Les barricades ont été enlevées et les pavés remplacés dans leur conception traditionnelle en arc de cercle le long des rues. Les affiches révolutionnaires sont toujours accrochées aux murs, mais elles se détériorent rapidement et nombre d’entre elles sont presque masquées par les tristes appels électoraux du Parti communiste et des gaullistes. Si vous cherchez des radicaux avec lesquels vous vous êtes liés d’amitié avant les événements de mai, beaucoup d’entre eux ont disparu. Dans la plupart des cas, ils se cachent et pas en prison. Porté sur les grands boulevards par le dernier flot de touristes estivaux, on commence à se demander si la réaction n’a pas complètement triomphé de l’esprit de révolution, jusqu’à ce que l’on rencontre ses premiers étudiants universitaires français.
Après avoir discuté pendant des heures avec plus d’une douzaine d’entre eux lors de mes premiers jours à Paris, une chose peut être dite avec certitude : ils ont l’intention de réessayer. Il n’y a aucune preuve de désespoir ou de malaise ; au contraire, une phrase sort de la bouche de chaque étudiant : « Attendez la prochaine fois… » « La prochaine fois » signifie généralement octobre, lorsque les universités et les lycées rouvrent.
Comme pour confirmer ces prédictions, des combats de rue éclatent depuis la veille du 14 juillet le long du boulevard Saint-Michel, de la place de Bastille et le long du boulevard Saint-Germain. Dans la nuit du 13 juillet, l’air au pied de Saint Michel était âcre par les gaz lacrymogènes et les CRS casqués, les « gendarmes » parcouraient le boulevard en formations serrées, arrêtant des personnes jusqu’à trois heures du matin. Sur la place de la Bastille, la foule, composée principalement de jeunes chômeurs, brandissait des drapeaux rouges et était soumise aux gaz et aux matraquages. Les drapeaux rouges n’avaient rien à voir avec les communistes, qui menaient leur propre manifestation du 14 juillet sur l’île de Saint-Louis, bureaucratiquement inconscients des affrontements sur leurs flancs.
La nuit suivante, des rixes réapparaissent près d’Odéon, le long de Saint-Germain, et les affrontements reprennent. Ils ont brûlé un drapeau tricolore en frappant dans leurs mains au rythme du calypso qui signifie « Ce/n’est/qu’un debut/continuons/le combat ! (« Ce n’est que le début. Continuons le combat ! ») Encore des gaz lacrymogènes, des matraquages, des escarmouches dans les rues, des arrestations. L’élan, l’enthousiasme, le courage et la fête de ces foules sont absolument contagieux. Vous savez désormais avec certitude que les gaullistes ont remporté une fausse victoire aux urnes. Le succès électoral du régime n’est qu’une chose faible comparée à cette ardeur révolutionnaire.
En regardant la France depuis l’Amérique, il est difficile de mesurer l’ampleur et l’intensité du mouvement de mai. Quelles qu’aient pu être les revendications initiales qui ont amené les étudiants dans la rue, elles ont depuis longtemps été transcendées par des objectifs d’un caractère extrêmement révolutionnaire. Ces objectifs représentent une rupture décisive par rapport aux exigences soulevées par les révolutionnaires « classiques » de l’histoire. Les révolutions du passé étaient centrées sur le « pain », c’est-à-dire sur la rareté, la survie et le besoin. Le soulèvement étudiant prend son point de départ dans une époque d’abondance potentielle. Ses appels réclament la liberté, la vie, le désir. Les murs de Paris, griffonnés de peinture noire et rouge, proclament des slogans enivrants comme :
« De l’imagination au pouvoir »
« La vie sans temps morts »
« La culture est l’inversion de la vie »
« La société est une fleur carnivore »
« Fin du travail »
« Créativité, spontanéité, vie »
À l’intérieur même de la Sorbonne, un slogan dessine le contour d’une grande alcôve classique au pied de l’escalier menant à l’auditorium principal. « Je prends mes désirs pour la réalité, car je crois en la réalité de mes désirs. » Les slogans de ce genre sont si nombreux qu’ils constituent le contenu de plusieurs livres récemment publiés. En effet, des livres sur Mai, des collections de photographies et d’affiches, des recueils de manifestes et de documents, un excellent bi-hebdomadaire, les Cahiers de Mai, qui fouille les détails du mouvement étudiant-ouvrier dans toute la France, de nouveaux périodiques comme L’Enragé et le fougueux , plus authentique L’Action, s’entassent sur les librairies et les kiosques. Le Magazine Littéraire, l’équivalent du Saturday Review en Amérique, a découvert les anarchistes et la couverture de son dernier numéro proclame « Les anarchistes, d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?
La fièvre de la lecture s’est emparée de la ville. Tout le monde achète ce matériel – en partie exploité de manière évidente par l’industrie de l’édition, mais en grande partie étonnamment bon et informatif. Les œuvres de Marcuse, pratiquement inconnues de la plupart des étudiants français jusqu’aux événements de mai, ont été présentées par la presse bourgeoise comme la principale « influence » intellectuelle de la révolte. Alors maintenant, il y a une soudaine ruée vers les traductions françaises de ses livres.
Le fait est bien sûr que les événements de mai sont passés d’un effet à une cause. Non seulement il s’agit d’événements à part entière, mais ils ont également accéléré le métabolisme social du pays tout entier, ajoutant ainsi une dynamique encore plus grande à la crise. Loin de clore cette phase remarquable du développement révolutionnaire de la France, ils ont ouvert une nouvelle ère d’espoir, de passion et de découverte de soi. Des millions de personnes en France ont été éveillées à un nouveau sentiment de pouvoir sur le système social, et pour un nombre incalculable, cet éveil révolutionnaire a convergé vers une résolution visant à aborder le conflit à un niveau encore plus avancé.
Le gouvernement le sait et a tenté d’empêcher la diffusion des informations sur la révolte. La presse n’a pas été touchée, mais les films retraçant les événements sont de facto interdits. La police recherche les images cinématographiques des événements tournées par des cameramen radicaux, et si elles sont trouvées, ces images seront sûrement confisquées. Les projections publiques sont interdites.
Le gouvernement a également interdit le Mouvement du 22 mars (le plus militant et le plus authentique des groupes étudiants issus des événements de mai), un certain nombre de groupes anarchistes, la JCR trotskyste (Jeunesse communiste révolutionnaire), les maoïstes et, curieusement, le FER (Fédération des étudiants révolutionnaires), un autre groupe trotskyste qui est aujourd’hui profondément détesté en raison de ses méthodes de manipulation bureaucratique et de ses efforts pour détourner les étudiants des combats de barricades vers des manifestations ordonnées.
Depuis les événements de mai, même si la répression n’a pas été dure. De violents passages à tabac ont eu lieu lors des premiers combats de rue sur les barricades et dans les prisons. Les articles de presse faisant état de brutalités policières, abondamment rapportés dans presque tous les journaux, ont grandement embarrassé le régime et une certaine retenue est désormais manifeste. Le travail de la police s’est principalement concentré sur la recherche de l’identité des « nouveaux » radicaux et sur les « nouveaux » mouvements qui ont contribué au soulèvement. Ayant soudain découvert une menace à son existence même, l’État s’empare de l’ensemble du corps étudiant, rassemblant des informations sur ses « dirigeants », sur les « fauteurs de troubles » et sur les « enragés ». Apparemment, ce sont ces personnes que la police prévoit de « récupérer » si ou quand la « prochaine fois » arrivera.
La futilité de cette enquête est évidente : « eux », les « dirigeants », sont partout. En cas de nouveau soulèvement, la police devrait arrêter la plupart des huit millions de jeunes français âgés de 16 à 21 ans – et pas seulement les étudiants qui ont initié le soulèvement, mais aussi les jeunes travailleurs qui ont dirigé le soulèvement, la grève générale et saisie des usines. Il faudrait pour cela changer les bases mêmes de la société française, voire dissoudre l’appareil d’État lui-même. Car ce que veulent aujourd’hui ces jeunes ne peut plus être satisfait par une voiture, une petite boîte en banlieue ou une carrière sûre dans une société bureaucratique et manipulée. Ce qu’ils veulent, selon les mots de Stephen Spender, c’est une révolution qui soit assimilée « à la spontanéité, à la participation, à la communication et à l’amour de la jeunesse ». Les relations nouvellement nouées entre étudiants et jeunes travailleurs « met en scène une lutte non pas tant entre les intérêts prolétariens et capitalistes qu’entre les forces de la vie et le poids mort et oppressif de la bourgeoisie. Ils sont contre la société de consommation, le paternalisme, la bureaucratie, les programmes impersonnels des partis et les hiérarchies statiques des partis. La révolution ne doit pas se figer. C’est la révolution permanente.
C’est cette révolution permanente – conçue non comme une formule sectaire mais comme une totalité, comme une révolution envahissant et changeant tous les aspects et tous les recoins de la vie – qui s’infiltre désormais à travers la France. La jeunesse française ne réclame pas la « prise du pouvoir », mais sa dissolution : elle ne réclame pas la conquête de « l’histoire », mais le droit de chaque individu à contrôler toutes les conditions de sa vie quotidienne.
« À ses débuts, l’Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l’État et de l’accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d’autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l’injustice, l’égoïsme absurde et l’oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l’Église chrétienne. C’est sur une lutte, engagée contre l’autorité, née au sein même de l’Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct.
Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation. L’affirmation — la conception d’une société libre, sans autorité, marchant à la conquête du bien-être matériel, intellectuel et moral — suivait de près la négation ; elle en faisait la contre-partie. Dans les écrits de Bakounine, aussi bien que dans ceux de Proudhon, et aussi de Stirner, on trouve des aperçus profonds sur les fondements historiques de l’idée anti-autoritaire, la part qu’elle a joué dans l’histoire, et celle qu’elle est appelée à jouer dans le développement futur de l’humanité.
« Point d’État », ou « point d’autorité », malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C’était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l’ensemble de la vie des sociétés, tout, — depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu’aux grands rapports des races par-dessus les Océans, — pouvait et devait être réformé, et serait nécessairement réformé, tôt ou tard, selon les grands principes de l’anarchie — la liberté pleine et entière de l’individu, les groupements naturels et temporaires, la solidarité, passée à l’état d’habitude sociale.
Voilà pourquoi l’idée anarchiste apparut du coup grande, rayonnante, capable d’entraîner et d’enflammer les meilleurs esprits de l’époque.
Disons le mot, elle était philosophique.
Aujourd’hui on rit de la philosophie. On n’en riait cependant pas du temps du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui, en mettant la philosophie à la portée de tout le monde et en invitant tout le monde à acquérir des notions générales de toutes choses, faisait une œuvre révolutionnaire, dont on retrouve les traces, et dans le soulèvement des campagnes, et dans les grandes villes de 1793, et dans l’entrain passionné des volontaires de la Révolution. À cette époque là, les affameurs redoutaient la philosophie.
Mais les curés et les gens d’affaires, aidés des philosophes universitaires allemands, au jargon incompréhensible, ont parfaitement réussi à rendre la philosophie inutile, sinon ridicule. Les curés et leurs adeptes ont tant dit que la philosophie c’est de la bêtise, que les athées ont fini par y croire. Et les affairistes bourgeois, — les opportunards blancs, bleus et rouges — ont tant ri du philosophe que les hommes sincères s’y sont laissé prendre. Quel tripoteur de la Bourse, quel Thiers, quel Napoléon, quel Gambetta ne l’ont-ils pas répété, pour mieux faire leurs affaires ! Aussi, la philosophie est passablement en mépris aujourd’hui.
Eh bien, quoi qu’en disent les curés, les gens d’affaires et ceux qui répètent ce qu’ils ont appris, l’Anarchie fut comprise par ses fondateurs comme une grande idée philosophique. Elle est, en effet, plus qu’un simple mobile de telle ou telle autre action. Elle est un grand principe philosophique. Elle est une vue d’ensemble qui résulte de la compréhension vraie des faits sociaux, du passé historique de l’humanité, des vraies causes du progrès ancien et moderne. Une conception que l’on ne peut accepter sans sentir se modifier toutes nos appréciations, grandes ou petites, des grands phénomènes sociaux, comme des petits rapports entre nous tous dans notre vie quotidienne.
Elle est un principe de lutte de tous les jours. Et si elle est un principe puissant dans cette lutte, c’est qu’elle résume les aspirations profondes des masses, un principe, faussé par la science étatiste et foulé aux pieds par les oppresseurs, mais toujours vivant et actif, toujours créant le progrès, malgré et contre tous les oppresseurs.
Elle exprime une idée qui, de tout temps, depuis qu’il y a des sociétés, a cherché à modifier les rapports mutuels, et un jour les transformera, depuis ceux qui s’établissent entre hommes renfermés dans la même habitation, jusqu’à ceux qui pensent s’établir en groupements internationaux.
Un principe, enfin, qui demande la reconstruction entière de toute la science, physique, naturelle et sociale.
⁂ ⁂
Ce côté positif, reconstructeur de l’Anarchie n’a cessé de se développer. Et aujourd’hui, l’Anarchie a à porter sur ses épaules un fardeau autrement grand que celui qui se présentait à ses débuts.
Ce n’est plus une simple lutte contre des camarades d’atelier qui se sont arrogé une autorité quelconque dans un groupement ouvrier. Ce n’est plus une simple lutte contre des chefs que l’on s’était donné autrefois, ni même une simple lutte contre un patron, un juge ou un gendarme.
C’est tout cela, sans doute, car sans la lutte de tous les jours — à quoi bon s’appeler révolutionnaire ? L’idée et l’action sont inséparables, si l’idée a eu prise sur l’individu ; et sans action, l’idée même s’étiole.
Mais c’est encore bien plus que cela. C’est la lutte entre deux grands principes qui, de tout temps, se sont trouvés aux prises dans la Société, le principe de liberté et celui de coercition : deux principes, qui en ce moment même, vont de nouveau engager une lutte suprême, pour arriver nécessairement à un nouveau triomphe du principe libertaire.
Regardez autour de vous. Qu’en est-il resté de tous les partis qui se sont annoncés autrefois comme partis éminemment révolutionnaires ? — Deux partis seulement sont en présence : le parti de la coercition et le parti de la liberté ; Les Anarchistes, et, contre eux, — tous les autres partis, quelle qu’en soit l’étiquette.
C’est que contre tous ces partis, les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté. Tous les autres se targuent de rendre l’humanité heureuse en changeant, ou en adoucissant la forme du fouet. S’ils crient « à bas la corde de chanvre du gibet », c’est pour la remplacer par le cordon de soie, appliqué sur le dos. Sans fouet, sans coercition, d’une sorte ou d’une autre, — sans le fouet du salaire et de la faim, sans celui du juge et du gendarme, sans celui de la punition sous une forme ou sur une autre, — ils ne peuvent concevoir la société. Seuls, nous osons affirmer que punition, gendarme, juge, faim et salaire n’ont jamais été, et ne seront jamais un élément de progrès ; et que sous un régime qui reconnaît ces instruments de coercition, si progrès il y a, le progrès est acquis contre ces instruments, et non pas par eux.
Voilà la lutte que nous engageons. Et quel jeune cœur honnête ne battra-t-il pas à l’idée que lui aussi peut venir prendre part à cette lutte, et revendiquer contre toutes les minorités d’oppresseurs la plus belle part de l’homme, celle qui a fait tous les progrès qui nous entourent et qui, malgré celà, pour cela même fut toujours foulée aux pieds !
— Mais ce n’est pas tout.
Depuis que la division entre le parti de la liberté et le parti de la coercition devient de plus en plus prononcée, celui-ci se cramponne de plus en plus aux formes mourantes du passé.
Il sait qu’il a devant lui un principe puissant, capable de donner une force irrésistible à la révolution, si un jour il est bien compris par les masses. Et il travaille à s’emparer de chacun des courants qui forment ensemble le grand courant révolutionnaire. Il met la main sur la pensée communaliste qui s’annonce en France et en Angleterre. Il cherche à s’emparer de la révolte ouvrière contre le patronat qui se produit dans le monde entier.
Et, au lieu de trouver dans les socialistes moins avancés que nous des auxiliaires, nous trouvons en eux, dans ces deux directions, un adversaire adroit, s’appuyant sur toute la force des préjugés acquis, qui fait dévier le socialisme dans des voies de traverse et qui finira par effacer jusqu’au sens socialiste du mouvement ouvrier, si les travailleurs ne s’en aperçoivent à temps et n’abandonnent pas leurs chefs d’opinion actuels.
L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions.
Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à la science, car par cela, il aidera à remodeler les idées : il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie, et il aidera à ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.
Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre oppresseurs et préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter.
Il a à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires, les mouvements nés comme révolte contre l’oppression du Capital et de l’État.
Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, à deviner par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métier, soit territoriaux et locaux, pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité des gouvernements et des affameurs.
La grandeur de la tâche à accomplir n’est-elle pas la meilleure inspiration pour l’homme qui se sent la force de lutter ? N’est-elle pas aussi le meilleur moyen pour apprécier chaque fait séparé qui se produit dans le courant de la grande lutte que nous avons à soutenir ? »
Pierre Kropotkine, les Temps Nouveaux, N° 67, 1913
Le macronisme a encore plus que les autres droites brouillé la réalité et les repères à force de mensonges, de n’importe quoi et d’inversion du réel. Des méthodes typiques de régime totalitaire qui (em)brouillent les esprits afin de mieux avoir le champ libre pour les pires politiques antisociales et antidémocratiques.
C’est là qu’on peut citer la fameuse parole de la philosophe Hannah Arendt :
Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et, avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu’il vous plaît.
Note : à notre époque la perte de la capacité de penser par soi-même est renforcée par les sollicitations continues des réseaux internet et de leurs messages médiatiques simplistes/orientés choisis par des algorithmes, l’isolement et le cloisonnement social qui diminuent les temps d’échanges et de débats interindividuels.
Voici quelques élements de rééquilibrage intellectuel (graphismes publiés par CND) :Le paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominantsLe paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominantsLe paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominantsLe paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominantsLe paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominantsLe paysage politique réel / le paysage politique dans les médias dominants
Que pouvons-nous dire face à la situation présente en France, similaire à ce qui se passe en nombre d’autres pays, et face à son complet brouillage du sens et à son extraordinaire confusion ?
À peu près tout est faux dans le triste spectacle qui nous est offert actuellement. Vouloir prendre place là-dedans, c’est obligatoirement donner caution à une forme quelconque du mensonge, participer de sa prolongation ad nauseam, tomber dans le piège de représentations qui nous sont étrangères et surtout renoncer à ce qui donne véritablement sens à notre action.
L’autrice Kristin Ross voit dans de nombreuses luttes actuelles la réactivation de l’idéal d’auto-détermination et de participation hérité de la Commune. La répression des ZAD et du mouvement écologiste s’explique alors par la peur de l’État de voir son autorité remise en question, et que la terre, se soulevant, ne nourrisse toutes les luttes.
Ces derniers mois, une répression politique particulièrement brutale (armes de guerre déployées contre les manifestants anti-bassines, dissolution des Soulèvements de la Terre) s’abat sur les militants écologistes. Comment interprétez-vous ce tournant autoritaire ?
La brutalité policière dont j’ai été témoin à Sainte-Soline, je l’avais déjà vécue auparavant, lors de certains assauts policiers sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où des grenades avaient également été utilisées. Le même type d’utilisation indiscriminée d’armes de guerre par les forces de police s’est produit, par exemple, en 2018 à Nantes, après l’évacuation de la ZAD par les militaires. Dans ce cas, c’est toute la ville de Nantes qui a été gazée – des parents qui allaient chercher leurs enfants à l’école, des touristes au hasard. Et n’oubliez pas que les Gilets jaunes ont été victimes de violences policières ciblées qui ont fait de nombreux blessés graves. Ce type de répression policière n’est donc pas un phénomène nouveau.
Article issu de notre numéro 59 « Sabotage : on se soulève et on casse ? », disponible sur notre boutique.
Quels sont les points communs entre tous ces mouvements victimes de répression ?
Tous les mouvements émancipateurs ont été et seront confrontés à la répression militaire et policière, qu’il s’agisse de la Commune de Paris, de la longue lutte pour les droits civiques aux États-Unis ou de la rébellion zapatiste au Mexique. À l’heure actuelle, un mouvement écologiste militant comme les Soulèvements de la Terre constitue le mouvement émancipateur le plus visible en France. Il faut souligner cette visibilité comme tactique : le caractère hautement public de leurs actions et de leur mise en scène dramatique.
C’est cette visibilité – un peu comme la devise obsédante des Gilets jaunes, « on est là » – qui a déclenché l’ire du gouvernement et généré le degré de violence de la répression à leur encontre. Le 25 mars 2023, 30 000 personnes venues de toute la France et d’ailleurs se sont frayé un chemin à travers les champs de Sainte-Soline pour protester contre le stockage et la privatisation de l’eau par l’agro-industrie. Ce n’est pas rien. Surtout quand la grande majorité des manifestants ne savait probablement pas ce qu’était une méga-bassine il y a 18 mois.
L’ampleur de la mobilisation à Sainte-Soline explique l’état de panique dans lequel s’est retrouvé le gouvernement, car elle montre à quel point les Soulèvements de la Terre ont réussi à faire de l’éducation politique, à créer une conviction partagée et une perception commune en très peu de temps. Elle montre que les gens sont prêts à manifester publiquement leur colère contre les crimes commis par les grandes industries dans les campagnes.
Est-ce le signe d’un gouvernement aux abois ou, au contraire, d’un État qui montrerait sa vraie nature ?
Juste après le 25 mars, l’historien Christophe Bonneuil a écrit une très bonne analyse dans Reporterre sur les violences policières qui ont eu lieu à Sainte-Soline ; il a commencé par poser la question de savoir pourquoi le gouvernement était prêt à faire la guerre à ses propres citoyens pour protéger un trou dans le sol. Il situe d’abord la violence gouvernementale dans le contexte de la réforme des retraites et de la nécessité de présenter une force d’opposition à toute épreuve face aux manifestations dans les villes. En outre, le gouvernement doublait du même coup son soutien inconditionnel à l’agriculture productiviste. En fin de compte, conclut-il, le gouvernement apparaît disposé à tuer ses propres citoyens quand l’ordre social injuste produit par le capitalisme se retrouve sérieusement menacé.
Les forces de l’ordre se moquent de la multiplication du nombre d’études et de rapports sur la destruction des mondes vivants par le capitalisme.
Mais j’ajouterais un facteur supplémentaire à l’analyse de Christophe Bonneuil en ce qui concerne la panique du gouvernement et sa volonté d’aller jusqu’au meurtre pour empêcher que de plus en plus de personnes soient prêtes à exprimer publiquement leur colère. Les forces de l’ordre se moquent de la multiplication du nombre d’études et de rapports sur la destruction des mondes vivants par le capitalisme. Ce ne sont pas les statistiques, les données et les tables rondes universitaires sur les crises écologiques qui les embarrassent. En revanche, que 30 000 personnes soient prêtes à manifester dans la campagne poitevine contre les méga-bassines, ça c’est une donnée qui leur parle et qui les dérange.
Dans votre dernier ouvrage, vous racontez en détails votre « rencontre » avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Vous avez semblé voir dans ce lieu et chez ceux qui y vivent comme un « air de famille » avec la Commune de Paris. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
« Air de famille » n’est pas tout à fait le terme adéquat. Il n’y a rien de génétique ou de familial dans la relation entre la Commune de Paris et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Je ne dis pas que Notre-Dame-des-Landes est l’héritière ou la réincarnation de la Commune de Paris. Je dis que la Commune et Notre-Dame-des-Landes sont chacune des manifestations d’une formation sociale, d’un mode de vie qui s’épanouit lorsque l’État recule ou est contourné et auquel on peut donner le nom de « commune ». C’est à la fois un mouvement et un territoire partagés en commun : c’est un mouvement politique qui est aussi l’élaboration collective d’un mode de vie désiré, les moyens devenant la fin.
La forme-Commune ne se manifeste pas de la même manière à travers le temps ou les clivages régionaux ou nationaux. Ce n’est pas une abstraction. Le même terme a été donné historiquement aux formations urbaines bourgeoises du Moyen Âge européen, aux communautés paysannes agricoles dans les campagnes du monde entier, à l’aspect le plus radicalement démocratique de la Révolution française, aux désirs qui fleurissaient dans les clubs ouvriers de Paris et d’autres villes françaises à la fin du Second Empire – désirs d’un monde construit sur l’association et la coopération qui ont donné naissance à la Commune de Paris. Ces deux dernières pratiques, l’association et la coopération, ainsi qu’une troisième – la participation – sont les mots d’ordre de la forme-Commune.
L’une des principales caractéristiques de la forme-Commune, dites-vous, est aussi le soin qu’elle met à réinventer la vie quotidienne…
Étymologiquement, le mot « commune » signifie simplement « association », « partage d’intérêts ». Il ne s’agit donc pas tant de gouverner que de travailler ensemble autour de préoccupations communes, assez pragmatiques, comme celles que recouvre l’idée de subsistance. L’échelle de la vie dans la forme communale est telle que, selon les mots de William Morris, le plus grand défenseur britannique de la mémoire de la Commune de Paris, «on peut prendre plaisir à tous les détails de la vie ». L’accent n’est pas tant mis sur la petitesse que sur une échelle appropriée pour permettre le démantèlement de la bureaucratie et son remplacement par une participation pleine et entière.
Les idées de Morris sur la participation font écho au seul document officiel, presque « programmatique » publié pendant la Commune de Paris : la Déclaration au peuple français du 19 avril 1871. Celle-ci proclame « l’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées [et] la libre défense de leurs intérêts ». S’intéresser (et être responsable) des détails matériels de la vie quotidienne – son travail, ses matériaux, ses processus, ce que nous appelons la subsistance – était pour Morris ce qui constituait le bonheur.
Reconstruire un monde post-productionniste sur le modèle de la Commune signifie, selon ses termes, redécouvrir que « le vrai secret du bonheur est dans l’intérêt qu’on prend à tous les détails de la vie quotidienne et dans leur élévation par l’art, au lieu d’en confier la réalisation à des tâcherons déconsidérés ». Les communes sont une réappropriation collective de l’espace et du temps, non pas dans le sens d’une possession mais plutôt dans le sens d’une création.
La forme-Commune se distingue donc par son caractère inachevé et dynamique… Est-ce d’ailleurs pour cette raison qu’on ne peut pas qualifier la forme-Commune de « concept » ?
La forme implique un engagement à rester ouvert à l’improvisation collective et à la confrontation créative avec la situation présente – une situation toujours changeante. La transmutabilité de la forme-Commune a tout à voir avec la particularité de la situation locale (son histoire, les besoins des personnes et des autres êtres vivants qui y habitent, etc.) et des individus qui composent chaque commune. Lorsque les ouvriers parisiens ont formé une Commune en 1871, la solidarité qui les unissait était fondée sur leurs quartiers partagés et la reconnaissance qu’ils avaient de leurs intérêts communs en tant qu’ouvriers, sans distinction de nationalité, d’origine ou de métier.
Lorsque des paysans, des squatteurs, des commerçants, des élus, des anarchistes, des naturalistes et d’autres groupes et individus différents se sont associés pour créer une « zone à défendre » à Notre-Dame-des-Landes, ils ont créé et maintenu une forme de soli-darité très différente, qui a fait converger une énorme diversité de personnes et d’intérêts. Pourtant, ces personnes partageaient un ennemi commun, « l’aéroport et son monde », et ils savaient, avec Kropotkine (lire ci-dessous), que la solidarité n’est pas une émotion ou un sentiment, mais plutôt une stratégie révolutionnaire, et même la stratégie la plus importante à notre disposition.
Pierre Kropotkine (1842-1921) est un philosophe et scientifique russe, surnommé « prince anarchiste » en raison de son ascendance noble. Il est considéré comme le fondateur du communisme libertaire, mais fut aussi un anthropologue et zoologue hors pair, à qui l’on doit un ouvrage majeur, L’Entraide, un facteur de l’évolution, résolument hostile aux interprétations du darwinisme qui ne retiennent que la compétition entre espèces – humains compris.
Comment se prémunir de l’isolement de la ZAD ? Par exemple, à Notre-Dame-des-Landes en 2018, une victoire a été remportée grâce à l’annulation de la construction de l’aéroport : l’absence de lutte locale forte et existentielle à mener ne condamne-t-elle pas la ZAD à se normaliser ou, au contraire, à s’isoler du reste du monde, à former un monde égalitaire autonome et clos sur lui-même, comme le redoutaient d’ailleurs Kropotkine et Élisée Reclus ?
Personne n’est peut-être plus conscient des dangers de l’isolement ou du repli sur soi que les occupants eux-mêmes. L’une des qualités les plus inébranlables de Notre-Dame-des-Landes est justement son ouverture sur le monde : son implication dans des luttes autres que la sienne ; sa volonté d’être conviviale et d’accueillir les milliers de personnes qui voulaient s’y rendre ou qui se joignaient aux manifestations ; les liens et canaux de communication tissés et maintenus avec divers soutiens à travers la France et au-delà ; les flux de personnes, d’amis, de légumes et d’idées entre la ZAD et les villes voisines, telles que Rennes et Nantes…
Après la victoire sur l’aéroport, le danger de l’isolement était peut-être à son comble, car l’ennemi, bien que toujours présent, était désormais moins perceptible. La lutte avait été menée contre « l’aéroport et son monde » mais, maintenant que l’aéroport avait disparu, comment poursuivre la lutte contre ce « monde », c’est-à-dire comment lutter pour interrompre, voire mettre fin à la destruction des mondes vivants par le capitalisme ?
La Commune et Notre-Dame-des-Landes sont chacune des manifestations d’une formation sociale, d’un mode de vie qui s’épanouit lorsque l’État recule ou est contourné.
L’initiative « Cagette des terres », qui utilisait la nourriture produite collectivement sur la ZAD pour nourrir les postiers en grève, les squats de migrants et d’autres luttes dans la région nantaise, a été l’une des premières réponses. La Cagette a utilisé des pratiques dont les racines remontent à la Commune de Nantes, entre mai et juin 1968 (lire ci-dessous). Au-delà du simple objectif de faire perdurer les mouvements au niveau du quotidien et de la subsistance, l’objectif de la Cagette était précisément de renforcer les liens entre villes et campagnes, de renforcer plus généralement la circulation entre les luttes, et au-delà, d’expérimenter d’autres formes de distribution alimentaire que celles dictées par l’économie capitaliste.
Et puis, bien sûr, la création des Soulèvements de la Terre constitue une autre réponse au risque de l’isolement : en amplifiant les luttes écologiques locales dans toute la France, ce danger immédiat a été plus que renversé, la ZAD originelle se trouvant pour ainsi dire « défétichisée », moins centrale dans une lutte qui cherche à relier, comme l’a dit un membre des Soulèvements de la Terre, « la terre des paysans à la planète des écologistes ».
Commune de Nantes : En 1968, la ville de Nantes doit faire face à l’effondrement des services publics pendant la grève générale. Une administration parallèle et autogérée se met alors en place pour satisfaire les besoins élémentaires de la ville, notamment des réseaux de coopération et de ravitaillement entre les paysans de la campagne nantaise et les grévistes. Une manière de se réapproprier le quotidien en dehors des méthodes de distribution capitalistes, juge Kristin Ross, qui consacre à cette expérience un chapitre entier de La forme-Commune. La lutte comme manière d’habiter (La Fabrique, mai 2023).
Les grandes villes se distinguent aujourd’hui par leur très faible autonomie alimentaire et par le fait d’avoir rompu les chaînes métaboliques (Marx) qui les liaient au reste du territoire. Est-ce à dire qu’elles ont du même coup perdu leur possibilité de devenir des formes-Commune ? Pour le dire autrement : la Commune de Paris serait-elle possible aujourd’hui à Paris ?
Il y a certainement eu une forme d’inconscient communal qui s’est réveillé dans de nombreuses grandes villes à travers le monde – d’Athènes à Montréal, de Madrid à Tunis – à partir de 2011 pendant le « Mouvement des places » (lire ci-dessous). Dans de nombreuses villes, les habitants se sont approprié, ont occupé et rendu « publics » des espaces urbains qui étaient jusqu’alors considérés comme privés. Ce qui s’est passé à Paris un peu plus tard donne une idée des difficultés rencontrées dans les situations urbaines, qui sont par définition plus surveillées par les forces de l’ordre que les situations rurales, en partie à cause de la valeur exagérée des biens immobiliers concernés. Même à New York, à proximité de Wall Street, bastion du pouvoir capitaliste, les occupants du parc Zuccotti ont réussi à dormir dehors et à poursuivre leurs expérimentations pendant plusieurs semaines. En revanche, à Paris, lors de Nuit Debout, les occupants ont été expulsés de la place de la République chaque nuit et contraints de reconstruire leurs structures chaque matin !
Henri Lefebvre, dont les travaux inspirent une grande partie de ma réflexion dans ce livre, estimait que les individus et les groupes ne pouvaient se constituer en sujets politiques que s’ils s’appropriaient un espace – à la fois physique et social – qu’ils créaient ensemble et qu’ils géraient pour eux-mêmes. Pour ceux qui ont besoin d’une définition pratique de la forme-Commune, c’est une très bonne définition. L’un de ses exemples est celui des favelas de Rio de Janeiro. Un exemple que j’aborde dans mon livre, c’est la manière dont le Black Panther Party, dans des villes comme Détroit et Oakland dans les années 1960, a effectivement transformé les quartiers noirs en communes-en-acte.
Ce que toutes ces situations urbaines ont en commun, cependant, c’est que les espaces appropriés en question sont des sous–sections de l’espace urbain – quartiers, places, parcs –, et non la ville dans son ensemble. Ce que cela me suggère, c’est que l’échelle est probablement un facteur plus important que toute différence entre les situations rurales et urbaines – comme je l’ai mentionné plus tôt, l’échelle de l’appropriation devrait être telle que la bureau-cratie puisse être remplacée par une participation totale.
Le Mouvement des places, aussi appelé Mouvement des Indignés en référence au livre Indignez-vous ! écrit par Stéphane Hessel, est une série de manifestations et d’occupations qui débute en Espagne le 15 mai 2011 pour réclamer une « démocratie réelle », dans un contexte de mesures austéritaires consécutives à la crise des subprimes de 2007-2008 et de défiance vis-à-vis de la classe politique. D’autres mobilisations similaires se déclarent en Grèce, au Royaume-Uni et aux États-Unis (mouvement Occupy) dans les mois qui suivent.
Vous dites que les Soulèvements de la Terre sont la « forme-Commune de notre temps », car ils ont réussi à nouer des alliances inédites entre « autonomes », paysans et groupes écologistes… Ne peut-on pas regretter dans cette liste l’absence des mondes ouvriers ? Le Larzac et les Lip (lire ci-contre), par exemple, avaient réussi à unir leurs forces…
Qu’est-ce qu’un paysan si ce n’est un travailleur ? Votre question suggère que le travail ne se produit qu’en milieu urbain ou dans les usines. Après tout, l’agro-industrie est l’une des forces industrielles les plus importantes au monde. Et qu’en est-il de l’espace domestique de la famille où la femme au foyer effectue son travail non rémunéré – ne s’agit-il pas là aussi d’un « monde ouvrier » ? Combien des 30 000 personnes présentes à Sainte-Soline pourraient bien être issues de ce que vous invoquez lorsque vous parlez du « monde ouvrier » ? Comment le saurions–nous ? Le travail et les frontières du monde ouvrier sont beaucoup plus poreux qu’autrefois, même si le stéréotype de l’ouvrier masculin est toujours présent à l’esprit.
Le gouvernement apparaît disposé à tuer ses propres citoyens quand l’ordre social injuste produit par le capitalisme se retrouve sérieusement menacé.
Et ce n’est pas vraiment dans les années 1970 que le Larzac et Lip ont réussi à unir leurs forces, à part quelques moments symboliques comme lorsque 200 ouvriers de Lip se sont joints à des milliers d’autres visiteurs pour un rassemblement au Larzac, en 1971, je crois. Même à cette époque, « le mariage entre Lip et le Larzac » – l’expression est de Bernard Lambert – était plus de l’ordre de l’aspiration, du désir que de la réalité. L’une des raisons pour lesquelles je consacre de nombreuses pages du livre à Lambert est qu’il a réussi à réaliser ce mariage au niveau de la théorie – en d’autres termes, il a été le premier à montrer que, face à la modernité capitaliste, l’ouvrier agricole rural et l’ouvrier d’usine urbain occupaient précisément la même position structurelle. Ce faisant, il élargissait la perception que les citadins avaient du « monde ouvrier » pour y inclure le travail et la situation des travailleurs auxquels ils n’avaient pas songé (et auxquels ils restent encore aveugles aujourd’hui), jetant les bases de nouvelles alliances et solidarités, et plaidant en faveur d’une véritable auto-nomie régionale, d’une décolonisation des provinces.
L’usine Lip est une manufacture horlogère de Besançon qui entre en grève à partir de 1973 contre un plan de licenciement. Inspirée des méthodes de Mai 68, la lutte s’achemine rapidement vers une organisation autogestionnaire, les ouvriers grévistes produisant des montres et se payant lors de « ventes sauvages » destinées à écouler la production.
Vous opérez un retournement du stigmate intéressant : selon vous, le paysan, par son ancrage territorial, l’économie de subsistance qui le fait vivre, son autonomie alimentaire, porte en lui la négation même de la logique capitaliste…
Dans le livre de Lambert, Les Paysans dans la lutte des classes, la figure du paysan surgit à mon avis comme un nouveau sujet politique, fonctionnant de la même manière que la « femme » dans Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ou le « colonisé » pour Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre. Il est important de comprendre que je ne parle pas des paysans au sens propre, dans le sens de l’entité sociologique numériquement en déclin – une population dont les membres peuvent être comptés – mais plutôt du paysan en tant que figure.
De la même manière que la forme-Commune ne peut être définie de manière définitive en raison de l’histoire de ses manifestations spécifiques en constante évolution à travers le monde, le nom de « paysan » a été donné au fil du temps à de grands propriétaires terriens, à de petits agriculteurs de subsistance et à des travailleurs agricoles sans terre. Et même parfois élargi à toute personne qui n’habitait pas en ville ! Pour ma part, la figure du paysan est associée à l’enracinement dans la terre, à la cyclicité du travail et des activités, à un mode de raisonnement essentiellement social plutôt qu’économique et, surtout, à une économie de subsistance qui n’est pas subordonnée à des relations de marché. C’est la situation du paysan, physiquement bien sûr, mais aussi temporellement, qui m’intéresse.
On reproche régulièrement aux paysans d’être en décalage avec la modernité, ils sont considérés comme des forces de la tradition, voire du conservatisme. Mais ce conservatisme est à double tranchant, et il est souvent la marque de l’entêtement et de la résilience qu’il faut pour défendre coûte que coûte un mode de vie (« la ferme familiale ») constamment menacé par les forces de la modernisation capitaliste. La dimension anachronique du paysan est ce qui fait la force de la figure : en décalage avec leur époque, les paysans ne sont pas seulement des figurations d’un passé mais aussi, potentiellement, d’un futur possible. Tout cela fait du paysan, à l’instar de la forme–Commune, une sorte de dépositaire précieux de modes de vie archaïques et pré–capitalistes qui méritent d’être revivifiés et pris en compte alors que nous commençons à construire un monde post-productiviste.
Biographie
Kristin Ross est une essayiste américaine, autrice de plusieurs ouvrages sur la culture et l’histoire politique françaises. Elle a notamment publié L’Imaginaire de la Commune (2015), Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale (2013), Rouler plus vite, laver plus blanc (2006), et Mai 68 et ses vies ultérieures (2005).