armée suffirait à faire respecter les droits dont les Kurdes étaient privés. » Avant le fusil, il y a la politique et ses nombreuses hypothèses stratégiques, qui s’infirment ou se confirment selon des bilans pragmatiques.

Le « socialisme démocratique » dont se revendique Öcalan n’entend pas être classé au rayon des dogmes pétrifiés qui ont plombé, et plombent encore, certaines organisations qui se réclament d’un prétendu marxisme orthodoxe. Son idée du socialisme n’est pas figée : elle évolue, guidée par une pensée qui cherche à se remettre continuellement en cause. Dans ce cadre, Öcalan assume les réorientations radicales de son mouvement : dorénavant, « l’autodétermination ne passe pas par la création d’un État-nation kurde » mais par l’instauration d’une démocratie par « le bas », sorte « d’autogouvernance démocratique », ou « d’administration politique non étatique » : le confédéralisme démocratique. Ruptures dans la continuité et petites révolutions dans la grande. Car il s’agit à la fois d’un bouleversement majeur pour les positionnements traditionnels des luttes de libération nationale, mais aussi d’une bifurcation de taille dans les différentes ramifications du marxisme. Et pour cause : Öcalan se démarque dans un premier temps de l’idée prédominante d’État-nation qui fédère la plupart des mouvements populaires qui résistent au colonialisme, à l’oppression ou à l’occupation militaire. Ce précepte défend l’idée selon laquelle un peuple, privé de droits, s’il postule à l’existence démocratique, doit se constituer en nation et se doter pour cela d’un État propre. À l’État-nation, Öcalan oppose désormais le projet d’une « nation démocratique qui n’est pas définie par des drapeaux et des frontières » et qui « se fonde sur la démocratie et non des structures étatiques ». Car « l’État-nation », selon lui, « opprime et homogénéise la société en l’éloignant de la démocratie ». Il n’est donc pas la solution pour se libérer de la tyrannie car il fait aussi partie du problème.

Cette nouvelle stratégie pour le droit à l’autodétermination des peuples est-elle valable en tous lieux, en tout temps ? Öcalan ne nous le dit pas, mais le débat a le mérite d’être lancé. À ceux et celles qui mènent ces combats aux quatre coins du monde – et qui, eux aussi, ont notre solidarité – de discuter ou non de cette proposition. Toutefois, Öcalan provoque le débat au-delà de ces rangs dès lors qu’il prolonge son raisonnement et évoque la portée intrinsèquement bureaucratique de l’État. Ce faisant, il interpelle le mouvement ouvrier dans sa globalité. Car l’État n’est pas neutre, en effet : il est une « entité dont la structure est principalement militaire ». Il n’est donc pas la démocratie, mais son contraire. « Les États sont fondés sur la force, les démocraties se basent sur le consensus collectif. » Figure cristallisée de la « bureaucratie civile et militaire », l’État est « un État centralisé, aux attributs quasi divins, qui a totalement désarmé la société et monopolise l’usage de la force ». La caricature meurtrière du communisme que fut le socialisme bureaucratique dit « réellement existant » n’a pas fait que bannir et ôter des millions d’existences, elle a aussi défiguré et corrompu les idées au point de laisser penser que la position d’Öcalan relèverait d’une révision du marxisme, voire de sa négation.

Paradoxalement, les constats d’Öcalan sur le sujet renouent avec le fil originel d’un marxisme trop longtemps enfoui sous les décombres idéologiques du stalinisme. Car, il est difficile de ne pas entendre, ici, comme un écho lointain des intonations de Karl Marx qui analysait, dans un enthousiasme quasiment libertaire, la force propulsive de la Commune de Paris de 1871 (La Guerre civile en France). Une Commune décrite à l’époque par Marx comme étant la « forme politique enfin trouvée de l’émancipation », une démocratie authentique qui ne se contente pas de voir les manettes étatiques changer de mains, mais qui abolit au contraire les organes bureaucratiques et militaires de l’État. La Commune fut la « négation nette du Second empire », une « révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société », « ce boa constrictor qui enserre le corps vivant de la société civile ».

Le temps, l’espace et les circonstances éloignent, bien entendu, la Commune de Paris de 1871 du confédéralisme démocratique – appelé aussi « communaliste » – du Rojava de 2020. Il n’est donc pas question de calquer les expériences révolutionnaires entre elles ni de copier-coller les théories, mais de prêter une attention vive et particulière aux résonances de l’Histoire. Les fils invisibles qui relient les combats d’hier et d’aujourd’hui attendent toujours d’être tenus. Sur ce plan, l’internationalisme recouvre tout son sens. La viabilité, au Kurdistan, d’une société démocratique fondée sur l’implication populaire dans un cadre fédéral, multiculturel, multiethnique, sans hégémonie religieuse, tient aussi à l’action que nous menons ici. Et réciproquement. Nous pouvons et devons permettre aux forces locales de mener à bien leur combat en privant notamment tous leurs adversaires de la complicité, voire du soutien effectif, de nos gouvernants. Nous pouvons et devons exiger que le PKK soit retiré, une fois pour toutes, de la liste européenne des organisations considérées comme « terroristes ». Enfin, nous pouvons et devons réclamer la libération d’Abdullah Öcalan pour mettre fin à cette injustice et poursuivre ainsi le dialogue militant qu’il réclame par ses écrits, cette fois de vive voix.

2 réponses à « La révolution communaliste #2 »

  1. Khrys’presso du lundi 8 janvier 2024 – Framablog

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  2. Avatar de Janvier – Politique |
    Janvier – Politique |

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